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tout gouvernement, quelle que soit sa forme, que l'exercice en soit entre les mains de plusieurs ou entre les mains d'un seul.

Il est, dans le cœur de l'homme, un désir qu'on n'en arrachera jamais, celui de réaliser son bien-être, et ce désir est, au fond, le principe secret de toutes les agitations sociales. Contenue par la justice, cette tendance ne peut produire que les effets les plus salutaires; mais elle n'en produit pas de moins funestes, si elle ne s'y renferme pas, si elle les outrepasse. Régler tout à la fois et satisfaire cette tendance, constitue donc, en quelque sorte, l'unique affaire des gouvernements. L'éternel mérite de Quesnay sera d'avoir compris cette vérité au milieu de la fermentation purement négative du dix-huitième siècle, et d'avoir, le premier, posé scientifiquement le difficile problème de l'amélioration physique, morale et intellectuelle du peuple.

En détruisant le règne de l'empirisme sous ce rapport, il s'est placé au nombre des plus grands bienfaiteurs de l'humanité.

Quesnay est mort membre des académies royales des sciences de Paris et de Lyon, et de la société royale de Londres. Il s'était marié en 1718. Il eut un fils et une fille, qui ont laissé, eux-mêmes, plusieurs descendants. Quesnay de Saint-Germain, l'un d'eux, homme de beaucoup de mérite, après avoir passé quelques instants dans l'administration sous le ministère de Turgot, devint conseiller à la cour des aides de Paris, et député du département de Maine-et-Loire à l'assemblée législative. Il est mort sans postérité; mais, à cette époque, il existait encore un petit-fils et un arrière petit-fils du docteur Quesnay, qui ont perpétué, peut-être, l'honorable nom de leur auteur 1.

Quesnay avait marié sa fille à M. Hérin, premier chirurgien de Madame. Quatre enfants naquirent de cette union, de sorte que, du côté des femmes, la postérité du docteur peut encore être fort nombreuse aujourd'hui.

DISCOURS DE L'ÉDITEUR'.

Je rassemble, sous un titre général et commun, des Traités particuliers qui ont servi à mon instruction, et qui pourront servir à d'autres. Leur auteur m'en a donné la plupart successivement pour en enrichir un ouvrage périodique, dont j'étais alors chargé, et qui a pour objet l'accroissement d'une science essentielle au bonheur de l'humanité. Il ne suffit point à mon zèle de les avoir consignés séparément dans des volumes détachés. Je crois devoir les rapprocher pour rendre leurs rapports plus sensibles, et pour en former un corps de doctrine déterminé et complet, qui expose avec évidence le droit naturel des hommes, l'ordre naturel de la Société, et les lois naturelles les plus avantageuses aux hommes réunis en société.

Ces trois grands objets sont très distincts, et cependant sont essentiellement liés ensemble. Ce serait les mal connaître que de les confondre. Ce serait vouloir ne les connaître jamais dans toute leur étendue, que de les étudier d'une manière isolée et sans examiner leurs rapports.

Le droit naturel de l'homme, dans son sens primitif le plus général, est le droit que l'homme a de faire ce qui lui est avantageux, ou, comme dit l'auteur dont je publie aujourd'hui quelques écrits, le droit que l'homme a aux choses propres à sa jouissance.

Ce droit est assujéti, par la nature même, à des relations qui en varient tellement l'usage, qu'on est obligé de le définir ainsi d'une manière générale, qui embrasse vaguement tous les différents états où l'homme peut se trouver.

Mais dans quelques circonstances qu'on nous suppose; soit que nous vivions isolés ou en troupe, ou en société régulière, notre droit aux choses propres à notre jouissance est fondé sur une condition impérieuse par laquelle nous sommes chargés de notre conservation sous peine de souffrance et de mort. Le dernier degré de sévérité de la punition décernée par cette loi souveraine est supérieur à tout autre intérêt et à toute loi arbitraire.

L'usage du droit de faire ce qui nous est avantageux suppose nécessairement la connaissance de ce qui nous est avantageux. Il est de l'essence de ce droit d'être éclairé par la réflexion, par le jugement, par l'arithmétique physique et morale, par le calcul évident de notre véritable intérêt. Sans quoi, au lien d'employer nos facultés à faire ce qui nous serait avantageux, nous les employerions souvent à faire ce qui nous serait nuisible. Alors on ne pourrait pas dire que

Ce discours est de Dupont de Nemours.

2 Le Journal de l'agriculture, du commerce et des finances.

nous usassions de notre droit naturel; et il existerait entre le principe de notre conduite et la plupart de ses effets une grossière et funeste contradiction. Il est donc sensible que l'exercice de notre droit naturel est évidemment et nécessairement déterminé par des causes absolues que notre intelligence doit étudier et reconnaître clairement, auxquelles elle est obligée de se soumettre exactement, et hors de l'enchaînement desquelles nous ne pouvons faire aucune action licite ni raisonnable.

