Quand il eut dépassé le dernier pilier de l'église, un spectacle qu'il n'avait pas coutume de voir s'offrit à ses yeux, comme par magie. Figurez-vous un paysage de Berghem, ou plutôt une fête de Téniers; enfin cherchez dans vos souvenirs une Gaîté flamande avec tous ses décors champêtres, sa joie naïve, son entrain bruyant, son laisser aller pittoresque, et vous aurez quelqu'idée de la surprise du vieux curé de l'austère cathédrale de Presbourg. Du premier coup-d'œil, il entrevit à travers les vieux ormes, au-dessus d'une pelouse des plus verdoyantes, son neveu Jean-Noë Grétry, qui, juché sur un tonneau, jouait du violon à faire perdre la tête aux Flamandes les plus rebelles. Toute la florissante jeunesse du pays dansait bruyamment autour de lui; il y avait même çà et là quelques femmes sur le retour et quelques amoureux surannés qui oubliaient leur âge dans les entrechats grotesques. Rien de plus animé, rien de plus gai, rien de plus amoureux que ce spectacle; mais là n'était pas tout le tableau. Devant la chaumière, tout à la fois coquette et rustique, du joueur de violon, chaumière qui était, toute la semaine, la demeure d'un petit fermier, et qui devenait le dimanche la maison des buveurs, se trouvait éparse une demi-douzaine de tables où les danseurs venaient tour à tour vider une pinte de bière, et par ci par là couper une tranche de jambon. Dans la salle de la chaumière, les graves ivrognes du village jouaient aux cartes en devisant du temps passé; dans le lointain, le patre de Blegnez, qui voulait aussi être de la fête, jouait de la cornemuse, tout en ramenant aux étables ses vaches brunes et ses taureaux mugissans; le coucou jetait çà et là son chant railleur, le bouvreuil son chant mélancolique; le ciel était assez bleu pour un ciel flamand; le soleil à son déclin semblait sourire à toutes ces joies rustiques; la prairie répandait au gré du vent les parfums de ses herbes fleuries; en vérité, rien ne manquait au tableau. Je pourrais mieux vous dépeindre les folâtreries de la danse et les rires olympiens des buveurs, mais votre imagination est plus riche que ma plume. Je reviens à mon vieux curé. J'oubliais : entre la grange et un vieux chêne de la haie, au-dessus d'une belle luzerne qui venait d'être fauchée, se trouvait une escarpolette tout enjolivée de rubans et de bouquets. Au passage du chanoine, une jolie fille de seize à dix-sept ans s'y laissait balancer par un jeune gars endimanché, qui avait l'air d'y regarder à deux fois. M. le curé passa vite en baissant les yeux; mais tout curé qu'il était, il avait baissé les yeux un peu trop tard. - Mon Dieu, mon Dieu! marmota-t-il entre ses dents. Il avança toujours en se recommandant au Seigneur; il se glissa en tapinois le long de la grange et arriva presque à l'improviste, pendant une contredanse, à la porte de sa nièce bien-aimée. Il y avait bien: dix ans que: Me Dieudonné Campinado s'était laissée enlever avec assez de bonne, volonté par Jean-Noë Grétry, dont elle avait suivi avec une sainte résignation la fortune aventureuse. Ils s'étaient mariés par-devant Dieu et par-devant notaire; mais, malgré le mariage, la famille Campinado avait à peine pardonné aux jeunes époux, Le vieux curé, qui voulait par→ donner avant de mourrir, s'était arrêté dans cette pensée au village de Blegnez. Cependant tout ce qu'il venait de voir amortissait un peu ses désirs d'absolution. Au moment où il allait franchir le seuil de la chaumière, sa nièce, qu'il avait vue autrefois la plus timide et la plus sainte des filles de son chapitre, sortit tout à coup dans un déshabillé très joli, mais très profane, avec une pinte de bière a chaque main et un refrain de chanson à la bouche. A la vue de son vieil oncle, elle laissa tomber les deux pintes de bière, mais elle retint le dernier mot de la chanson. Ah! mon oncle! s'écria-t-elle. Noé, Noé, viens done embrasser notre oncle! Et disant cela, elle se jetait tout éperdue. dans les bras du vieux curé. Le joueur de violon, malgré son goût pour la musique et pour la danse, abandonna à l'instant ses danseurs et son violon..