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Le Trosne, qu'on peut appeler les interprètes officiels de sa pensée, les classiques de sa doctrine. L'ensemble des œuvres que nous leur avons empruntées, jette un tel jour sur cette même doctrine, la présente si bien sous toutes ses faces, que nous n'hésiterons pas à dire que l'on n'acquerrait pas une idée de plus à cet égard, quand même on lirait tout ce qui est sorti de la plume des économistes du XVIIIe siècle.

Au moment où toute l'importance de l'économie politique est mise en relief, et par le courage avec lequel un petit nombre d'écrivains, plus jaloux de faire entendre la vérité à la multitude que de se concilier ses suffrages, défendent les conclusions pratiques adoptées en commun par Quesnay, Adam Smith et J.-B. Say; et par les attaques passionnées de nombreux adversaires, dont les uns nient avec audace l'existence même de la science, et dont les autres tendent à protéger de son nom les abus les plus contraires à l'intérêt général, nous avons l'espoir que cette nouvelle publication ne sera pas accueillie, par les hommes sérieux et impartiaux, sans quelque intérêt. Notre peine n'aura pas été complètement perdue, si le concours des autres efforts auxquels elle vient s'adjoindre, empêche nos concitoyens de laisser à l'Angleterre l'honneur d'appliquer la première, des principes, aussi généreux qu'utiles, qui n'ont pas pris naissance sur son sol, mais bien de ce côté-ci du détroit, sur le sol français.

Paris, le 10 juin 1846.

Eug. DAIRE.

INTRODUCTION.

§ I. — La justice ou les lois de l'Ordre, objet fondamental de la philosophie de Quesnay.

S'il est un fait constaté par l'histoire, c'est que le monde, depuis son origine, n'a jamais cessé de marcher à la solution de ce grand problème qu'est-ce que la justice? Politiques, religieuses ou sociales, toutes les révolutions l'ont renfermé dans leur sein; et, si aucune n'en avait trouvé le dernier mot, c'est que l'intelligence des choses morales est, comme celle des choses physiques, nécessairement progressive. Le christianisme, en transportant la question de la terre au ciel, ne jeta dessus aucune lumière, mais il appela plus que jamais les esprits à la résoudre en ravivant, dans la conscience humaine, la croyance innée que le droit ne dérive pas de la force. L'œuvre de la poser et de la discuter scientifiquement était réservée au xvII° siècle; et la gloire qui s'y attache en revient tout entière à Quesnay et à son école.

Vers le milieu de cette époque, en effet, l'on voit éclater de toutes parts le sentiment de la violation des lois de l'Ordre. Pas un penseur qui ne lance sa pierre à la société telle qu'on l'a faite. Mais, parmi tous ces philosophes, lequel d'entre eux pourrait dire ce qu'est l'Ordre? quelle idée précise il s'en forme? quels moyens sont opportuns pour le rétablir? Sera-ce Voltaire, n'apercevant guère d'autre abus dans la société que le pouvoir du prêtre et l'existence des opinions religieuses? Sera-ce Jean-Jacques, cet éloquent rhéteur, qui, ne comprenant pas le mouvement de la civilisation moderne, ne propose, pour remède à la souffrance des peuples, que la liberté politique d'Athènes et de Rome? Ou bien consultera-t-on à cet égard tous les écrivains vendus au clergé, à la noblesse, au parlement et aux hommes de finance, lesquels ne trouvent autre chose à redire, dans l'organisation sociale, que les obstacles qu'elle laisse subsister encore à l'extension des privilèges ou des rapines

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que leur plume a mission de défendre? Mais, de tous ces réformateurs, soldés ou non soldés, dont les uns tiennent pour la monarchie pure, les autres pour la monarchie représentative, les autres encore pour la république, qui prend la peine de rechercher s'il n'existe pas certaines lois immuables en vertu desquelles les nations naissent, se développent et périssent, quelle que soit la forme de leur gouvernement? Qui se demande pourquoi sont institués les gouvernements? quels sont leurs droits et leurs devoirs ? quelle est, pour chaque peuple, la règle légitime de toutes les relations sociales intérieures et extérieures, ou le criterium du juste et de l'injuste? quels sont, enfin, les avantages de se conformer à cette règle, et les maux qu'entraîne son infraction? S'il faut répondre, aucun, tout l'honneur d'avoir formulé le grand problème du juste et de l'injuste, dont la solution est la condition sine qua non de la paix du monde, parce qu'il embrasse tous ses intérêts matériels et moraux, revient donc à Quesnay, qui, le premier, souleva et discuta méthodiquement ces diverses questions. Que les principes qu'il a posés et les conclusions qu'il a prises, paraissent, ou non, complètement à l'abri de la critique, toujours demeurera-t-il que de ses méditations est née la science dont le progrès importe le plus au bonheur du grand nombre; la science, qui, embrassant tout à la fois les personnes et les choses, ce que n'avaient fait, jusqu'alors, ni la politique, ni la religion, ni la philosophie, a pour objet de déterminer rationnellement dans l'avenir tous les rapports des hommes entre eux, c'est-à-dire de les régler d'après les lois immuables instituées par l'Etre-Suprême. Le terme de politique aurait pu suffire pour désigner cette science nouvelle, s'il eût alors signifié autre chose que l'art de gouverner par la force ou par la ruse; mais, comme telle était son acception générale, Quesnay eut recours à celui d'économie politique, expression tirée de l'assemblage de trois mots grecs dont la traduction littérale est : règle de la maison politique, ou de la société. Plus tard, pour mieux caractériser encore la doctrine de son maître, et indiquer qu'elle reposait sur l'observation, Dupont de Nemours employa le terme de physiocratie, qui veut dire : gouvernement de la nature des choses.

