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en y substituant le témoignage d'une autorité spéciale et privilégiée dont la sphère devait embrasser le domaine de toute espèce de connaissances et de toute certitude.

Avant de chercher les moyens d'acquérir la certitude, signalons la différence qui existe entre elle et l'évidence.

L'évidence appartient proprement aux idées purement spéculatives de la métaphysique, dont l'esprit aperçoit la liaison sans le secours d'idées intermédiaires. Ainsi cette proposition : « le tout est plus grand que sa partie », est évidente par elle-même, parce qu'il n'est pas besoin de l'intervention d'une proposition intermédiaire pour en montrer la vérité. La certitude n'est que le résultat d'un certain nombre de propositions évidentes qui se suivent immédiatement et que l'esprit ne peut apprécier que successivement. Soit pour exemple cette proposition: « Le carré de l'hypothénuse d'un triangle rectangle est égal à la somme des carrés faits sur ses deux côtés. » Cette proposition est certaine, mais non pas évidente par elle-même, parce que plusieurs propositions sont indispensablement nécessaires à sa démonstration. De là il résulte qu'une proposition évidente est nécessairement certaine, et qu'il n'y a de certitude que quand il y a évidence, puisque l'une est le résultat de l'au

tre.

On distingue trois degrés de certitude, en raison des trois espèces d'évidence qui en sont la source, savoir: la certitude métaphysique, la certitude physique, la certitude morale.

La certitude métaphysique naît de l'évidence métaphysique ou de raison, c'està-dire d'une proposition évidente par ellemême ou évidente en tant qu'elle est la conséquence évidente d'une autre proposition évidente par elle-même. Ainsi cette proposition: «un tout est égal à la somme de ses parties, » est certaine d'une certitude métaphysique qu'il n'est pas besoin de démontrer pour prouver qu'elle est identique avec cette autre : « un tout est égal à lui-même. » Il suffit ici, pour exclure le doute, de connaître la valeur des termes de la proposition énoncée et la valeur de ceux dans lesquels on

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peut la traduire. Cette autre proposition: << les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits, » est métaphysiquement certaine, parce que si son évidence n'est pas immédiatement aperçue dans les termes qui l'énoncent, elle est la conséquence naturelle d'une suite de propositions évidentes par elles-mêmes, où les mêmes idées passent de l'une à l'autre et ne diffèrent que dans leur énonciation; et parce qu'en comparant les termes, on voit qu'elles affirment la même chose.

La certitude physique ou de fait ressort de l'évidence physique. Nous obtenons cette évidence chaque fois que l'existence des faits nous est constatée par notre propre observation, par l'intermédiaire des sens. On entend par fait toutes les choses que nous apercevons, soit que ces choses existent telles qu'elles nous paraissent, soit qu'il n'y ait rien de semblable et que nous n'apercevions que des apparences produites par, des propriétés qui nous sont inconnues.

La certitude morale a pour fondement l'évidence morale. A cette dernière appartiennent les faits observés par d'autres que par nous, et attestés par la tradition orale, la tradition écrite ou la tradition monumentale. La tradition orale se com

pose d'une chaîne de témoignages qui remonte à sa source pour arriver aux témoins contemporains du fait. La tradition écrite comprend les faits dont le récit est consigné dans les écrits des auteurs contemporains et ceux qui ont été publiés à des époques plus ou moins éloignées du temps où le fait s'est passé, dans des lieux plus ou moins distans de celui qui a été le théâtre du fait dont il sagit. La tradition monumentale s'explique par les monumens qui rappellent la mémoire des faits et en constatent l'existence.

On a contesté ces divers moyens d'obtenir la certitude; on les a accusés d'insuffisance. Ils doivent, il est vrai, être revêtus de certains caractères qui en déterminent la valeur; nous les signalerons ailleurs. Voy. CREDIBILITÉ et CRITIQUE.

