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clarer rationnelles, selon lui, qu'autant qu'elles sauvegardent l'une et l'autre. De plus, en montrant comment la production de la richesse, et par suite la félicité temporelle de l'homme, s'attachent au respect de ce double principe, il assied le Droit, non plus sur des idées arbitraires et controversables, mais sur des notions fournies à l'intelligence par la vue de phénomènes physiques qu'elle ne pourrait révoquer en doute sans se nier elle-même. Certes, si la philosophie a pour rôle d'être utile au genre humain, on doit reconnaître qu'elle ne l'avait jamais aussi bien rempli que le jour où, quittant les régions nuageuses de la métaphysique, elle vint révéler au monde le mécanisme de ses intérêts matériels, célébrer la paix, flétrir la guerre, consacrer la dignité de l'homme, la liberté et les droits du travail; expliquer, sans mysticisme, la nécessité providentielle de l'inégalité des conditions et prouver, cependant, qu'il n'y a pas antagonisme, mais unité d'intérêts entre tous les hommes ! Quand on songe en effet à la place qu'occupe la question du bien-être dans les querelles des peuples et des diverses classes dont les sociétés se composent, il est facile d'apercevoir qu'il s'agissait uniquement du triomphe de ces vérités, plus ou moins bien comprises, dans toutes les luttes que raconte l'histoire. L'ignorance ou le mépris des principes de la liberté et de la propriété n'ont pas moins suscité les guerres politiques et les guerres religieuses d'abord, que les guerres commerciales plus tard. La philosophie ne pouvait donc rendre un plus grand service aux hommes que de dégager ces principes de l'arbitraire. Nous ne parlerons pas des fruits qu'a déjà portés son œuvre sous ce rapport; mais nous avons dit que les faits contemporains témoignent de l'importance des vérités de Droit naturel que Mercier de la Rivière donne pour base à ses idées économiques; il ne nous reste plus qu'à en fournir la preuve et, si nous ne nous trompons, elle mérite au plus haut degré de fixer l'attention du lecteur.

Lorsque, il y a un siècle et demi, l'École de Quesnay fit entendre ce cri célèbre laissez faire, laissez passer, un concert d'imprécations s'éleva du sein de tous ceux qui invoquaient tantôt la politique, tantôt la religion, tantôt l'intérêt du commerce, pour attenter aux droits les plus importants de l'humanité. Nobles, prêtres, magistrats, bourgeois, financiers, n'avaient jamais ouï rien de plus sacrilège que ces paroles : « Jamais il n'a été juste d'attenter à la liberté ni à la propriété d'autrui. Il n'y a point d'homme qui n'en ait quelquefois le pouvoir. En aucun temps, aucun homme n'en a eu le droit; en aucun temps, ni par aucune institution, aucun homme ne pourra l'acquérir'. » Ceux qui résumaient toutes leurs réformes en demandant que la propriété personnelle, mobilière et foncière, de nominale devint effective, ou que la société conservât à l'homme le droit qu'il tient de la nature de travailler à son bien-être en respectant le même droit dans autrui, furent représentés comme des rêveurs et des ennemis de l'ordre public. Il fallut une révolution sanglante pour que leurs idées pénétrassent incomplètement dans nos esprits et dans nos codes. Et cependant, aujourd'hui même, voici que le peuple, qui fut peut-être le plus hostile à ces idées, s'émeut pour les faire préva

'Maximes du docteur Quesnay, p. 389 de ce volume.