Comme on le voit par ces considérations, la science dont Quesnay entendit jeter les bases, fut celle du gouvernement, science qui peut

être infinie dans ses détails, mais qui n'en part pas moins, comme les plus vastes, des vérités les plus simples. En l'asseyant sur la justice, qui est la même chose que l'intérêt général, selon la définition d'Aristote, acceptée par tout le monde, ce philosophe n'énonça pas un principe nouveau, car personne ne conteste que la mission des gouvernements ne soit de sauvegarder la justice ou l'intérêt général. Mais ce qui distingue sa doctrine de toutes les vues spéculatives émises précédemment ou concurremment avec les siennes, ce par quoi même elle devient doctrine, système ou corps d'observations véritablement scientifiques, c'est qu'elle fournit la règle pour distinguer le juste de l'injuste, ce qui est conforme à l'intérêt général de ce qui ne l'est pas, et qu'elle vérifie cette règle par l'analyse des faits sociaux du passé et du présent. Comme l'a fait observer avec raison un écrivain dont les idées sont diamétralement contraires à celles des Physiocrates, on est fort peu renseigné sur la nature de la justice, quand on a entendu les philosophes de toutes les écoles s'écrier en choeur: C'est un instinct divin, une immortelle et céleste voix, un guide donné par la nature, une lumière révélée à tout homme venant au monde, une loi gravée dans nos cœurs; c'est le cri de la conscience, le dictamen de la raison, l'inspiration du sentiment, le penchant de la sensibilité; c'est l'amour de soi dans les autres, l'intérêt bien entendu, etc., etc, 1» Il est certain, ainsi qu'il l'ajoute, que cette litanie, qui pourrait se prolonger indéfiniment, n'avance pas beaucoup la solution du problème du juste et de l'injuste. Après tout ce verbiage, la question reste précisément au même point où l'avaient laissée la définition d'Aristote et celle des légistes romains: justitia est constans et perpetua voluntas suum cuique tribuendi, la justice est la volonté permanente de rendre à chacun ce qui lui appartient. Quant à cette maxime morale, aussi vieille que le monde : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît à toi-même, l'on aperçoit facilement que, si elle est un guide sûr en ce qui touche les relations individuelles, elle n'est pas assez explicite pour empêcher l'esprit de s'égarer, quand il s'agit des relations qui sont l'objet du droit civil, public ou international. Que la justice soit identique avec l'intérêt général, qu'elle ait pour but de rendre à chacun ce

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'P.-J. Proudhon, Qu'est-ce que la propriété? p. 187.

qui lui appartient, ce sont là des vérités évidentes sans doute, mais dont l'évidence même rend la déclaration fort superflue, si l'on n'explique. en même temps, d'une manière rationnelle, en quoi gît l'intérêt général, en quoi consiste le droit et le devoir de chacun. Est-ce que les anciens, par exemple, qui ne doutaient pas de ces vérités, n'en alliaient pas très bien la connaissance avec le maintien de l'esclavage? Est-ce que l'Église, qui les tenait pour certaines aussi, et qui a prêché aux hommes l'abnégation personnelle, le dévouement, la fraternité, en un mot beaucoup plus que la justice, n'a pas fait dépendre le droit à la liberté de la couleur de la peau, et dévoué charitablement à la prison, aux tortures, à la mort, des milliers d'hommes dont le seul crime était de ne pas penser comme elle? Est-ce qu'enfin tous les gouvernements passés et actuels, qui ne nient pas davantage ces vérités, ne se sont jamais trompés ou ne se trompent plus sur ce que commaude l'intérêt général? n'ont jamais imposé et n'imposent plus aux citoyens que des devoirs rigoureusement conformes à la justice? Si force est de répondre négativement à toutes ces questions, et de reconnaître néanmoins que l'idée de la justice n'a jamais cessé d'exister au fond de la conscience humaine, on doit en conclure qu'elle y est obscurcie autant, peut-être, par l'effet de l'ignorance que par celui des mauvaises passions de notre nature.

Ainsi pensa Quesnay, qui dit : « Le droit est méconnu, surtout parce que personne, homme d'État, prêtre ou savant, ne l'a mis en lumière. » Dès-lors,combler cette lacune de la philosophie, devint l'œuvre la plus chère à son activité intellectuelle. Le médecin de Louis XV y procéda selon la méthode que commençaient à adopter les véritables savants, c'està-dire, qu'il n'alla pas s'égarer dans les ténèbres de la métaphysique et de l'ontologie, mais limita ses recherches au champ des choses observables. Étudiant la nature de l'homme et la nature des choses, il en déduisit les principes immuables du droit naturel, et donna, pour preuve de leur certitude, l'analyse de tous les biens ou de tous les maux qu'éprouve l'humanité, selon qu'elle les respecte ou qu'elle les viole. En se livrant à ce qu'il appelait la recherche des lois de l'Ordre, Quesnay voulut évidemment créer ce que J.-B. Say a nommé plus tard la science physiologique de la société. Il tendait, comme cet écrivain, à la connaissance de toutes les lois naturelles et constantes sans lesquelles les sociétés hu

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