L'évidence de sentiment, ou la connaissance des phénomènes observés en soi, est encore une source de certitude; mais nous n'avons pas l'évidence

de sentiment toutes les fois que nous
croyons l'avoir. Elle est aussi une source
d'erreurs, en ce sens que nous pouvons
nous tromper, soit en ne portant pas
notre attention sur tout ce qui se passe
en nous,
soit en supposant ce qui n'y
est pas, soit enfin en nous déguisant à
nous-mêmes ce qui s'y passe réellement.
Si en physique nos observations peuvent
nous égarer; si, malgré leur exactitude,
les calculs, en mathématiques, nous in-
duisent en erreur, à plus forte raison, en
métaphysique, ne pouvons-nous pas nous
reposer avec sécurité sur la certitude de ce
qui nous est démontré par le sentiment.
Cependant, ici comme dans les sciences
exactes, on peut prévenir ou rectifier les
erreurs: en écartant les préjugés qui en-
trainent toujours dans une fausse route,
on peut acquérir la certitude.

Enfin, on y parvient encore, ou au moins on peut en approcher, en raisonnant par conjecture ou par analogie (voy. ces mots). Il suffit de vérités déjà connues pour que nous en soupçonnions d'autres. Ces soupçons sont fondés sur des circonstances qui indiquent, sinon ce qui est vrai, du moins ce qui est vraisemblable, et qui nous placent sur la voie de nouvelles découvertes en nous apprenant de quel côté nous devons diriger nos observations.

comme tel. La prudence veut qu'en pareil cas on ne se refuse pas à croire dès que l'évidence manque, qu'on ne se refuse pas à l'évidence parce qu'il y a des opinions incertaines, que, sur de légères vraisemblances, on ne donne pas son assentiment.

Les conjectures tiennent le milieu entre l'évidence et l'analogie, qui souvent n'est elle-même qu'une faible conjecture. Dans l'analogie on doit distinguer différens degrés, selon qu'elle repose sur des rapports de ressemblance, ou des causes aux effets, ou des effets aux causes: dans ce cas, l'analogie n'est pas dépourvue de force; elle devient même une démonstration lorsqu'elle est confirmée par le concours de toutes les circonstances. On remarquera qu'on ne peut raisonner par analogie que sur les choses qui appartiennent à l'ordre physique. D'après l'uniformité observée dans la marche de la nature, nous pouvons croire que les corps qui nous paraissent semblables jouissent des mêmes propriétés. En général, les raisonnemens par analogie peuvent servir à expliquer, à éclaircir certains effets, mais ils sont toujours insuffisans pour leur démonstration. L. D. C.

CERUMEN, cera aurium, voy. OREille.

CÉRUSE. Ce composé, nommé aussi blanc de plomb, est le produit de la combinaison de l'acide carbonique avec ce métal. La céruse se fabrique en grand; les procédés varient selon les localités. La Belgique, l'Angleterre, la Hollande et l'Allemagne ont été en possession d'en fournir le commerce; mais depuis quel– ques années des manufactures de céruse se sont établies en France, et la perfection de leurs produits ne nous laisse rien à envier aux fabriques de ces diverses. contrées.

Les conjectures sont le degré de certitude le plus éloigné de l'évidence; cependant on ne doit pas absolument les exclure: elles ont ouvert la carrière des sciences et des arts. Que de choses reconnues aujourd'hui pour vraies et dont pendant long-temps on ne fit que soupçonner l'existence! Les conjectures ont aussi leurs différens degrés de force. Elles sont presque dépourvues de valeur lors que, sans raison pour assurer une chose, on l'affirme uniquement parce qu'on n'aperçoit pas pourquoi elle ne serait pas. Les conjectures sont encore aussi insuffisantes lorsqu'une chose pouvant être produite de plusieurs manières, on adopte de préférence comme certain le moyen le plus simple. Cette supposition est gé-pointes saillantes destinées à supporter néralement vraie, mais son application exclusive peut induire en erreur. Un fait n'est pas réellement expliqué lorsqu'il ne J'est que par rapport à celui qui le regarde

En Angleterre, le plomb est coulé en lames d'une à deux lignes d'épaisseur; on a des pots de 7 à 8 pouces de hauteur et de deux à trois de diamètre, offrant vers le tiers de leur hauteur trois

les lames de plomb préalablement tournées en spirale. Ces pots, dans lesquels on met du vinaigre, assez pour que ce liquide atteigne à la naissance des pointes,

