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Pendant un moment il y eut dans cette foule une confusion extrême produite par ses gestes de colère, ses imprétations, ses vociférations. Elle s'agita longtemps et violemment comme les vagues d'une mer soulevée par la tempête. Un mot, le mot de vengeance sorti d'une bouche, mit fin à ce désespoir impuissant, s'évaporant en vains cris. C'est Manicatoex qui le prononce. Il inspire à l'instant un sentiment commun, une résolution unanime. Manicatoex était un frère de Caonabo, entreprenant, énergique et fier comme lui. Il se met à la tête des Indiens, et marche sans retard contre le fort Saint-Thomas. Il l'attaque et fait d'héroïques, mais inutiles efforts pour l'emporter. Les Indiens ont beau vouloir braver cette fois le feu et le fer de l'ennemi, le combat est trop inégal, malgré leur nombre et leur impétuosité; ils sont culbutés et écharpés; ils sont enfin forcés d'abandonner le champ de bataille.

Cet échec si grave n'affaiblit en rien le ressentiment des Indiens et leur soif de vengeance. Manicatoex jura de n'avoir cesse ni repos qu'il n'eût fait expier aux étrangers la témérité de leur trahison.

Ojeda entra dans Isabelle aux acclamations de tous ses habitants la ville entière était debout. La capture de Caonabo était en effet l'événement le plus heureux et le plus important qui pût arriver à la colonie. Mais ce qui flattait surtout l'orgueil des Espagnols, ce qui exaltait leur admiration, c'étaient l'adresse et l'audace mises à tenter l'exploit, et le bonheur de l'avoir accompli. On était encore au temps de la chevalerie, et cette action passa pour plus qu'une belle prouesse, on se plut à dire qu'elle était un prodige. C'est Colomb qui sentit tout le prix de tenir dans ses mains un

tel ennemi. Afin de le détenir plus sûrement, il le déposa dans une pièce de la maison même qu'il habitait. La porte de cette chambre restait ouverte tout le jour; une sentinelle seulement y veillait; en sorte que les passants s'arrêtaient dans la rue pour voir le prisonnier. Il était chargé des mêmes fers qu'on lui avait fait accepter comme un ornement royal. Ses membres s'affaissaient quelquefois sous leur poids; mais ni son courage, ni sa fierté d'âme n'en étaient abattus. Aucune faiblesse ne déshonora sa captivité. Il se vantait d'être l'ennemi des Espagnols! Il ne montrait nul repentir, pas même un regret du sac de La Nativité, quand on le lui reprochait. Il disait, à ce propos, qu'il avait réservé le même sort à Saint-Thomas et à Isabelle, où il déclara être venu clandestinement explorer les lieux. La première fois que l'amiral entra dans sa prison, accompagné des personnes de sa suite, et entouré de ce respect et de ces attentions empressées qui annoncent le chef suprême, Caonabo n'eut aucun doute que ce ne fût le cacique des Espagnols; mais il affecta de ne pas le savoir, et il ne se dérangea point. Il paraissait même absorbé dans une profonde réflexion, le souvenir peutêtre et le regret de son royaume perdu et de sa liberté ravie. Mais quand Ojeda se fut présenté un instant après, il se leva pour le saluer, en soulevant le poids de ses fers. On lui fit remarquer qn'il avait omis de témoigner le même respect à Guamiquina, le chef supérieur, entré avant Ojeda. J'ai salué, répondit-il, celui qui a osé venir m'arrêter dans mon royaume même. »

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Un navire, dans le port d'Isabelle, était prêt à faire voile pour l'Espagne : Caonabo y fut embarqué. Assaillie par une violente tempête non loin des côtes

d'Haïti, cette embarcation sombra avec le royal prisonnier'.