Le droit aux choses propres à sa jouissance existait pour le premier homme. Il existe pour un homme absolument isolé. Considéré même rigoureusement et uniquement dans ce premier point de vue, il précède l'ordre social, ainsi que tout juste et tout injuste relatifs. Mais dans ce cas comme dans tout autre, il n'en est pas moins soumis par son essence aux lois physiques de l'ordre naturel et général de l'univers. Dans ce cas, comme dans tout autre, il ne peut être employé sûrement que sous la direction de la raison éclairée. Dans ce cas, comme dans tout autre, il est assujéti à des bornes différentes de celles du pouvoir physique instantané de l'individu, et à des règles évidentes et souveraines, desquelles l'individu ne pourrait s'écarter en aucune façon, qu'à son propre préjudice.

Un homme exactement seul dans une île déserte semble avoir le choix d'agir ou de se livrer au repos. Mais, comme nous l'avons remarqué, il est chargé par la nature même de pourvoir à sa conservation sous peine de souffrance et de mort. A moins qu'il ne soit insensé, il se gardera donc bien de rester oisif. Il travaillera pour se procurer de la pâture et pour établir sa sûreté contre les attaques des autres animaux. Il reconnaîtra même qu'il ne suffit pas de satisfaire par un travail passager au besoin du moment; il cherchera à ramasser et à conserver des provisions pour subvenir aux accidents, et pour jouir dans les saisons où la terre refuse ses fruits. Autrement il ne ferait pas usage du droit qu'il a de faire ce qui lui est avantageux; il ne remplirait pas le devoir qui lui est impérieusement prescrit par la nature; et l'effet irrésistible d'une loi naturelle le punirait promptement et sévèrement de sa négligence.

Si, au lieu d'un homme seul, c'était plusieurs hommes qui se rencontrassent dans un pays inculte, il est certain qu'ils auraient le pouvoir physique de se combattre les uns les autres ; que le plus fort aurait le pouvoir physique d'enlever quelquefois la pâture du plus faible; que deux faibles réunis, que le plus faible même, à la faveur de la ruse, de la surprise, ou de l'adresse, aurait quelquefois le pouvoir physique de vaincre le plus fort, de lui ravir sa proie et même la vie. Mais il est également certain qu'ils se garderaient bien de tenir une conduite aussi dangereuse, aussi désordonnée, aussi défectueuse, aussi propre à les détourner mutuellement du travail nécessaire pour assurer leur subsistance, et dont le péril extrême et palpable serait aussi visiblement réciproque. Ils apercevraient d'abord évidemment qu'un tel état de guerre les conduirait à périr tous à la fin ; et qu'en attendant cette fin cruelle, ils seraient tous réduits à mener une vie très misérable, dans laquelle aucun d'eux ne jouirait, et ne pourrait même espérer de jouir de son droit de faire ce qui lui serait avantageux.

Or les hommes n'ont rien de p us intéressant que de s'assurer la jouissance de ce droit fondamental. Avertis les uns et les autres par des besoins pressants de la nécessité d'employer leurs forces physiques, afin de pourvoir à leur propre con

servation, loin d'en faire usage pour se nuire, pour se détruire réciproquement, le besoin mutuel, la crainte, l'intérêt, la raison enfin, leur feraient réunir ces mêmes forces pour le bien de tous; les soumettraient à des règles naturelles de justice et même de bienfaisance réciproque; établiraient nécessairement entre eux des conventions sociales, tacites ou formelles, pour assurer à chacun l'usage licite de son droit naturel, de son droit aux choses propres à sa jouissance, ou en d'autres termes, la liberté de profiter des avantages qu'il peut retirer de l'ordre naturel.

L'ORDRE NATUREL est la constitution physique que Dieu même a donné à l'univers, et par laquelle tout s'opère dans la nature. En ce sens général et vaste, l'ordre naturel précède de beaucoup le droit naturel de l'homme ; il s'étend bien au-delà de l'homme et de ce qui l'intéresse; il embrasse la totalité des êtres.

Mais quand on envisage cet ordre suprême relativement à l'espèce humaine, on voit qu'il doit renfermer, qu'il renferme en effet, dans le plus grand détail, tous les biens physiques auxquels nous pouvons prétendre, et l'institution sociale qui nous est propre.

C'est l'ordre naturel qui nous soumet à des besoins physiques. C'est lui qui nous environne de moyens physiques pour satisfaire à ces besoins. C'est par lui que tout effet a nécessairement sa cause, que toute cause a ses effets directs. C'est de lui que nous tenons le don précieux de pouvoir étudier et reconnaître évidemdemment cet admirable enchaînement de causes et d'effets, dans les choses sur lesquelles il nous est possible d'étendre l'usage de nos sens et de notre raison. C'est donc lui qui nous prescrit souverainement des lois naturelles auxquelles nous devons nous conformer et nous soumettre, sous peine de perdre, en raison proportionnelle de nos erreurs et de notre égarement, la faculté de faire ce qui nous serait avantageux, et d'être ainsi privés de l'usage de notre droit naturel.

