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un ordre duquel les sociétés ne peuvent s'écarter sans être moins sociétés, sans que l'état politique ait moins de consistance, sans que ses membres se trouvent plus ou moins désunis et dans une situation violente; un ordre qu'on ne pourrait abandonner entièrement sans opérer la dissolution de la société et bientôt la destruction absolue de l'espèce humaine.

Voilà ce que ne savait pas Montesquieu; ce que les petits auteurs soidisant politiques qui ont cru marcher sur les traces de ce grand génie, étaient encore bien plus loin d'entrevoir que lui; ce qu'ignore très profondément une multitude d'hommes de mérite fort instruits, d'ailleurs, dans toutes les connaissances dont nous venons de faire l'énumération au commencement de cet écrit.

L'ignorance, comme toutes les choses de ce monde, tend à se perpétuer d'elle-même. La nôtre, sur ces vérités les plus importantes de toutes pour les hommes réunis en société, était entretenue et nourrie par un grand nombre de causes extérieures inutiles à développer ici. Nous ne savons pas combien elle aurait duré, mais on peut juger par la résistance qu'elle oppose aujourd'hui à la lumière naissante, que son tempérament était robuste. Il y a environ treize ans qu'un homme du génie le plus vigoureux (Quesnay), exercé aux méditations profondes, déjà connu par d'excellents ouvrages et par ses succès dans un art où la grande habileté consiste à observer et à respecter la nature, devina qu'elle ne borne pas ses lois physiques à celles qu'on a jusques à présent étudiées dans nos collèges et dans nos académies; et que, lorsqu'elle donne aux fourmis, aux abeilles, aux castors la faculté de se soumettre, d'un commun accord et par leur propre intérêt, à un gouvernement bon, stable et uniforme, elle ne refuse pas à l'homme le pouvoir de s'élever à la jouissance du même avantage. Animé par l'importance de cette vue et par l'aspect des grandes conséquences qu'on en pouvait tirer, il appliqua toute la pénétration de son esprit à la recherche des lois physiques relatives à la société, et parvint enfin à s'assurer de la base inébranlable de ces lois, à en saisir l'ensemble, à en développer l'enchaînement, à en extraire et à en démontrer les résultats. Le tout formait une doctrine très nouvelle, très éloignée des préjugés adoptés par l'ignorance générale, et fort au-dessus de la portée des hommes vulgaires, chez lesquels l'habitude contractée dans leur enfance d'occuper uniquement leur mémoire, étouffe le pouvoir de faire usage de leur jugement.

Le moment n'était cependant pas absolument défavorable pour publier cette doctrine. L'illustre M. de Gournay, intendant du commerce, guidé comme Quesnay, par la seule justesse de son génie, arrivait en même temps par une route différente à une grande partie des mêmes résultats

pratiques. Il commençait à les présenter aux yeux des suprêmes administrateurs, et à former, par ses conversations et par ses conseils, de jeunes et dignes magistrats qui sont aujourd'hui l'honneur et l'espoir de la nation; tandis que le docteur Quesnay donnait à l'Encyclopédie les mots Fermiers et Grains, qui sont les premiers ouvrages publics dans lesquels il ait commencé l'exposition de la science qu'il devait à ses découvertes. Bientôt après, celui-ci inventa le Tableau économique, cette formule étonnante qui peint la naissance, la distribution et la reproduction des richesses, et qui sert à calculer, avec tant de sûreté, de promptitude et de précision, l'effet de toutes les opérations relatives aux richesses. Cette formule, son explication, et les Maximes générales du gouvernement économique que l'auteur y joignit, furent imprimees avec des notes savantes, au château de Versailles, en 17581.

Trois hommes également dignes d'être les amis de l'inventeur de la science et du Tableau économique, M. de Gournay, M. le marquis de Mirabeau et M. Mercier de la Rivière, se lièrent alors intimement avec lui. Il y avait tout à espérer, pour la rapidité des progrès de la nouvelle science, du concours de trois hommes de ce génie avec son premier instituteur. Mais une mort prématurée ravit M. de Gournay aux vœux et au bonheur de son pays (1759). M. de la Rivière fut nommé Intendant de la Martinique, et son zèle, son activité pour servir sa patrie par des opérations utiles, perpétuellement dirigées d'après les principes lumineux dont il était pénétré, ne lui permirent pas, dans tout le cours de son administration, de s'occuper du soin de développer aux autres l'évidence de ces principes qui guidaient son travail immense et journalier. Le vertueux Ami des Hommes resta seul à seconder l'esprit créateur de la science la plus utile au genre humain, et commença cette nouvelle carrière par la rétractation publique des erreurs qui lui étaient échappées dans son Traité de la population. Acte généreux, qui suffit pour