loir; voici qu'en Angleterre une puissante association', dirigée non plus par de simples philosophes, mais par des hommes mêlés aux plus grandes affaires de leur pays, reprend l'œuvre de justice et de civilisation conçue par les Quesnay, les La Rivière, les Turgot, et s'engage, aux yeux de l'Europe étonnée, d'agiter la raison publique, jusqu'à ce qu'elle ait conquis « l'abolition totale, immédiate et sans condition, de tous les monopoles, de tous les droits protecteurs quelconques en faveur de l'agriculture, des manufactures, du commerce et de la navigation; en un mot, la liberté absolue des échanges 2. » Cette association, dont le siège est à Manchester, mais dont l'action s'étend sur tout le pays par les festivals, les expositions, les banquets, la presse et les meetings, qui fut fondée en 1838, et qui depuis a vu croître chaque jour son influence et ses ressources financières, n'a aucun caractère politique. En dehors, comme au sein du parlement, où elle compte des voix nombreuses, ce n'est pas la cause des Wighs ou des Tories que ses orateurs plaident, mais celle, beaucoup plus glorieuse, du sens commun et de l'humanité. Étrangère à tout esprit de parti, la libre et fraternelle communication des hommes de toutes les régions, de tous les climats et de toutes les races, voilà son programme; et il ne faut pas une grande perspicacité pour apercevoir qu'il serait bientôt accepté par le monde le jour où elle aurait décidé ses concitoyens mêmes à l'adopter. Mais ce programme et la querelle de la Ligue avec les landlords qui repoussent l'importation des grains pour élever artificiellement leur rente territoriale, est-ce autre chose, au fond, que le rappel des grands principes de liberté et de propriété posés par les Économistes du dix-huitième siècle? autre chose que le renouvellement de cette protestation de Mercier de la Rivière contre l'abus, si souvent commis par les législateurs, de ne tenir aucun compte des règles du juste dans les lois qu'ils imposent à la société ?

« On doit remarquer, dit cet écrivain dans la partie de son livre que ne contient pas ce volume, mais qui s'y trouve suppléée par les écrits du chef de l'École et de Dupont de Nemours, que le terme de faire des lois est une façon de parler fort impropre, et qu'on ne doit point entendre, par cette expression, le droit et le pouvoir d'imaginer, d'inventer et d'instituer des lois positives qui ne soient pas déjà faites, c'est-à-dire qui ne soient pas des conséquences nécessaires de celles qui constituent l'Ordre naturel et essentiel de la société. Une loi positive ne peut jamais être indifférente au point de n'être ni bonne ni mauvaise; car elle est nécessairement l'une ou l'autre, selon qu'elle est conforme ou contraire à cet ordre essentiel. Si elle était absolument indifférente, elle n'aurait point

'Anti-corn-law-league. Voyez sur la naissance, le développement et le but de cette association, l'ouvrage que nous avons déjà cité, p. 389 de ce volume, Cobden el la Ligue.

2 Résolution du conseil de la Ligue, mai 1845. Voyez Introduction, p. 36, de l'ouvrage indiqué dans la note précédente, et la collection des discours traduits par M. Fréd. Bastiat.

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Voyez, notamment, Quesnay, dans son Traité du Droit naturel; Dupont, dans le Discours préliminaire de ce Traité; le même, dans son Origine et progrès d'une science nouvelle; dans l'opuscule intitulé: Maximes du docteur Quesnay, et dans la première Lettre à J.-B. Say.

d'objet positif, et dès-lors elle ne serait plus une loi positive. Mais, comme le pouvoir législatif ne peut être institué que pour établir de bonnes lois positives, des lois dont la raison primitive soit dans celles que Dieu nous a dictées lui-même, et selon lesquelles toute société doit être gouvernée, ce pouvoir n'est plus dans le législateur que le droit exclusif de manifester par des signes sensibles aux autres hommes les résultats des lois naturelles et essentielles de la société, après qu'ils lui sont devenus évidents, et de les sceller du sceau de son autorité, pour leur imprimer un caractère qui soit pour tous les esprits et toutes les volontés le point fixe de leur réunion'. »

Écoutons maintenant les orateurs de la Ligue, attaquant le système monopolaire de la restriction des échanges internationaux, et nous allons voir si l'esprit du philosophe français ne revit pas tout entier dans leur langage, et si la sagesse de sa parole devait rester sans écho dans l'avenir :

