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maines ne sauraient subsister ou prospérer, connaissance qu'il a pu regarder, à juste titre peut-être, comme constituant la politique rationnelle, puisque de l'aveu même de J.-B. Say, elle tient à tout dans la société 1.

Nous essayerons, dans les paragraphes suivants, d'offrir sous ses principaux aspects la doctrine conçue par Quesnay, et développée par son école.

§ II.-Ce que les Physiocrates entendent par l'Ordre, la loi naturelle ou le droil naturel.— Leurs idées sur l'origine et la nature du droit positif, communes à beaucoup de philosophes. Instincts qui initient l'homme à la connaissance du droit naturel.—La liberté, la propriété et l'autorité, termes essentiels de toute organisation sociale définitive.-Triple aspect de la propriété, et nécessité de l'appropriation individuelle du sol.-La constitution d'un véritable pouvoir social due à l'établissement de la propriété foncière. Pourquoi les Physiocrates n'ont pas, à l'exemple de la plupart des autres philosophes, flétri l'amour de soi, ou l'instinct de la conservation et du bien-être. — Que le droit est individuel et non social.— Que l'inégalité des conditions est conforme à l'Ordre, et par conséquent nécessaire. La conservation de la liberte et de la propriété, unique fin de l'ordre social.

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L'Ordre naturel est le jeu régulier des lois physiques et morales établies par la Providence pour assurer la conservation, la multiplication, le bonheur et le perfectionnement de notre espèce. Il existe entre ces deux sortes de lois une corrélation si étroite, que, si les premières sont méconnues par l'effet de l'ignorance ou des passions, les secondes le sont également, et vice versa. La nature physique, la matière, est en quelque sorte l'organisme de l'Humanité, et dans le même rapport avec celle-ci qu'est, chez l'individu, le corps à l'âme. De là, la réaction perpétuelle et nécessaire du mal physique et du mal moral l'un sur l'autre, et celle du bien physique et du bien moral, également'.

'Cours d'économie politique, I, p. 4.

1 Par lois physiques, Quesnay n'entend pas précisément les lois de la matière, mais bien plutôt la direction utile que l'intelligence humaine peut donner à ces lois. Que l'on cultive ou ne cultive pas le sol, il est certain que l'une ou l'autre hypothèse ne changera rien aux lois physiques de la végétation. Mais, si l'homme n'eût pas labouré la terre et ne se fût pas appliqué au perfectionnement des procédés de l'agriculture, cette négligence, dans le domaine de l'ordre physique, aurait compromis son développement dans le domaine de l'ordre moral. De même, si la société ne garantissait plus la propriété d'une manière suffisante, les perturbations apportées à l'ordre moral réagiraient nécessairement sur l'ordre physique. Du reste, Voici quelle est l'expression littérale de sa pensée :

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On entend par loi physique, dit-il, le cours réglé de tout événement (phéno

La justice naturelle est la conformité des actes humains avec les lois de l'Ordre naturel. Considérée de soi-même aux autres, elle engendre le droit; et, des autres à soi-même, le devoir. D'où il suit qu'il n'y a pas de droits sans devoirs et de devoirs sans droits; que « ceux-là, comme dit Mercier de La Rivière, sont le principe et la mesure de ceux-ci ; que les devoirs enfin ne peuvent être établis dans la société, que sur la nécessité dont ils sont à la conservation des droits qui en résultent '. »

L'ensemble des lois physiques et morales de l'Ordre naturel forme ce que les Physiocrates appellent, tantôt le droit naturel, tantôt la loi naturelle, tantôt, et simplement, l'Ordre. Ce droit, cette loi, cet ordre, préexistent à toutes conventions positives entre les hommes; ils ont été reconnus tacitement et instinctivement par eux, dans l'état de nature, et avant la naissance de toute autre société que celle de la famille, qui paraît avoir été nécessairement contemporaine du premier âge du monde". L'Ordre naturel doit être la base de l'Ordre social positif ou conventionnel, car, s'il était admis en principe que le second pût s'écarter du premier, il en résulterait que les lois n'auraient d'autre règle que l'arbitraire du législateur; et que l'homme qui, en sa qualité d'être moral, n'est tenu qu'au respect de Dieu, c'est-à-dire de la raison et de la justice, devrait, ce qui est contradictoire, une égale obéissance à la force. Cette vérité, Quesnay l'exprime en ces termes : « Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines (celles de l'Ordre naturel) instituées par l'Étre-Suprême : elles sont im

mène) physique de l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. On entend par loi morale, la règle de toute action humaine de l'ordre moral, conforme à l'ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain (Droit naturel, p. 32-53 de ce volume). »