- Ah! mon cher enfant, lui dit le curé, dans quel enfer vivez-vous! - - Ma foi, dit Noé, s'il y avait une aussi belle joie en enfer, vous perdriez votre latin, mon oncle. Mais vous allez boire une petite pinte de bière, n'est-ce pas? Qu'ai-je dit? de la bière! j'oubliais que je parle à un curé. Ma femme, descendez vite au fond de la cave; il nous reste quelques bouteilles pour les grands jours, et n'est-ce pas aujourd'hui un grand jour ? L'oncle allait se plaindre sans doute, quand une douzaine de danseurs, ne sachant plus que faire et d'ailleurs.entraînés par la curiosité, s'avancèrent bruyamment à la porte de la chaumière. Mon Dieu! mon Dieu! murmura le curé, je ne suis donc pas au bout. Ah çà, mon. sieur mon neveu, j'espère au moins que je ne serai pas contraint de danser avec vous tout à l'heure, -Allez, allez, mon oncle, le bon Dieu ne s'en plaindrait pas; mais que vos jambes soient sans inquiétude. Pour vous prouver mème ma bonne volonté, je vous céderai ma place, où vous pourrez tout à votre aise faire un sermon à nos jeunes filles; ce sera une autre chanson, et je ne réponds pas d'un grand nombre de convertis. En attendant, buvons un coup et saluons ce beau soleil couchant. La femme du joueur de violon venait d'apporter, avec une grace charmante, une bouteille ensablée et des verres. Noé fit sauter le bouchon en homme bien entendu; il versa à boire avec beaucoup de laisser aller, et, bon gré mal gré, il fallut bien que le vieux curé but coup sur coup deux verres d'un petit vin clair plein de feu, digne d'un chanoine allemand. N'est-ce pas, mon oncle, reprit Noé, que mon parrain avait bien ses raisons pour me baptiser du nom de Noé? Je n'ai pas planté la vigne, moi, mais je ne l'en cultive pas moins. Voyons, ce n'est point assez de vider son verre pour aujourd'hui, il faut jouer du violon. Mais où est donc Jean? -Tiens, dit la mère avec un sourire d'amour, le voilà qui revient avec une nichée d'oiseaux. Jean était un joli enfant de sept ans et demi, qui avait toute la gentillesse et toute l'espièglerie de son âge; il sourit tout en caressant trois jeunes grives, sans avoir l'air de se soucier de monsieur le curé. - Allons, lui dit Noé, embrasse ton oncle; mais avant tout laisse voler ces oiseaux au ciel; ne t'ai-je pas dit assez de mal des oiseleurs? Et comme l'enfant résistait : Si tu m'obéis, je te dispense d'une leçon de grammaire. L'enfant résistait toujours. — Eh bien! voyons, tu viendras avec moi jouer un air sur l'estrade. Cette fois l'enfant fut séduit; il regarda les oiseaux d'un air pensif, et, tout d'un coup, il ouvrit la main: deux jeunes grives s'envolèrent sur un vieux orme, l'autre voleta à grand'peine sur le chaume. — Que le bon Dieu les conduise! dit Noé en retournant à son violon. L'enfant n'avait pas perdu de temps; il grimpa comme un chat l'escalier de sa chambrette, il décrocha un vieux violon que son père avait ramassé dans un de ses voyages, il redescendit en préludant déjà. Le vieux curé l'arrêta au passage. - Comment! s'écria-t-il, un violon dans des mains de sept ans! Ah! mon enfant, quelle fatale prédestination! A ton âge, on ne doit avoir que l'encensoir dans la main, on ne doit chanter que les louanges du Seigneur. Est-ce que tu n'es pas enfant de chœur? poursuivit l'oncle en secouant les touffes de cheveux de Jean. - Ah bien! oui, dit Jean avec une moue charmante, enfant de chour! c'est bon pour un autre. -C'est un terrible enfant, dit la mère, nous ne savons qu'en faire; il ne veut entendre parler que du violon.. - Mais ce n'est pas là un sort. Dis-moi, mon ami, reprit le curé, veux-tu me suivre à Presbourg? Je t'y donnerai un bénéfice. - Quel joli petit chanoine ce serait là! dit la mère. - Moi, chanoine! s'écria l'enfant en prenant sa volée. Le petit diable incarné alla en sautillant sur l'estrade où l'attendait son père, et là, les cheveux au vent et le regard déjà aguerri, il se mit à racler le mieux du monde une vieille contredanse du pays. Le vieux curé ne put s'empêcher de sourire; il prit la main de sa nièce, et, d'un air moitié sérieux, moitié comique, il lui dit :- Ah! ma nièce, ma pauvre Jeanne! quel enfant vous avez fait là! Vous voilà dans un joli chemin: un joueur de violon par ci, un joueur de violon par là. -Allez, allez, mon oncle, tous les chemins vont à Rome, et on yarrive aussi bien après un coup d'archet, qu'après un beau sermon. N'est-ce pas un grand malheur, par hasard, que de réjouir un peu tous ces bons paysans une petite fois par semaine? Mais n'en parlons plus, soyons tout à la joie de nous revoir. Le vieux curé entendit raison sans peine; il se tourna un peu à son