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pour nous montrer qu'ils sont soumis aux règles d'Aristote, sans lesquelles il est convenu qu'on ne saurait avoir du génie.

Une seconde remarque que vous ferez, Madame, c'est que les nombreux épisodes qui ornent le récit de l'action principale sont trop souvent interrompus. Il en résulte quelquefois une sorte de désordre dans le récit, qui force le lecteur à une attention qu'on n'accorde pas volontiers à la lecture d'un poëme où l'on ne veut trouver que du plaisir. Enfin, les caractères des principaux personnages ne paraissent pas assez fortement dessinés. Aucun d'eux ne s'élève audessus de la foule, de toute sa tête, comme parlent souvent Homère et Virgile. Dans le grand nombre des héros que le poète fait paraître sur la scène, on ne voit pas assez quel est celui sur lequel il veut fixer l'attention et l'intérêt. Vespasien paraît un instant dans l'armée, mais c'est pour la quitter bientôt et pour aller prendre le sceptre du monde. On pourrait même demander à ce sujet s'il était convenable de montrer au milieu de l'action un personnage qui n'y doit pas pren dre part; c'est une nouveauté qui ne me pa

raît

pas conforme à cette unité parfaite dont on fait une loi à l'épopée, et qui doit principalement distinguer ses récits de ceux de l'histoire. Le caractère de Titus ressort faiblement au milieu des guerriers qui l'environnent. On voit que le poète voudrait faire de Gallus un de ces héros qui fixent tous les regards; mais il ne paraît pas avoir très-heureusement imité l'art des anciens, qui, pour grandir leurs héros, ne les font paraître que dans les grandes circonstances, lorsque toutes les ressources sont épuisées, lorsque tous les efforts ont été vainement employés, lorsque tous les autres héros ont été vaincus...

Il y aurait bien encore d'autres critiques générales à faire; mais je me hâte d'arriver à la louange et puisque nous en sommes au caractère des personnages, je remarquerai d'abord que celui du fier Eléazar est peint avec des couleurs poétiques qui le font vivement ressortir du milieu du tableau. C'est une heureuse idée qu'a eue le poète de donner à ce chef d'une secte impie une ambition coupable, afin de diminuer l'intérêt qu pourrait se porter sur le défenseur d'une ville malheureuse. Les anciens ne connais

saient pas au même degré que nous cet art de ménager l'intérêt d'une action, et voilà pourquoi on s'étonne, en lisant l'Iliade, de prendre bien plus de part aux exploits des infortunés Troyens qu'à ceux des Grecs euxmêmes, qui sont pourtant les héros que chante le poète. C'est cet art de jeter de l'intérêt dans le récit, qui est la première qualité de M. Desquiron. Les épisodes, qui d'ordinaire semblent être des actions particulières à peine attachées à l'action principale, ne sont, dans le poëme de Solyme conquise, qu'une partie essentielle de l'action principale elle-même. Vous remarquerez, Madame, celui de Gallus changé en lion, et le dénouement sur-tout fera sur vous une impression dont vous chercherez vainement à vous défendre, par la pensée qu'il peut y avoir quelque invraisemblance dans cette invention. Au reste, il faut pardonner un peu à l'imagination ardente et impétueuse du poète; elle se retrouve partout, dans le fond des inventions et dans la variété des détails, quelquefois portée à un degré répréhensible, quelquefois heureusement modérée par la sage imitation des anciens. Peut-être serez

vous choquée de voir Satan jouer un rôle dans ce poëme. Sans m'occuper de ce qu'on peut trouver en général de bizarre dans l'emploi d'un tel personnage, jë remarque seulement qu'il se trouve naturellement placé dans un sujet où il s'agit d'un grand et imposant triomphe de la religion chrétienne. Une pareille invention a sans doute

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peu de mérite le mérite consiste à donner à Satan un langage convenable, et à le faire agir sans trop heurter la vraisemblance.

Le poète fait tenir beaucoup de discours aux démons; mais il a eu l'art de prêter à ces divers orateurs un langage tout-à-fait nouveau, et de leur faire raconter l'histoire de l'antiquité, en leur attribuant la plupart des actions auxquelles nous accordons une admiration trop facile. Cette invention n'est pas sans effet, et elle donne à l'aspect de l'enfer quelque chose qui rappelle celui du Dante, sans qu'on voie les traces d'une imitation servile.

Enfin, Madame, pour e, pour borner une Lettre qui est déjà bien longue, je me contente d'appeler votre attention sur les chants où le poète fait la description des jeux de Vespa

sien, et ceux où il décrit l'enchantement des lieux où Satan livre Hégasippe à Florus, et les moyens divers qui sont employés pour toucher le cœur de cette amante fidèle à ses premières amours. J'ai admiré, dans ces diverses descriptions, une image riche et féconde; mais j'ai regretté de voir le poète s'abandonner trop facilement à ses inventions, et charger ses récits de descriptions trop longues, qui arrêtent souvent la marche du récit. Avec ce défaut, le style doit souvent être faible et sans couleur ; et telle est, en effet, la remarque que vous aurez occasion de faire quelquefois. Vous remarquerez aussi que le poète a généralement plus de talent pour peindre les objets gracieux que pour tracer les magnifiques tableaux qui plaisent à la muse de l'épopée.

Je ne manquerais pas d'exemples pour justifier et mes éloges et mes critiques; mais, Madame, puisque vous voulez lire le poëme en entier, je vous l'envoie, et je m'en rapporte, à cet égard, à la sûreté de votre goût, qui n'a certainement pas besoin d'être averti.

On a souvent, en France, proféré ces

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