Page images
PDF
EPUB

Nul doute qu'à l'apparition de l'homme sur la terre, il n'eut d'autre intérêt à s'emparer du sol que celui d'en affecter une parcelle minime à son habitation. Ignorant la culture ou l'art de le mettre en valeur, il n'existait aucun motif, sinon celui qu'on vient de dire, et qu'il est bon, toutefois, de ne pas omettre, pour qu'il cherchât à posséder le sol d'une manière exclusive et permanente, à en jouir propriétairement. Dès lors, la propriété fut donc à peu près uniquement mobilière. D'abord, les productions spontanées du règne végétal, plus tard les produits de la chasse et de la pêche, plus tard encore le croît des animaux réduits à l'état de domesticité, et l'usage industriel qui pût être fait de ces diverses richesses, constituèrent les seuls objets donnant lieu à l'exercice de la propriété. Ainsi le voulait la nature des choses, dont l'enseignement est si clair, sous ce rapport, que, jusqu'ici, toutes les attaques dirigées contre le droit de propriété en général l'ont été surtout contre l'institution de la propriété foncière. Mais, aux yeux des Physiocrates, celle-ci n'est pas. moins légitime, moins conforme à l'Ordre, moins de droit naturel, que la propriété mobilière; et les principales raisons qu'ils en donnnent se résument dans les considérations suivantes :

Les productions spontanées de la terre et des eaux auraient, à la rigueur, pu suffire à la conservation, mais non à la multiplication, au bonheur et au perfectionnement de l'espèce. Ce triple objet réclamait, par une nécessité physique, la culture du sol; et cette culture en exigeait, à son tour, l'appropriation individuelle, d'abord parce qu'aucun autre système n'est plus propre à tirer de la terre toute la masse des choses. utiles qu'elle est susceptible de produire; et, en second lieu, parce que la constitution collective de la propriété aurait engendré beaucoup plus d'inconvénients, quant au partage des fruits, qu'il n'en peut naître du partage des fonds, par lequel les droits de chacun se trouvent fixés d'une manière claire et définitive'.

La loi naturelle, qui permet à chacun de faire tout ce qui lui est avantageux, sous la seule condition de ne pas nuire à autrui, ne fut aucunement violée, par le fait du premier cultivateur qui s'empara d'un champ inculte pour le clore, le défricher, le labourer, l'ensemencer, y

' V. Le Trosne, De l'Ordre social, Discours 2, note 7.

incorporer son travail, ainsi qu'une portion de sa richesse mobilière, c'est-à-dire, en accroître la valeur d'une manière presque fabuleuse. Cet acte fut éminemment juste, par ce qu'il était utile, non-seulement à celui qui s'y livrait, mais à la société tout entière. Sa conséquence fut, non de rien retrancher au droit naturel qu'avaient les autres hommes de vivre par le travail, mais au contraire de rendre l'exercice de ce droit moins aléatoire, beaucoup plus certain et beaucoup plus profitable '. Le premier grain de blé, confié à la terre, devint le germe assuré des empires, comme le dit Dupont de Nemours, et le premier laboureur fonda véritablement la civilisation; car, sans l'accroissement prodigieux des subsistances par l'agriculture, duquel devaient sortir graduellemont la diversité des professions et la division du travail, il était impossible d'arriver au développement providentiel de l'esprit humain dans le triple domaine de l'industrie, de l'art et de la science. L'institution de la propriété foncière est donc un fait en harmonie tout à la fois avec les instincts de l'homme et la destinée évidente de l'espèce, et par conséquent normal en soi, fût-il même établi, ce qui ne l'est pas, que, dans son principe, il fut souillé par la violence. Cette origine vicieuse ne détruirait pas la réalité du droit qu'eut chacun, lorsque la terre était vacante, de prendre possession du sol par la culture, de déclarer sien le champ qu'il avait fécondé par son travail et ses avances, et de réclamer à juste titre, sur ce champ, un domaine non moins absolu que sur les fruits mêmes'; car

Il est impossible de pousser plus loin que ne l'a fait Ch. Comte la démonstration de cette vérité. Ce publiciste éminent, qui a fait du Droit de propriété, comme les économistes du xvine siècle, la clef de voûte de tout l'édifice social, établit qu'une lieue carrée de terrain, laquelle peut, en moyenne, suffire à l'existence de douze cents individus en France, ne saurait en nourrir qu'un seul partout où la culture n'a pas mis le sol en valeur (V. Traité de la propriété, I, ch. ix).

