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système étatique tout entier. On ne peut expliquer la théorie allemande que par la volonté de soumettre a priori la nation à l'Etat considéré comme maître absolu, et de découvrir, coûte que coûte, une base juridique à la puissance étatique reconnue comme institution fondamentale, indispensable et, suivant certains, de droit divin. C'est le droit plié aux exigences du fait (1). Et il est à remarquer que plusieurs juristes, même vivant sous le pouvoir autocratique le plus absolu, mais ayant la conscience de l'importance du rôle joué par la nation vis-à-vis de l'Etat, n'ont point hésité à dégager l'essence d'un pouvoir supérieur à cet Etat et à considérer ce dernier comme l'agent de ce pouvoir (2). Enfin ceux qui

(1) M. Esmein fait observer exactement que les théories allemandes vont beaucoup plus loin à ce point de vue que l'ancien régime lui-même. Il cite, en ce sens, un curieux passage de Moreau, loc. cit., p. 35.

(2) Le professeur russe Korkounov a pu dire: « La soumission vis-à-vis des gouvernants n'est jamais absolue; on ne leur obéit qu'autant qu'on les considère comme les représentants de quelque chose au-dessus de leur volonté personnelle; et. si l'opinion publique déclare arbitraire l'activité de ceux qui sont à la tête de l'Etat, l'obéissance diminue bien vite et la révolution devient inė. vitable ». « Tout cela, ajoute l'auteur, nous conduit à cette convic tion que la soumission à l'autorité de l'Etat ne dépend pas des qualités de la volonté personnelle de ceux qui gouvernent; et l'opinion dominante dans la littérature politique ne les considère que comme des représentants d'une volonté supérieure à laquelle doit se soumettre la volonté personnelle des particuliers ». Loc. cit., p. 376. Ainsi il existe une autorité supérieure à celle de l'Etat : c'est celle du peuple, de la nation, de la collectivité, comme on voudra l'appeler; sans cette idée maîtresse, on tombe dans l'arbitraire et le despotisme les plus absolus, que rien ne peut réfréner, car l'Etat compte alors parmi ses organes, au même rang que les plus infimes, le groupement humain d'où il est issu et sans lequel il ne serait rien !

déclarent partisans de la nation-organe. ne peuvent s'empêcher de mettre vigoureusement en lumière les graves critiques que cette conception soulève à des points de vue divers et dont nous venons d'exposer la principale à nos yeux (1). Nous concluerons sur la discussion qui nous occupe, en faisant remarquer que le reproche de créer un dualisme contraire aux faits, adressé à la théorie de la nation-personne, n'est nullement fondé. La nation et l'Etat ne procèdent pas en même temps, ne se gènent point, ne sont nullement en opposition. C'est l'Etat qui, mandataire général de la nation, agit d'une façon normale; la nation n'intervient que dans des cas exceptionnels en dehors de la compétence de l'Etat. Il n'y a donc ni heurt, ni double emploi ; et le mécanisme dualiste fonctionne d'une façon parfaitement satisfai

sante.

Si la controverse que nous venons d'analyser dans ses grandes lignes, est d'une réelle importance au point de vue interne, principalement en ce qui concerne le mandat représentatif, elle est, au contraire, plus théorique que pratique en matière internationale. Dans les relations extérieures, il semble à peu près impossible de contester la distinction très nette de la nation et de l'Etat, par exemple quand a lieu le plébiscite international à la suite de cession de territoire. Mais, d'autre

(1) Conf. Duguit, loc. cit., pp. 75 et s. Notre collègue, qui nie l'existence de la personnalité étatique, nie aussi l'existence de la nation soit personne soit organe. Ouvrage précité, II, pp. 63 et s., 75 et s. Les raisons que nous avons données plus haut pour justi fier la personnalité étatique, justifient, de même, suivant nous, l'existence de la nation-personne, puisque c'est de cette dernière que, dans notre système, l'Etat tire sa propre personnalité. La personnalité de l'effet implique celle de la cause.

part, les attributions de la nation agissant personnellement au lieu et place de l'Etat, sont assez rares pour qu'on puisse pratiquement faire abstraction de ce facteur, après en avoir théoriquement démontré l'existence. Nous nous préoccuperons donc principalement, dans la suite de ce travail, de l'Etat, vrai sujet du droit public international, exerçant les droits et accomplissant les obligations de la nation vis-à-vis des puissances étrangères, sauf à mettre en relief le rôle international de la nation dans les cas exceptionnels où elle accomplira quelque acte de souveraineté externe.