1 Voyez la Notice sur Quesnay, p. 12 et 13 de ce volume.

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Le marquis de Mirabeau, père du grand orateur de l'Assemblée constituante, dut le nom d'Ami des hommes à son premier ouvrage économique, publié en 1756, sous le titre de l'Ami des hommes ou Traité de la population. Ce fait est connu; mais ce qu'on ne sait pas aussi généralement, c'est qu'on a réuni à ce Traité, en conservant la première partie du titre, plusieurs autres ouvrages qui en sont tout à fait distincts, et que Dupont de Nemours rappelle un peu plus bas. Ce qu'on sait moins encore, c'est que le Traité dont il s'agit renversait par sa base toute la doctrine des Physiocrates, qui avaient signalé la richesse comme le principe de la population, tandis que le livre de Mirabeau faisait naître, au contraire, la richesse de la population. Et voilà pourquoi l'auteur, partisan de la petite culture à cette époque, le devint de la grande, lorsqu'il eut abandonné son principe pour celui de Quesnay. Telle est l'erreur de la rétractation de laquelle parle Dupont, et qui avait été, en

servir d'échelle de comparaison entre la force de la tête, l'honnêteté du cœur, la noblesse de l'âme de ce véritable citoyen; et la faiblesse, le vil orgueil, les manœuvres artificieuses de quelques autres écrivains du même temps, dont les erreurs étaient bien plus considérables et bien plus dangereuses, mais qui, poursuivis par l'évidence, voudraient persuader au public qu'ils ne se trompèrent jamais, et qu'ils n'ont obligation à personne de la connaissance des vérités contradictoires à leurs anciennes opinions, qu'ils essayent en vain aujourd'hui de marier avec elles'.

Il ne suffisait pas à l'Ami des hommes de convenir qu'il avait pris des conséquences pour des principes, il fallait qu'il réparât son erreur en publiant des vérités. Il le fit. On vit sortir de sa plume féconde une Introduction nouvelle à son Mémoire sur les États provinciaux2, une réfutation de la critique qu'un travailleur en finance avait faite de ce mémoire', un Discours éloquent adressé à la société de Berne sur l'agriculture', un excellent ouvrage sur les Corvées, une explication du Tableau économique, la Théorie de l'impôt, la Philosophie rurale, etc., etc. Quelques auteurs, formés par ses leçons et par celles du maître qu'il avait adopté, entraînés par l'évidence de leur doctrine, commencèrent à marcher sur leurs traces. Des corps entiers, et des corps respectables, l'académie des sciences et belles-lettres de Caen, la société royale d'agriculture d'Orléans, étudièrent la nouvelle science et s'en déclarèrent les défenseurs.

Voilà où en était cette science, si longtemps méconnue, quand M. de la Rivière revint de la Martinique hâter, précipiter ses progrès. Il eut bientôt repris le cours des études qui l'avaient occupé avant son voyage. Il enrichit en passant le Journal du commerce de quelques mémoires

effet, reconnue publiquement par Mirabeau, dans la Philosophie rurale et plusieurs autres de ses ouvrages. (E. D.)

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Ce passage nous semble particulièrement dirigé contre Forbonnais qui, tout en se posant l'adversaire des Économistes, a puisé dans leurs livres ce qu'il y a de meilleur dans les siens. (E. D.)

* T. IV de l'édition in-12 de l'Ami des hommes en sept volumes, avec les dates de 1756, 1758 et 1760. Le mémoire, publié pour la première fois en 1750, y est compris.

T. V de l'édition ci-dessus, contenant, en outre : Questions intéressantes sur la population, l'agriculture et le commerce, proposées aux Académies et autres Sociétés savantes des provinces, par Quesnay et Marivelt. La critique du Mémoire sur les États provinciaux, est de l'auteur du livre intitulé: Le Financier citoyen.

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T. VI de l'édition ci-dessus, renfermant un extrait des six premiers livres du Cours complet d'économie rustique, de Th. Hale.

* T. VII de la même édition, comprenant aussi l'Explication du Tableau économique. L'ouvrage sur et contre les corvées que l'auteur intitule : Réponse à la Voirie, est une réfutation de l'Essai sur la voirie et les ponts et chaussées de France, par un auteur dont le nom ne nous est pas connu. (E. D.)

sous le nom de M. G., et composa enfin le livre intitulé : l'Ordre naturel et essentiel des Sociétés politiques, qui vient d'être publié. Ce livre excellent garde dans sa logique, à la fois éloquente et serrée, l'ordre même qu'il expose à ses lecteurs. Toujours évident pour les têtes fortes, il a supérieurement l'art de se rendre intelligible aux têtes faibles, en saisissant le côté par où les vérités les plus ignorées sont intimement liées aux vérités les plus connues. Il présente leur union avec une évidence si naïve, que chacun s'imagine avoir pensé le premier des choses auxquelles il ne songea jamais. C'est cette naïveté sublime, qui démonte les sophismes, et qui vous fait irrésistiblement entrer l'évidence dans la tête, que les amis de l'auteur appellent les simplicites de M. de la Rivière. Il n'y a aucune de ces simplicités qui ne soit un éclair de génie.