V. p. 26 de ce volume.

* Rousseau ne conteste pas ce droit (V. Contrat social, ch. 1x). C'est à tort, comme le remarque très judicieusement Roederer, qu'on a voulu faire de ce philosophe un adversaire de la propriété, en prenant à contre-sens quelques lignes de son fameux Discours sur l'inégalité, qui n'est autre chose qu'une éloquente satyre de la civilisation. Rousseau méconnait si peu, au contraire, l'importance sociale de la propriété, et de la propriété foncière notamment, qu'il ne l'attaque, dans les lignes dont on s'est prévalu, que parce qu'il y voit le véritable fondement de la société civile, qu'il a pour but dans son œuvre tout entière, de placer au-dessous de la vie sauvage ou de l'état de nature. Mais, lorsque le philosophe de Genève est sérieux, comme dans le Contral social ou l'article Économie politique, ses idées sur la propriété ne diffèrent

il est facile de concevoir que la naissance des fruits avait, dans le principe, ce domaine plein et entier pour condition nécessaire. « En général, répète Mercier de La Rivière, avec tous les autres vulgarisateurs de la doctrine de Quesnay, avant qu'une terre soit cultivée, il faut qu'elle soit défrichée, qu'elle soit préparée par une multitude de travaux et de dépenses diverses qui marchent à la suite des défrichements; il faut enfin que les bâtiments nécessaires à l'exploitation soient construits; par conséquent, que chaque premier cultivateur commence par avancer à la terre des richesses mobilières dont il a la propriété: or, comme ces richesses mobilières incorporées, pour ainsi dire, dans les terres, ne peuvent plus en être séparées, il est sensible qu'on ne peut se porter à faire ces dépenses que sous la condition de rester propriétaire de ces terres; sans cela la propriété mobilière de toutes les choses ainsi dépensées serait perdue. Cette condition a même été d'autant plus juste dans l'origine des sociétés particulières, que les terres étaient sans valeur vénale et sans prix, avant que les dépenses les eussent rendues susceptibles de culture'. La propriété foncière n'est donc qu'une conséquence légi

D

de celles des Physiocrates, qu'en ce qu'il l'a fait dériver beaucoup plus du droit positif que du droit naturel. (V. Ræderer, Mémoires sur quelques points d'économie publique, premier discours, Paris, in-8°, 1840).

'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.—Voy., dans ce volume, Dupont de Nemours, pages 344, 390 et 591; Baudeau, page 690.

L'on doit constater ici, peut-être, qu'il s'en fallait beaucoup que, du temps des premiers économistes, le principe de la propriété fût en butte à des attaques aussi sérieuses et aussi habilement combinées que de nos jours. A part quelques insignifiantes déclamations de Diderot, Helvétius et Raynal, et les singulières boutades de Necker contre l'appropriation du sol, on n'y opposait alors que la communauté des biens, comme moyen d'arriver à l'utopie de l'égalité des conditions. Comme représentant de cette doctrine, on ne trouve guère qu'un seul écrivain digne d'ètre nommé, l'abbé de Mably, qui la réputait une chimère, mais qui ne la prèchait pas moins dans sa Législation ou principes des lois, les Doutes proposés aux philosophes économistes et le Traité des droits et des devoirs du citoyen. Imbu, aussi, des mèmes idées, qu'il traduisait d'une manière moins savante, mais plus fougueuse, Linguet, dans sa Théorie des lois civiles et ses Annales politiques, érigeait la richesse en crime, et prétendait que le salariat était au-dessous de l'esclavage. Mais, comme tout ce déraisonnement a'offrait encore qu'un caractère très vague, et ne se formulait dans aucun des systèmes plus ou moins spécieux que notre époque a fait éclore, les Physiocrates n'eurent pas à se préoccuper de ces divers systèmes dont les bases ont été culbutées, par anticipation en quelque sorte, dans le Discours de Roederer que mentionne la note précédente.