1 Il y a trois versions de la fin de Caonabo. J'ai adopté la plus vraisemblable, et je me suis conformé, en cela, à la leçon de Charlevoix. Washington Irving le fait périr en mer sur un des navires qui accompagnaient C. Colomb, à son second retour en Espagne. Le cacique, en touchant à la Martinique durant ce voyage, aurait été l'objet de l'amour passionné d'une Indienne de cette île; dérision! rien ne prouve au surplus ce fait qui a tout l'air d'une invention banale et insignifiante. Une autre version fait arriver Caonabo en Espagne. C. Colomb accusé, amène triomphalement au pied du trône de ses souverains le fier Cacique enchaîné. C'est bien là, effectivement, ce que s'était proposé Colomb. Caonabo fut embarqué avant le départ de l'Amiral, et, selon toute probabilité, avant la bataille de la Véga; mais il n'arriva pas en Espagne, car est-il probable que C. Colomb n'eût pas mentionné un événement de cette importance, en parlant plus tard dans ses lettres et dans la relation de ses autres voyages, • d'autres faits analogues et moins saillants, tels que l'envoi et l'arrivée en Espagne de cinquante Indiens faits prisonniers en divers combats? Il s'est prévalu de cette dernière circonstance; pourquoi ne se serait-il pas prévalu en même temps et à plus forte raison, d'avoir livré aux mains de Leurs Majestés un illustre captif?

CHAPITRE VI

(1494-1495)

Conséquences de l'enlèvement de Caonabo. Ligue des Caciques. Marche de Manicatoex, frère de Caonabo. Colomb se porte à sa rencontre. Bataille de la Véga. Victoire de Colomb. Conséquences de cette victoire. Marche triomphale de Colomb. Imposition de tributs. Effets de cette mesure parmi les Indiens.

Découverte des mines de la Haïna. Deux versions de cette découverte. La veuve du Cacique Cayacoa est visitée par les Espagnols. Sa résidence sur les rives de l'Ozama. Mission d'Aguado. Conduite de ce dernier. Il excite les Indiens à se plaindre de Colomb. - Arrivée de Colomb à Cadix. - Sa réception à Burgos par le roi et la reine d'Espagne. Sympathie manifestée par Isabelle en faveur des Indiens. - Mesures qu'elle ordonne pour soulager leurs souffrances et rendre efficace leur conversion à la religion du Christ.

L'enlèvement de Caonabo fut, pour les Indiens, une véritable calamité. S'il est vrai qu'un de leurs oracles avait prédit, bien avant l'arrivée des Espagnols, que des Étrangers envahiraient un jour leur pays et s'en rendraient maîtres par l'extermination de leur race, ils durent s'alarmer de ce malheur comme d'un commencement de réalisation de la fatale prophétie. Ils ne laissèrent pas, toutefois, ce destin s'accomplir, sans s'efforcer de le conjurer. La commotion fut générale et remua les cœurs les plus apathiques. Pas un Indien qui

ne se sentit menacé. Ils se levèrent en masse. Manicatoex était l'âme et le fauteur de leur vengeance. Des bandes nombreuses, venues à tout instant, de différents ́ points, se réunirent à celles qui, dans le premier moment de l'exaspération, avaient été conduites à l'assaut de Saint-Thomas. Plusieurs caciques marchaient à leur tête. Il n'y eût guère que Guarionex et Bohéchio qui ne prirent point une part ostensible à cette levée de boucliers. Mais leurs sujets, en grand nombre, se joignirent aux hordes de Manicatoex, malgré la neutralité apparente de l'un de ces caciques et l'éloignement de l'autre. Quant à Guacanagaric, on le sait, il s'était rangé sous la bannière des Espagnols.

Les Indiens se dirigaient à petites journées sur Isabelle. Colomb en fut aussitôt averti. Il fit sonner l'alarme. On courut aux armes. Trois cents hommes dont deux cents fantassins, cinquante cavaliers, vingtcinq artilleurs et autant d'arbalétriers, furent les seules forces qu'il put opposer dans le moment, à l'innombrable multitude qui s'avançait. Il prit le parti hardi, mais sage autant qu'habile, de marcher à la rencontre de l'ennemi pour tenter la fortune d'un combat loin des remparts de sa ville naissante, et lui épargner l'assaut formidable dont elle était menacée. Quelque confiance qu'il eût dans ses forces, il voulut aussi leur ménager nn dernier retranchement. Qui sait si les Indiens, à l'aspect d'Isabelle où avait été détenu leur cacique, et le croyant encore là, dans les fers, n'auraient pas senti leur courage s'enflammer et, plus ardents et plus intrépides, n'auraient pas tout fait pour vaincre ? Qui sait si l'espoir d'un riche butin n'aurait pas accru la vigueur de leur choc et fait triompher la

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