sont encaissés dans une couche de fumier et recouverts d'une lame de plomb plus épaisse. Sur cette première rangée on en forme une autre, et successivement jusqu'à ce que le lieu construit pour cette fabrication soit bien fourni. On voit des salles ou hangars où chaque rangée compte sept à huit cents pots. Il s'agit de produire dans l'intérieur du local une chaleur suffisante pour rendre plus vive et plus prompte l'action du vinaigre sur le plomb; elle doit provenir de la fermentation qui s'établit dans le fumier. Lorsqu'elle est trop lente, on l'active en l'arrosant avec de l'urine de cheval et en fermant les issues de la salle; on les ouvre, au contraire, lorsque la fermentation est trop rapide. Le terme moyen de la chaleur est de 40 degrés; l'opération dure environ un mois. Le carbonate de plomb est détaché des lames en les frappant avec une masse de bois et reçu dans des vases pleins d'eau. Il est ensuite écrasé sous la meule et mis dans des pots de forme conique, d'où il est retiré pour être transporté dans le séchoir. Lorsque les pains de céruse sont bien secs on les enveloppe dans du papier ordinairement bleu, et on les livre ainsi dans le commerce. Cette céruse a une teinte grisâtre qui provient d'un peu de gaz hydrogène sulfuré que donne la fermentation du fumier.

La céruse que l'on fabrique à Krems, près de Vienne, est obtenue par le même procédé; seulement la chaleur nécessaire est donnée artificiellement et le fumier n'est point employé: aussi le produit estil d'un plus beau blanc.

En France, on est parti de ce principe qu'il fallait oxider le plomb et le combiner avec l'acide carbonique; mais au lieu d'opérer lentement cette combinaison, on a cherché à la rendre plus prompte et plus économique. A cet effet, MM. Buchoz et Roard forment un sousacétate de plomb avec le vinaigre et la litharge et font passer dans la dissolution de ce sel, clarifiée et décantée, un courant d'acide carbonique. Le carbonate de plomb qui se forme étant insoluble se précipite au fond du vase ou de la cuve; on le lave, on le fait sécher, et on lui donne, comme en Angleterre, la forme de pains coniques.

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M. Montgolfier a proposé de se servir du plomb à l'état métallique, du vinaigre, d'acide carbonique et d'air. Soit un tuyau partant d'un fourneau où du charbon est allumé et se rendant dans un tonneau qui contient du vinaigre. De ce tonneau sort un autre tuyau qui pénètre dans une boite ou caisse remplie de lames de plomb coulées et non laminées, placées par couches et intercalées. L'acide carbonique, provenant de la combustion du charbon et mêlé d'azote et d'oxigène échappé à l'action du feu, se rend dans le tonneau, se charge de vapeurs acéteuses, et arrive ainsi dans la boite où se trouvent les lames de plomb. Leurs surfaces sont promptement attaquées; le produit est un mélange d'acétate de plomb et de sous-carbonate. On les sépare par des lavages; l'un étant soluble est entraîné par l'eau ; le sous-carbonate ne l'étant pas, demeure au fond des vases.

La céruse du commerce contient une quantité plus ou moins grande de craie ou de sulfate de baryte réduit en poudre très fine; ce qui établit différentes qualités et différens prix.

Le blanc de Krems est le plus pur; il est employé préférablement aux autres dans les pharmacies et dans les peintures fines. Viennent ensuite, d'après leur degré de pureté, le blanc de Venise, les blancs de Hambourg et le blanc de Hollande : ce dernier est le plus altéré.

La céruse est un bon excipient pour toutes les couleurs auxquelles elle prête un corps convenable et communique la faculté de sécher promptement. En médecine on l'emploie à la préparation d'emplâtres; elle agit comme absorbant l'humidité et calme l'irritabilité des parties.Dans l'application et la préparation des peintures, l'huile volatilise une certaine quantité de céruse. Cette vapeur, extrêmement subtile, affecte désagréablement nos organes et n'est pas sans quelque danger. Du vinaigre réduit en vapeurs, du chlore mis dans un vase entouré de foin et laissé un certain temps dans les lieux ainsi altérés, sont les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour les désinfecter. L. S-Y. CÉRUTTI (JOSEPH-ANTOINE-JOACHIM) naquit à Turin en 1738; il y fit

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nion publique. L'auteur, toutefois, ne.fit point partie de l'Assemblée constituante; mais on sait qu'il fut l'un de ces hommes de talent que Mirabeau avait choisis pour préparateurs de ses discours. Il fut désigné pour prononcer, dans l'église de SaintEustache, l'éloge de ce grand orateur : nul ne pouvait mieux remplir une semblable mission.