time de la liberté ou propriété personnelle, et de la propriété mobilière. Tout porte à croire que les instincts de bien-être et de sociabilité, dont l'homme avait été doué par le Créateur, l'amenèrent à de prompts rapports avec ses semblables. Mais ces rapports ne purent se former sans développer immédiatement chez lui l'instinct de la justice, ou le sentiment du droit et du devoir. Il est probable, encore, qu'il méconnut peu ce sentiment tant qu'il demeura dans l'état d'égalité presque parfaite ou de simple nature, l'intérêt à être injuste ne lui manquant guère moins que les moyens de commettre l'injustice. Mais, à mesure qu'il échappa à cette existence en quelque sorte de pure animalité; que son intelligence et ses passions s'éveillèrent; qu'il étendit le cercle de ses besoins et devint plus avide des jouissances de la propriété, en même temps que plus habile à créer ces jouissances, il arriva que les faibles furent en butte aux attaques des forts, ou que ceux-ci eurent à se défendre contre la méchanceté adroite des faibles. Dès-lors, donc, et longtemps même avant l'établissement de la propriété foncière, l'instinct de la justice dut porter les hommes à concentrer, d'une manière plus ou moins imparfaite, les forces de tous pour défendre la liberté et la propriété mobilière de chacun contre les tentatives de l'instinct déréglé du bien-être, ou les violences individuelles. C'est ainsi que chaque peuplade eut ses chefs ou magistrats, arbitres des différends et redresseurs des torts, chargés par elle de la mission de maintenir l'ordre au sein de la tribu et de la protéger contre les attaques extérieures ; que l'idée de pouvoir social, d'autorité, apparut à l'homme comme le complément nécessaire de celles de liberté et de propriété. Toutefois, cette autorité, ce pouvoir, dont les Physiocrates ont très bien déterminé le rôle ', et que leurs écrits désignent ordinairement par la dénomination d'autorité tutelaire, ne pouvait selon eux surgir, dans toute sa plénitude, que par le fait de la culture et l'institution de la propriété foncière. Le motif qu'ils en donnent, c'est qu'antérieurement à cette importante phase du développement social, le besoin de cette autorité, et surtout les moyens de l'établir, furent sans rapport avec ce qu'ils devinrent après. Tant qu'on ne s'éloigna pas beaucoup de l'état de nature, les biens étant peu considé

'V. Baudeau, p. 663 et suiv. de ce volume.

rables et continuellement, pour ainsi dire, sous les yeux de leurs possesseurs, il était assez facile à chaque famille de veiller par elle-même au maintien de ses droits. D'ailleurs, l'activité personnelle de chacun ne suffisant guère qu'à la satisfaction de ses besoins particuliers, il n'existait pas d'excédant de richesse susceptible de solder une classe d'hommes destinée spécialement à la défense de l'intérêt général. Il ne put donc y avoir alors qu'une ombre d'autorité, n'offrant que des garanties à peu près illusoires contre l'exercice illégitime de la force. Après la culture, au contraire, la dispersion forcée de la richesse rendit évidente à tous la nécessité de placer les personnes et les propriétés sous la protection incessante d'un véritable pouvoir public; et la mesure considérable, dans laquelle s'accrut cette richesse, engendra en même temps les moyens de faire face à la dépense qu'entraînait la constitution de ce pouvoir. De ce moment, la société fut assise sur toutes ses bases naturelles; et, si l'esprit humain n'en eût pas cherché d'autres, il n'y aurait eu, pour le monde, ni secousses, ni temps d'arrêt, dans le développement progressif de la civilisation et du bonheur général.

Comme on le voit, les Physiocrates n'empruntent pas la notion du juste et de l'injuste, les principes fondamentaux du droit naturel, à des spéculations arbitraires. Loin de là, ils les puisent uniquement dans la nature de l'homme et dans ses rapports nécessaires avec le monde extérieur, faits simples, que notre intelligence peut soumettre à l'observation la plus rigoureuse, mais que leur simplicité même avait laissé passer inaperçus de tous les autres philosophes. Beaucoup plus préoccupés de la nature morale que de la nature physique de notre espèce, ces derniers n'avaient pas compris que la seconde domine l'autre de toutes parts, et que l'homme n'est moral même, que parce que la supériorité de son intelligence lui révélant les lois de l'Ordre', il est appelé, non à subir, comme la brute, mais à réfléchir et à gouverner les instincts physiques, qui lui sont communs avec elle. De là, tous les systèmes où l'homme est en quelque sorte considéré comme un pur esprit, où l'on pose en principe l'abnégation absolue de l'intérêt personnel, et où la théorie du droit

1

1 Unum hoc animal sentit quidɣsit Ordo, quid deceat, dit Cicéron en parlant de l'homme.

« PreviousContinue »