Cette corrélation intime de l'ordre physique avec l'ordre moral, est un fait de la plus haute importance, qu'aucun philosophe, jusqu'à Quesnay, n'avait aperçu suffisamment ; et c'est de sa perception seule qu'est née l'économie politique. L'on aura, dans le cours de ce travail, occasion de revenir sur cette remarque.

'Ordre nature! el essentiel des sociétés politiques, ch. и des anciennes éditions.

* Cette opinion sur la famille est aussi celle de Rousseau et de Condorcet (V. Contrat social, ch. 11. Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit hu

main, p. 21.

* La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets (Rousseau, Contrat social, chap. 1).

muables et irrefragables, et les meilleures lois possibles: par conséquent la base du gouvernement le plus parfait, et la règle fondamentale de toutes les lois positives, car les lois positives ne sont que des lois de manutention relatives à l'Ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain'. »

Cette idée, remarquons-le en passant, sur laquelle les Physiocrates ont insisté avec la plus grande force, que le droit positif ne saurait avoir rien d'arbitraire, ou qu'il a son type obligatoire dans l'intelligence de la nature des choses, est commune à presque tous les philosophes. C'est elle qu'a traduite Montesquieu, lorsqu'il écrivait : « Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux »; elle se retrouve fréquemment dans les écrits de Platon, d'Aristote, de Cicéron, de Sénèque et d'une foule d'autres auteurs'.

S'il existe une loi naturelle, il est évident que notre intelligence doit être capable de la découvrir, sans quoi cette loi serait inutile, et par conséquent la sagesse du Créateur en défaut. Or, voici comment Quesnay justifie la Providence, et démontre que l'ignorance de cette loi n'est pas possible.

Le vœu bien manifeste de la natnre étant, la conservation, la multiplication, le bonheur et le perfectionnement de l'espèce, il était indispensable que l'homme reçût, dès l'origine du monde, non pas seulement de l'intelligence, mais aussi des instincts en rapport avec la fin que se proposait son auteur. Par suite, donc, la question de la possibilité de connaissance de la loi naturelle se réduit à savoir si nous admettons en nous-mêmes les instincts dont il s'agit. Or, l'affirmative sur ce dernier point n'est pas douteuse, car il n'est personne

'Droit naturel, p. 53 de ce volume.

'Le Traité des lois, de Cicéron, abonde en passages tels que celui-ci : Nihil est profectò præstabilius quàm planè intelligi nos ad justitiam esse nalos; neque opinione, sed natură constitutum esse jus.... Sed depravatio consuetudinum, opinionum varietas, multitudinis consensus, animos lorquel el abducit à vero (lib. 1). Il dit encore, dans un Fragment sur la république : Omnes igitur gentes et omni lempore una lex, el sempiterna, el immutabilis continet, unusque est communis quasi magister et imperator omnium Deus ille, legis hujus inventor, disceptator, lalor; cuí qui non parebit, ipse se fugiet ac naturum hominis aspernabitur.

qui ne se sente pourvu du triple instinct du bien-être, de la sociabilité et de la justice, et qui ne découvre, avec un peu de réflexion, que ces divers instincts sont en concordance admirable avec les vues de la nature, bien qu'ils n'aient pas suffi pour que l'Humanité, libre de choisir entre le bien et le mal, marchât toujours, dans les voies de l'Ordre, d'un pas ferme et sûr. En effet, si l'on examine comment ces divers instincts ont dû se traduire au moment où l'homme fut jeté sur la terre, on

trouve :

Qu'en vertu du premier, il se dit : « J'ai un droit naturel aux choses propres à ma jouissance, et je ne saurais les acquérir que par le tra

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Qu'en vertu du second, il comprit que l'isolement de la brute ne convenait pas à sa double nature, et que ses besoins physiques et moraux l'appelaient à vivre dans la société de ses semblables, et à faire, de cette société, un état de paix, de bienveillance et de concorde 1;

Qu'en vertu du troisième, il reconnut encore que, les autres hommes ayant la même organisation et les mêmes besoins que lui-même, ne pouvaient avoir un droit moindre que le sien; et que, par conséquent, il était tenu au devoir de respecter ce droit, pour qu'on s'imposât pareille obligation à son égard; au devoir de ne pas nuire à autrui, pour qu'on ne nuisît pas à lui-même.