Les LOIS NATURELLES considérées en général sont les conditions essentielles selon lesquelles tout s'exécute dans l'ordre institué par l'auteur de la nature. Elles diffèrent de l'ordre, comme la partie diffère du tout. Il en existe sans doute une immense quantité qui nous seront éternellement inconnues, qui n'ont aucun rapport à l'homme, et dont il ne serait même pas sage de nous occuper ; car c'est pour nous une assez grande affaire que celle de songer efficacement aux moyens d'accroître et d'assurer notre bonheur.

Ces moyens sont évidemment indiqués par les lois naturelles de la portion de l'ordre général physique, directement relative au genre humain.

Les LOIS NATURELLES prises en ce sens, qui nous est relatif, sont les conditions essentielles auxquelles les hommes sont assujetis pour s'assurer tous les arantages que l'ordre naturel peut leur procurer. Elles déterminent irrévocablement, d'après notre essence même et celle des autres êtres, quel usage nous devons nécessairement faire de nos facultés pour parvenir à satisfaire nos besoins et nos désirs; pour jouir, dans tous les cas, de toute l'étendue de notre droit naturel; pour être, dans toutes les circonstances, aussi heureux qu'il nous est possible.

Ce sont ces lois de nature qui prescrivent la réunion des hommes en société,

et qui fixent les règles de cette réunion d'après les droits, les devoirs et l'intérêt manifeste de tous et de chacun.

L'homme isolé serait exposé à mille accidents; il manquerait souvent des forces dont il aurait besoin pour le succès de son travail; une maladie, une chute violente, une jambe cassée, un pied démis, le condamneraient à mourir de faim. Il serait donc puissamment excité par l'évidence de son intérêt à s'associer avec ses semblables, quand même il ne naîtrait pas en société. Mais la longueur et la faiblesse de son enfance établissent, même dans l'état le plus sauvage, une société naturelle entre les pères, les mères et les enfants, qui surviennent en grand nombre avant que les aînés soient en état de se passer du secours de leurs parents.

Dans cette association primitive, la sensation vive et toujours présente du besoin réciproque, jointe aux mouvements de l'attrait naturel, non-seulement proscrit toute usurpation entre les co-associés, mais assure à chaque individu tous les secours qui peuvent lui être nécessaires de la part des autres individus et la participation à tous les avantages que la famille peut se procurer. Toute autre conduite serait funeste à la famille, priverait ses membres de l'usage de leur droit naturel, et conduirait l'association et les associés à leur destruction totale.

Il est évident par là que les règles de l'association primitive ne sont pas des règles arbitraires, et que dès que plusieurs hommes vivent ensemble ils sont soumis par leur propre intérêt à un ORDRE NATUREL SOCIAL, à un ORDRE DE JUSTICE ESSENTIELLE, qui établit le droit réciproque des co-associés sur les lois physiques qui assurent la subsistance des hommes, et sur le droit naturel dont chacun d'eux doit jouir sans usurpation de ce qui appartient aux autres, et dont tous ne peuvent jouir complètement, ni aucun d'eux sûrement, qu'à cette condition fondamentale.

L'ORDRE NATUREL social fonde, sur l'expérience incontestable du bien et du mal physique, la connaissance évidente du bien et du mal moral, du juste et de l'injuste par essence. Il offre à la prudence, à la morale, à la sagesse, à la vertu, des principes solides et des règles assurées. Il nous soumet pour notre bien à l'observance de plusieurs lois naturelles.

Ces LOIS NATURELLES de l'ordre social, auxquelles nous sommes essentiellement assujétis pour nous assurer la jouissance de tous les avantages que l'ordre social peut nous procurer, embrassent toutes les relations dont nous sommes susceptibles. Elles décident, dans tous les cas, par l'évidence de notre intérêt réciproque, quelle conduite nous devons tenir avec nos semblables pour notre propre bonheur. Elles nous conduisent à toutes les institutions qui étendent notre félicité en multipliant nos rapports avec les autres hommes, et les occasions des secours mutuels entre eux et nous. Elles nous mènent à l'établissement de l'ORDRE LÉGITIME qui consiste dans le droit de possession assuré et garanti, par la force d'une autorité tutélaire et souveraine, aux hommes réunis en société. Elles dictent toutes les lois positives qui doivent émaner de cette autorité, et qui ne peuvent, sans désordre et sans destruction, être que des actes déclaratoire des lois naturelles de l'ordre social.

On voit, par cette chaîne de vérités souveraines, comment et pourquoi les hommes ne peuvent faire usage de leur droit naturel, qu'en se conformant à Tordre naturel; comment et pourquoi ils ne peuvent jouir des biens auxquels

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