insu vers le tableau de la danse. Malgré la présence du chanoine, la fête allait toujours son train; il ne s'en plaignit pas. Le souper fut digne de la fête. On acheva le vieux vin, on mangea de bon appétit un certain lapin de garenne dont le curé se souvint jusqu'à la mort. Le lendemain, il partit fort content de l'hospitalité de son neveu, il partit en bénissant le chaume modeste où s'abritait la joyeuse famille. Jean le conduisit jusqu'au prochain village, tout en cueillant des bluets et en effarouchant les moineaux. Adieu, lui dit l'oncle en versant une larme; que sainte Cécile te protége et que Dieu te conduise! Cette diable de famille de Grétry, reprit le curé un peu plus loin, est prédestinée au violon. Quatre ans après, le jeune espiègle, qui n'avait pas douze ans, remportait le premier prix de violon à Liége; c'était là un vrai prodige en ce temps, où les prodiges n'étaient pas communs. Comme il n'y avait pas de journaux, ce triomphe ne dépassa guère la province de Liége; Jean Grétry n'atteignit qu'à cette demi-célébrité qui fait le malheur des ames ardentes, mais c'en fut assez pour captiver le cœur d'une jeune Liégeoise de haute naissance, qui fut sa gloire la plus belle et la plus sûre; il l'épousa aux plus beaux jours de sa jeunesse, et c'est de là que nous vint André Grétry, dont je vais vous raconter l'histoire. Ce n'est pas sans raison que j'ai débuté par ce petit tableau flamand; j'ai voulu rechercher le vrai berceau de Grétry; il y a certes de curieuses études à faire sur la filiation des poètes et des musiciens. Qui sait s'il n'a pas fallu quatre générations pour mettre au monde Mozart ou Molière? Qui sait si la poésie, qui est aussi la mu̟ sique, n'est pas un trésor lentement amassé dans les familles, un héritage sacré dont Dieu seul désigne l'héritier? « Tout poète, a dit Hoffmann, s'habille un peu de la défroque de son grand-père. » Mais il est temps d'en venir à André Grétry. Il naquit à Liége, le 11 février 1741, il y a un siècle si je ne me trompe. Il entra fort jeune dans la vie ou plutôt dans la musique: il avait à peine quatre ans que déjà il était sensible au rhythme musical. Un jour qu'il était seul au coin du feu, une de ces bouilloires qu'a si bien chantées Théophile Gautier fixa sa rêverie naissante par sa chanson monotone. En même temps le grillon chantait entre deux briques écaillées; le chat, sommeillant sur les cendres, faisait entendre son ron ron cadencé. Cette symphonie familière amusa d'abord l'enfant; il regarda d'abord autour de lui pour s'assurer s'il était bien seul. Il promena son œil animé sur les plats d'étain de l'étagère, sur les rideaux jaunis de l'alcôve, sur deux vieux violons honoraires appendus en glorieux souvenirs au-dessus de la cheminée; se voyant seul en face de la musique, il se mit à danser de toutes ses forces. Après la contredanse, il voulut connaître à fond le secret de la musique, il renversa l'eau de la bouilloire dans un feu ardent de charbon de terre. L'explosion fut si violente, que le pauvre danseur tomba suffoqué et brûlé presque par tout le corps. On l'emmena à demi mort chez sa grand' mère maternelle, à une campagne voisine de Liége, où il passa deux belles années. Il était là, sans maître et sans soucis, en grande liberté, battant la campagne matin et soir, aimé de tous pour ses gentillesses et sa jolie figure, et (faut-il l'en croire?) aimant déjà, il ne dit pas qui, mais plusieurs filles et fillettes à la fois, aimant déjà trop, c'est lui qui parle ici, pour le confier à aucune d'elles. Jean Grétry, qui s'était si bien moqué des enfans de chœur, qui était un si bon philosophe à sept ans, eut plus tard toutes les faiblesses des philosophes. Ainsi il fit de son fils, bon gré mal gré, un enfant de chœur à la collégiale où il était premier violon. Enfant de choeur! Grétry ne se rappellait cela qu'en frémissant. Ce n'était pas tout, le pauvre André fut bientôt abandonné au maître de musique le plus barbare qui fut jamais. Dans ses mémoires, Grétry raconte avec amertume toutes les tortures qu'il lui fallait subir, tortures assez comiques; écoutez-le plutôt : « Tantôt il nous, mettait à genoux sur une bûche ronde, et au plus léger mouvement nous faisions la culbute. Je lui ai vu affubler la tête d'un enfant de six ans d'une vieille et énorme perruque, l'accrocher en cet état contre la muraille |