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coutume et voie normale de solution des litiges internationaux. Le projet russe avait donc, on le voit, une réelle importance et pouvait devenir le point de départ d'une ère nouvelle. « Ce qui importait par-dessus tout, a-t-on fait remarquer avec raison, c'était de faire cette brèche dans l'ancienne loi des nations, de poser et d'imposer cette maxime nouvelle : il y a des litiges internationaux pour lesquels l'appel aux armes est désormais proscrit, à propos desquels on ne se battra jamais sous aucun prétexte.. » (1). Ainsi, grâce à l'opposition allemande, la Conférence a manqué l'un de ses buts principaux et échoué dans la réalisation de la plus originale et de la plus utilitaire des conceptions dont elle avait été saisie. Mais il convient d'ajouter immédiatement que les délégués ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour pallier leur insuccès. Le texte voté par eux constitue une protestation contre le parti-pris absolu qui a paralysé leurs efforts et leur bonne volonté. Ce texte est celui de l'article 19 ci-dessus transcrit, qui semble au premier abord inutile, car on ne voit pas trop pourquoi ses rédacteurs ont senti le besoin de réserver une faculté qui était de droit et que personne ne contestait. Mais, en allant plus au fond des choses, on le comprend facilement et on aperçoit son utilité. Ne pouvant émettre un vote ferme pour consacrer le principe obligatoire, sous peine de se séparer de l'Allemagne, ce qu'ils n'ont pas voulu, les délégués ont affirmé leur entente sur le point contesté. Ilszont déclaré qu'ils persistaient dans les intentions manifestées dans le projet russe, et ils ont

(1) Desjardins, Compte-rendu de l'Académie des sciences morales et politiques, 1889, p. 20.

MÉRIGNHAC

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donné à ces intentions une consécration aussi officielle que possible. Désormais, l'arbitrage obligatoire est inscrit dans un document international, sinon à titre d'obligation ferme, du moins comme étant dans les projets certains de la majorité des Etats. Le texte de l'article 19 n'aurait peut-être aucune signification si on ne l'expliquait pas par le récit de ses travaux préparatoires; mais, en face de l'opposition allemande, il s'éclaire d'un jour tout nouveau et permet d'espérer mieux pour un avenir prochain. Les adversaires de l'arbitrage ont failli être battus sur le terrain où ils avaient cru à un triomphe complet; c'est déjà beaucoup, car l'expérience démontre que les vaincus de la veille sont souvent les vainqueurs du lendemain, surtout quand moralement leur défaite équivaut à une victoire (1). On doit considérer comme une importante reprise du mouvement en faveur de l'arbitrage obligatoire les nombreux traités d'arbitrage permanent conclus à partir de 1903, dont il a été question ci-dessus. Et nous appelons l'attention sur ce fait que les puissances signataires déclarent, au début de leurs accords, agir en conformité de l'article 19 dont nous venons de donner le commentaire.

(1) Voir, pour plus de détails sur les points traités au texte, notre ouvrage sur La conférence de la paix, § 147 et s.

TITRE IV

Du choix et de la mission des arbitres et de la constitution du tribunal arbitral

I

Les parties sont investies, quant au choix des arbitres, d'une latitude absolue. Elles peuvent désigner des souverains et des chefs d'Etat, des présidents de républiques, des corps constitués, des corps législatifs, sénats, universités, facultés de droit, et enfin de simples particuliers, personnages officiels ou non, agissant isolément ou faisant partie d'une juridiction constituée ad hoc (1).