IV

Les auteurs qui nient à l'intérieur la personnalité étatique, ont été conduits à nier la souveraineté par voie de conséquence. La conclusion est logique : si la personnalité de l'Etat n'existe pas, on n'a point à s'occuper de ses attributs; avant de posséder telle ou telle qualité, il faut commencer par être. Au surplus, c'est principalement à raison des abus possibles de la souveraineté qu'on a été amené à repousser à l'intérieur l'idée de la personnalité étatique; c'est donc surtout relativement à cette prérogative que la négation de la personnalité devait se produire et s'est effectivement produite. «Comme la notion de la personnalité de l'Etat, écrit M. Duguit, la notion de volonté souveraine doit être bannie...... Grâce à la notion de la souveraineté, les gouvernants ont trouvé un moyen de faire accepter leur pouvoir ou leur tyrannie...... La notion de la souveraineté étatique, notion fausse et artificielle, leurre, fiction, moyen de gouvernement qui n'a pas plus de

valeur réelle que le principe du droit divin, pèse d'un poids lourd sur la science contemporaine...... De droit de puissance, de souveraineté, les gouvernants n'en ont pas plus que les gouvernés...... » Et poursuivant son idée de solidarité sociale dont la notion a été ci-dessus exposée, M. Duguit conclut en ces termes : « La contrainte est légitime, salutaire même lorsque le détenteur de la plus grande force l'emploie pour sanctionner sa volonté juridique, c'est-à-dire sa volonté dirigée vers un but de droit. La contrainte prise en elle-mème est un simple fait de violence » (1).

M. Guizot avait déjà dit dans le même ordre d'idées : <«< Au dessus de la souveraineté du peuple il y a celle du droit et de la raison qui doit dominer et qui ne peut être méconnue sans qu'il y ait abus, arbitraire, simple action de la force et despotisme (2) ». Benjamin Constant était également d'avis que la limitation de la souveraineté serait sauvegardée « par la force qui garantit toutes les vérités reconnues, par l'opinion..... » (3). M. Palma, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Rome, affirme à son tour que « la volonté de tout un peuple ne saurait rendre juste ce qui, par soi-même, est injuste; qu'un peuple ne saurait déléguer un pouvoir souverain, absolu, qui ne saurait lui appartenir à luimème » (4). Citons, enfin, l'opinion de l'un de nos

(1) Ouvrage précité, I, pp. 251, 320, 324, 350, 352.

(2) Histoire des origines du gouvernement représentatif, t. II, p. 129.

(3) Cours de politique constitutionnelle, t. I, p. 16 de l'édition en deux volumes publiée par Laboulaye en 1872. Conf. Tehernoff, Le parti républicain sous la Monarchie de juillet, 1901, pp. 17 et s.

(4) Corso di diritto costituzionale, 2e édition, 1881.

anciens maîtres de la Faculté de droit de Toulouse, M. V. Molinier, pour lequel, comme pour Guizot : « audessus de la souveraineté du peuple, il y a celle du droit et de la raison qui doit dominer, qui ne peut être méconnue sans qu'il y ait abus, arbitraire, simple action de la force et despotisme» (1).

Comme il a été dit plus haut, la double notion de personnalité et de souveraineté ne saurait être séparée; et il semble que les auteurs qui ont attaqué la personnalité aient eu surtout en vue la souveraineté, visant principalement la première dans le but non dissimulé de ruiner la seconde par voie de conséquence. Il est pourtant, on vient de le voir dans les citations qui précèdent, d'autres auteurs qui, acceptant ou paraissant accepter l'idée de personnalité, ont cru devoir nier seulement celle de souveraineté. Il convient d'examiner cette dernière opinion, en se plaçant, comme nous l'avons fait pour lá personnalité, au point de vue interne d'abord, pour en arriver ensuite au côté international.

Nous constatons, en premier lieu, que toutes les raisons par nous données ci-dessus, relativement au droit public interne, pour justifier la personnalité étatique, contiennent également, par la force même des choses, la démonstration du principe de souveraineté accepté par la grande majorité des auteurs anciens et modernes, qu'ils aient écrit dans la sphère du droit national ou dans celle du droit international (2). La personnalité

(1) Cours élémentaire de droit constitutionnel, 1885. I, § 44. Conf. également contre la théorie de la souveraineté : Michoud et de Lapradelle, La question finlandaise, 1901, p. 41.

(2) Admettent l'idée de souveraineté : Grotius, loc. cit., L. I, ch. III, § 8, I, édit. Pradier-Fodéré, I, p. 203; Pufendorf, loc.

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