ses études chez les jésuites qui, suivant leur usage, voyant en lui un de leurs plus brillans élèves, ne négligèrent rien pour l'affilier à leur ordre. Sous tous les rapports les bons pères eurent à s'en féliciter. Tout en professant avec distinction dans une des chaires de leur college de Lyon, le jeune Cérutti emporta, en une seule année, trois des prix mis au concours par plusieurs académies. On remarque surtout sa dissertation sur les républiques anciennes et modernes, couronnée à Toulouse, et qui, avant que l'auteur se fut fait connaître, offrit assez de mérite de style pour être attribuée à JeanJacques Rousseau : aussi, lorsque les jésuites, vivement attaqués, durent s'occuper de leur défense, ce fut à la plume éloquente de Cérutti, qu'ils se confièrent le plus. Si son Apologie de l'institut des jésuites, publiée en 1762, ne parviot pas à justifier cet ordre fameux devant les parlemens et n'empêcha pas sa destruction, elle révéla du moins une ame honnête et sensible chez un disciple de Loyo-temps ces dernières fonctions. L'excès du la, et fournit une nouvelle preuve du talent de son auteur.

Cet écrit valut également à Cérutti deux grandes protections, celle du roi Stanislas et de son petit-fils le Dauphin. Elles ne furent pas inutiles à sa fortune qui s'éleva plus tard jusqu'à onze mille livres de rentes viagères. Moins heureux sous un autre rapport, le littérateur exjésuite, rendu au monde à l'âge de 24 ans, trouva une source de tourmens dans une passion violente pour une dame de baut rang, dont les dédains blessèrent son cœur et affectèrent sa santé. L'amitié pure et vraie d'une autre grande dame de ce temps fut pour lui une puissante consolation. Retiré chez la duchesse de Brancas, dans une terre près de Nancy, il revint à ses travaux littéraires, et ce fut là qu'il composa entre autres ouvrages, son Poème sur le jeu d'échecs, où les difficultés d'un tel sujet parurent vaincues avec bonheur.

En 1788 Cérutti ne resta point étranger au grand mouvement des esprits vers les matières politiques. Son Mémoire pour le peuple français fut, avec l'écrit fameux de l'abbé Sièyes, l'un de ceux qui furent le mieux accueillis par l'opi

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Cérutti s'en donna lui-même une autre, moins brillante peut-être, mais d'une utilité journalière. Il entreprit, sous le titre de Feuille villageoise, un journal où, se mettant sans trivialité à la portée de l'intelligence du peuple des campagnes, il lui parlait, avec une sage et patriotique modération, de ses droits et de ses devoirs. Le mérite et l'utilité de ce journal populaire furent appréciés et reçurent leur récompense, d'abord par la nomination de Cérutti à l'une des places d'administrateur du département de la Seine, puis par son élection à l'Assemblée législative; mais il ne remplit pas long

travail avait usé ce corps plus faible que son ame, et il mourut au mois de mars 1792. Sa fin prématurée, comme celle de l'illustre orateur dont il avait célébré la mémoire, produisit une assez vive im→ pression pour que l'une des rues de notre capitale reçût le nom de Cérutti ; honneur transitoire, que lui enleva la Restauration en y rétablissant le nom d'un prince qui devait, à son tour se voir remplacer (Artois, Laffitte). M. O.

CERVANTES SAAVEDRA (MIGUEL DE) naquit en 1547 à Alcala de Hénarez dans la Nouvelle-Castille, d'une famille pauvre, mais noble. On a peu de détails sur ses premières années; on sait cependant qu'il étudia quelque temps à Madrid, et que de très bonne heure il manifesta un vif penchant pour la poésie. Des sonnets, des romances, un roman pastoral intitulé Fitena, et qui ne s'est pas conservé, furent ses premiers essais. Si ces travaux satisfaisaient ses goûts, ils étaient tout-à-fait sans résultat pour sa fortune : aussi ne tarda-t-il pas à y renoncer. Il passa en Italie et entra en qualité de page au service du cardinal Acquaviva. Bientôt la guerre allumée entre Venise et la Porte lui ouvrit une