Certains auteurs critiquent, en principe, le choix d'un chef d'Etat, parce que, disent-ils, il remettro, le plus souvent, l'instruction et la décision de l'affaire à des conseillers, en sorte qu'il n'aura que la responsabilité purement nominale de la sentence rendue (2). Cette appréciation ne paraît pas correspondre à la réalité des faits le chef d'Etat, en acceptant la mission arbitrale, comprendra nécessairement qu'il est chargé d'un mandat grave, réclamant son attention d'une manière toute spéciale. Sans doute, il consultera ses conseillers, surtout

(1) Consulter, pour les détails au sujet des explications qui vont suivre, notre Traité de l'arbitrage aux §§ 214 et s. et notre ouvrage sur La Conférence internationale de la paix, §§ 172 et s

(2) Lieber, dans la Revue de droit internat. et de législat. comp., 1870, p. 480 et Bluntschli, Introduction au droit international codifié, p. 33 et art. 489.

au point de vue technique et juridique ; et il fera bien d'agir ainsi, car il ne sera, en général, ni technicien ni jurisconsulte; et, le fût-il, la raison lui conseillerait de ne pas se fier à ses propres lumières. Mais il ne se désintéressera nullement de l'affaire, surveillera ses conseillers et rendra, en somme, un jugement conscient et éclairé. Telle sera la conduite tenue par le chef d'Etat qui se rendra un compte exact - et ce sera la règle ordinaire de l'honneur conféré par la délégation arbitrale à son pays et à lui-même, aussi bien que de la responsabilité résultant de l'acceptation de cette délégation.

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Plus grave est l'objection tirée de ce que le pays ou le souverain choisi pourra avoir des sympathies ou des antipathies qui obscurciront peut-être, dans la sentence, la notion de la justice absolue. Mais on est en droit de répondre que des faits pareils, à supposer qu'ils se soient jamais produits, seraient extrêmement rares, car les souverains ont montré, le cas échéant, qu'ils savaient faire abstraction de toutes idées préconçues; c'est ainsi que le Tsar n'a pas hésité à donner tort à la France dans l'affaire de la Guyane (1). Ces raisons contre le choix des souverains une fois écartées, nous sommes cependant obligé de reconnaître que leur désignation aura souvent un caractère politique qui ne sied pas à une institution judiciaire et de nature, par suite, à infirmer quelque peu l'autorité de la sentence (2).

Le choix d'un arbitre unique pris en dehors des souverains et chefs d'Etat est peu usité; il présente, en effet, les inconvénients du juge unique sans donner en

(1) Conf. notre Traité de l'arbitrage, 109, 212 et 213; Calvo, loc. cit., § 1762; Pradier-Fodéré, loc. cit., VI, § 2615. (2) Kamarowski, loc. cit., p. 380.

même temps les autres garanties qu'offrent les premiers. Or le danger du juge unique est beaucoup plus à redouter dans la sphère internationale que dans les procès entre particuliers d'un même Etat, à raison de la gravité toute différente des intérêts en jeu.

Aux divers choix qui précèdent, la pratique moderne tend à substituer de plus en plus le procédé de la constitution d'un véritable tribunal arbitral avec pluralité de juges (1). Ainsi on procéda dans les affaires de l'Alabama et des Pêcheries de la mer de Béring ci-dessus examinées. Les arbitres sont nommés ou directement par les intéressés d'accord, ou partie par les Etats litigants, partie par des puissances tierces désignées dans le compromis. Les arbitres sont ou en nombre impair dès le début, comme dans un tribunal ordinaire, ou en nombre pair devant être départagés, le cas échéant, par un surarbitre nommé soit par les parties, soit par des tiers, soit par les arbitres eux-mêmes. Les arbitres nommés par les parties appartiennent, en, général, à la nationalité de celles-ci. Mais la règle n'est pas absolue et, dans l'arbitrage des pêcheries de Terre-Neuve, qui n'a pas abouti, le compromis du 11 mars 1894 avait institué des arbitres étrangers à la France et à la Grande-Bretagne (2).

Les traités d'arbitrage permanent du 23 juillet 1898 entre l'Italie et la République Argentine et du fer mars16 février 1905 entre la Russie et le Danemark excluent

(1) Pradier-Fodéré, loc. cit., § 2617.

(2) Traité de l'arbitrage, §§ 136 et s. Certains auteurs critiquent absolument le choix des arbitres pris parmi les nationaux ; Olivi, Gli arbitrati internazionali, dans Archivio giuridico, XIX, pp. 150 et s. Voir ce qui sera dit ci-après à ce sujet à propos de la même question relativement au choix des membres de la Cour arbitrale.

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