Mais ces trois idées, produit du sens intime, nécessité du travail, nécessité de la société, nécessité de la justice, impliquaient nécessairement ces trois autres: liberté, propriété et autorité c'est-à-dire les termes essentiels de tout Ordre social constitué d'une manière définitive.

Comment l'homme, en effet, aurait-il pu comprendre la nécessité du

IV. Quesnay, Droit naturel, p. 41, 44 et 45 de ce volume.

* V. ibid., p. 44, 50.

» V. ibid., p. 48.- Quesnay, dans son petit Traité du droit naturel, se borne à exposer sommairement les principes fondamentaux de la science economique, conçue comme celle de la justice, dans toutes les relations sociales intérieures et extérieures. Il faut chercher le developpement de ces principes et de leurs consequences, par rapport au triple phénomène de la production, de la distribution et de la consommation de la richesse, dans ses Maximes du gouvernement économique d'un royaume agricole, ses Dialogues, ses autres ecrits et tous ceux de ses disciples. Voyez, Ire Lettre de Dupont de Nemours à J.-B. Say, p. 594 de ce volume.

travail, pour obéirà l'instinct irrésistible de la conservation et du bien-être, sans concevoir, en même temps, que l'instrument du travail, les facultés physiques et intellectuelles dont l'avait gratifié la nature, ne lui appartinssent pas exclusivement; sans apercevoir qu'il est maître, propriétaire absolu de sa personne; que l'activité propre de son moi doit échapper à toute contrainte; en un mot, qu'il est est né et doit rester libre '? Évidemment, le concept de la liberté fut pour lui, dès l'origine des choses, l'effet d'une révélation intuitive et immédiate, tenant à son organisme même ou, comme le dit Mercier de La Rivière, à cette sensibilité involontaire qu'il apportait au bien et au mal physiques, et par laquelle il était averti perpétuellement du devoir ou du besoin de pourvoir à sa subsistance.

Mais, évidemment encore, l'idée de la liberté ne pouvait naître dans l'esprit de l'homme sans qu'il n'y associât au même instant celle de la propriété, en l'absence de laquelle la première n'eût été qu'un non-sens, n'eût représenté qu'un droit illusoire et sans objet. Pour l'individu, la liberté d'acquérir les choses utiles par le travail suppose nécessairement celle de les conserver, d'en jouir, d'en disposer sans réserve, et même de les transmettre, après lui, à sa famille, par laquelle son existence se perpétue indéfiniment. Or, la liberté, conçue de cette manière, devient la propriété, qui peut être considérée sous deux aspects différents, selon qu'elle s'applique aux choses mobilières ou à la terre, qui en est la source, le fonds duquel le travail doit les tirer.

M. Proudhon, qu'on pourrait appeler le Jean-Jacques du XIXe siècle, tant ses opinions paradoxales, la vigueur de dialectique et la rudesse de forme avec lesquelles il les soutient, offrent de rapports entre le philosophe de Genève et lui, n'admet même pas que l'homme soit propriétaire de ses facultés; il ne lui en concède que l'usufruit, et la raison qu'il en donne, c'est que « si l'homme était maître souverain de ses facultés, il s'empêcherait d'avoir faim et froid; il mangerait sans mesure et marcherait dans les flammes; il soulèverait des montagnes, ferait cent lieues en une minute, guérirait sans remède et par la seule force de sa volonté, et se ferait immortel. » La tirade peut sembler piquante, mais ne doit-on pas éprouver quelque surprise de voir l'auteur l'opposer, comme argumentation philosophique, à M. Destatt de Tracy, développant la même thèse que les Physiocrates, à savoir que l'idée de propriété naît de l'idée de personnalité, surtout après une appréciation conçue en ces termes, de la doctrine de son adversaire : « Combien je rougirais de relever de telles niaiseries, si je ne considérais ici que l'autorité du sieur Destutt de Tracy !» (V. Qu'est-ce que la propriété? p. 45 et 46).

? V. p. 609 de ce volume.

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