Je m'estimerais bien heureux si je pouvais présenter ici dignement une idée nette et rapide des principales vérités dont la chaîne, découverte par le docteur Quesnay, est si supérieurement et si clairement développée dans ce livre sublime'. La conviction qu'elles ont depuis longtemps portée dans mon âme m'empêche de résister au désir d'essayer cette entreprise, peut-être au-dessus de mes forces; mais, avant de céder à ce désir impérieux, je crois devoir prévenir mes lecteurs par une réflexion que je tirerai de l'ancien Journal de l'agriculture, du commerce et des finances (volume d'août 1766, page 88): c'est qu'il serait aussi imprudent de juger un ouvrage sur l'extrait même le plus fidèle et le mieux fait, que de juger de la beauté d'un tableau sur l'esquisse de sa copie, ou de celle d'un corps sur son squelette.

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§ I.

Il y a une société naturelle, antérieure à toute convention entre les hommes, fondée sur leur constitution, sur leurs besoins physiques, sur leur intérêt évidemment commun.

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Dans cet état primitif, les hommes ont des droits et des devoirs réci

Qui sait si cette épithète n'a pas produit l'Homme aux quarante écus? A tout prendre, néanmoins, la vérité se trouve encore plus près de l'enthousiasme excessif de Dupont, que du dénigrement railleur de Voltaire. (E. D.)

⚫ Ce qu'on appelle dans le monde l'ancien Journal de l'agriculture, du commerce et des finances, a commencé en 1763, et a fini au mois de novembre 1766 inclusivement. Le nouveau a commencé au mois de décembre 1766. On prétend qu'il dure encore; mais on sait que ces deux ouvrages périodiques ne se ressemblent que par le titre. Cette note de Dupont de Nemours trouve son explication dans celles que nous avons insérées nous-même, à la fin des OEuvres de Quesnay, p. 303 et 304 de ce volume. (E. D.)`

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proques d'une justice absolue', parce qu'ils sont d'une nécessité physique, et par conséquent absolue pour leur existence.

Point de droits sans devoirs, et point de devoirs sans droits.

Les droits de chaque homme, antérieurs aux conventions, sont la liberté de pourvoir à sa subsistance et à son bien-être, la propriété de sa personne, et celle des choses acquises par le travail de sa personne.

Ses devoirs sont le travail pour subvenir à ses besoins, et le respect pour la liberté, pour la propriété personnelle et pour la propriété mobilière d'autrui.

Les conventions ne peuvent être faites entre les hommes que pour reconnaître et pour se garantir mutuellement ces droits et ces devoirs établis par Dieu même.

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Il y a donc un ordre naturel et essentiel auquel les conventions so

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« Le juste ABSOLU, dit textuellement Mercier de la Rivière, peut être défini : Un ordre de devoirs et de droits qui sont d'une nécessité physique et par conséquent absolue. Ainsi, l'injuste ABSOLU est tout ce qui se trouve contraire à cet ordre. Le terme d'absolu n'est point ici employé par opposition à celui de relatif; car ce n'est que dans le relatif que le juste et l'injuste peuvent avoir lieu. Mais ce qui, rigoureusement parlant, n'est qu'un juste relatif, devient cependant un juste absolu par rapport à la nécessité absolue où nous sommes de vivre en société. (T. I, p. 17.) « Je ne crois pas, dit Mercier de la Rivière, qu'on veuille refuser à un homme le droit naturel de pourvoir à sa conservation : ce premier droit n'est même en luique le résultat d'un premier devoir qui lui est imposé sous peine de douleur et même de mort. Sans ce droit, sa condition serait pire que celle des animaux ; car ils en ont tous un semblable. Or, il est évident que le droit de pourvoir à sa conservation renferme le droit d'acquérir, par ses recherches et par ses travaux, les choses utiles à son existence, et celui de les conserver après les avoir acquises. Il est évident que ce second droit n'est qu'une branche du premier : on ne peut pas dire avoir acquis ce qu'on n'a pas le droit de conserver: ainsi le droit d'acquérir et le droit de conserver ne forment ensemble qu'un seul et même droit, mais considéré dans des temps différents.

<< C'est donc de la nature même que chaque homme tient la propriété exclusive de sa personne, et celle des choses acquises par ses recherches et ses travaux. Je dis la propriété exclusive, parce que, si elle n'était pas exclusive, elle ne serait pas un droit de propriété.

"

:

Si chaque homme n'était pas, exclusivement à tous les autres hommes, propriétaire de sa personne, il faudrait que les autres hommes eussent sur lui-même des droits semblables aux siens dans ce cas on ne pourrait plus dire qu'un homme a le droit naturel de pourvoir à sa conservation; lorsqu'il voudrait user d'un tel droit, les autres auraient aussi le droit de l'en empêcher; son prétendu droit serait donc nul; car un droit n'est plus un droit, dès que les droits des autres ne nous laissent pas la liberté d'en jouir. (Ibid., p. 18, 19.) »

3 Mercier de la Rivière le définit dans les termes suivants : « L'ordre essentiel à toutes les sociétés particulières est l'ordre des devoirs et des droits réciproques dont Vétablissement est essentiellement nécessaire à la plus grande multiplication pos

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