carrière plus digne de son courage et de la noblesse de son caractère : il fit partie de l'armée navale que Marc Antoine Colonne conduisit au secours de l'île de Chypre. L'année suivante il combattait à Lépante sous les ordres de don Juan d'Autriche: c'est dans cette bataille fameuse que sa main gauche fut mutilée par un coup d'arquebuse. D'autres malheurs l'attendaient:le vaisseau qui le ramenait en Espagne fut pris par les Barbaresques, et Cervantes,conduit à Alger, y fut pendant 5 ans et demi l'esclave du corsaire Arnaut Mami. Deux fois il conçut le projet de rompre ses chaines et celles de ses compagnons : quand la première tentative fut découverte, il en assuma généreusement sur sa tête toute la responsabilité; dans la seconde, il ne s'agissait de rien moins que de faire soulever tous les captifs renfermés dans Alger. Il fut racheté enfiu, grace aux pères de la Trinité, et revint dans sa patrie à l'âge de 34 ans. Un an après, il publia sa Galatée. Il donna 30 comédies dont 2 seulement, la Numance et la Vie d'Alger, nous restent; puis 21 ans s'écoulèrent sans qu'il publiât rien. On présume qu'il vécut alors de la dot de sa femme, Catherine de Salazar y Polanos, et d'un fort mince emploi qu'il avait obtenu à Séville; en 1605, 8 ans après la mort de Philippe II, il fit paraître la première partie de l'ouvrage qui l'a rendu immortel; il en publia la seconde partie en 1615. Dans l'intervalle avait paru la misérable production d'Avellaneda, à laquelle il a prodigué de si justes mépris. Tout en travaillant à la continuation de Don Quichotte, Cervantes s'était occupé de plusieurs autres compositions: ses 12 Nouvelles sont de 1613 et son Voyage au Parnasse de 1614; en 1615 il vendit à un assez bas prix à un libraire 8 comédies qu'il n'avait pu faire recevoir au théâtre; enfin le roman intitulé les Travaux de Persiles et de Sigismonde était presque achevé lorsqu'il mourut le 23 avril 1616, quatre jours après en avoir terminé la dédicace adressée au comte de Lemos.

Telle fut la vie du plus beau génie dont les Espagnols puissent s'enorgueillir; poète ignoré, soldat malheureux, esclave d'un corsaire impitoyable. Ainsi

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s'écoulèrent ses plus belles années. Revenu dans sa patrie, à l'âge de 31 ans, il y retrouve la misère devant laquelle il avait fui à 20 ans ; c'est dans une prison qu'il trace les premières lignes de l'ouvrage auquel il devra une impérissable renominée; c'est à d'insoucians et dédaigneux patrons qu'il le dédie; l'Espagne le reçoit sans en être émue, le chefd'œuvre passe inaperçu, et Cervantes est obligé d'éveiller l'attention publique par sa brochure du Buscapié, dans laquelle, sous un nom supposé, il donne à entendre que l'histoire du chevalier de la Manche contient le portrait satirique des principaux personnages de la cour. Grace à cette ruse l'ouvrage est lu, et alors, il faut l'avouer, on lui rend justice: un cri d'admiration s'élève, non-seulement en Espagne, mais dans toute l'Europe; 30,000 exemplaires du Don Quichotte sont vendus. Du vivant même de l'auteur il est traduit dans toutes les langues, et un jour Philippe III, à l'aspect d'un homme qui lit et se pâme de rire, dit aux courtisans qui l'entourent: Cet homme-là est fou ou il lit Don Quichotte. Mais la fortune de l'ouvrage n'influe point sur celle de l'écrivain : le roi dont sa verve comique a déridé le front ne paie d'aucuns secours les heures de gaîté qu'il lui doit; et nous retrouvons Cervantes à sa dernière heure aussi pauvre qu'aux jours de sa jeunesse. Les lignes qu'il trace d'une main mourante, pleines de mélancolie, de résignation, de reconnaissance, sont adressées au comte de Lemos, puissant et riche protecteur qui ne sut pas le tirer de la misère.

C'est pourtant à cet homme si constamment malheureux et délaissé que nous devons l'ouvrage le plus gai, le plus véritablement comique qui ait jamais existé; mais, comme l'ont très bien observé M. de Sismondi et les critiques allemands, ce livre si plaisant par sa forme repose sur une idée profondément triste: c'est la lutte entre l'illusion et la réalité, entre la poésie et la prose; l'une vaine comme la fumée, l'autre toutepuissante. Les rêves de don Quichotte sont les rêves de l'héroïsme et de la vertu exagérée, il est vrai, jusqu'au ridicule; mais tout ridicule qu'il est, ce fils

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