«< Là, s'écrie l'homme éminent qui est le principal chef de cette glorieuse association, on manque de vêtements, ici on meurt de faim, et des lois aussi absurdes que barbares s'interposent entre les deux pays (l'Angleterre et les États-Unis) pour les empêcher d'échanger et de devenir l'un pour l'autre un débouché réciproque. Oh! cela ne peut pas continuer. Un tel système ne peut durer; il répugne trop à l'instinct naturel, au sens commun, à la science, à l'humanité, au christianisme. Un tel système ne peut durer. Croyez que, lorsque deux nations telles que l'Amérique et l'Angleterre sont intéressées à des échanges mutuels, il n'est au pouvoir d'aucun gouvernement de les isoler à toujours. Et je crois sincèrement que, dans dix ans, tout ce mécanisme de restriction, ici comme au-delà des mers, ne vivra plus que dans l'histoire. Je ne demande que dix ans pour qu'il devienne aussi impossible aux gouvernements d'intervenir dans le travail des hommes, de le restreindre, de le limiter, de le pousser vers telle ou telle direction, qu'il le serait pour eux de s'immiscer dans les affaires privées, d'ordonner les heures des repas, et d'imposer à chaque ménage un plan d'économie domestique (Nous supprimons ici quelques détails sur la ridicule intervention que se permettait autrefois le pouvoir dans l'ordre économique)...... C'est là le principe sur lequel on agit encore. Alors, on intervenait dans l'industrie des comtés: aujourd'hui, on intervient dans l'industrie des nations. Dans l'un et l'autre cas, on viole ce que je soutiens être le droit naturel de chacun échanger là où il lui convient. Messieurs, ce système, cet abominable système ne peut pas durer. C'est pourquoi je me réjouis que nous avons entrepris de venger les lois et les droits de la nature, en employant tous nos efforts pour le renverser..... Notre rôle est véritablement celui de réformateurs, car nous sommes aux prises avec le monopole, système qui, sous une forme ou sous une autre, remonte, je crois, à la période adamique, ou du moins aux temps diluviens. Ce ne sera pas la moindre gloire de l'Angleterre, qui a donné au monde des institutions libres, la presse, le jury, les formes du gouvernement représentatif, si elle est encore la première à lui donner l'exemple de la liberté

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'Ordre nal. el essent. des sociétés politiques, ch. XV des ancienns éditions.

commerciale. Car, ne perdez pas de vue que ce grand mouvement se distingue parmi tous ceux qui ont agité le pays, en ce qu'il n'a pas exclusivement en vue, comme les autres, des intérêts locaux ou l'amélioration intérieure de notre patrie. Vous ne pouvez triompher dans cette lutte, sans que les résultats de ce triomphe ne se fassent ressentir jusqu'aux extrémités du monde, et la réalisation de vos doctrines n'affectera pas seulement les classes manufacturières et commerciales de ce pays, mais les intérêts matériels et moraux de l'humanité sur toute la surface du globe. Les conséquences morales du principe de la liberté commerciale, pour lequel nous combattons, m'ont toujours paru, parmi toutes celles qu'implique ce grand mouvement, comme les plus imposantes, les plus dignes d'exciter notre émulation et notre zèle. Fonder la liberté commerciale, c'est fonder en même temps la paix universelle, c'est relier entre eux, par le ciment des échanges réciproques, tous les peuples de la terre; c'est rendre la guerre aussi impossible entre deux nations, qu'elle l'est entre deux comtés de la Grande-Bretagne ..... »

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Ainsi donc, voilà l'Angleterre, dont la politique s'était engagée dans de toutes autres voies, amenée par la force des choses à ne plus isoler ses méditations sur l'utile de la recherche des principes du Droit naturel ou des règles immuables du juste et de l'injuste! Ce sont ces principes, ces règles, la liberté et la propriété enfin, que prennent pour point d'appui les Cobden, les Bright, les Fox et les autres orateurs de la Ligue, soit qu'ils convient tous les peuples à l'affranchissement général du commerce, soit qu'ils foudroyent de leur éloquence le monopole homicide des propriétaires terriens de la Grande-Bretagne ! Mais ne sont-ce pas là des faits qui impliquent évidemment la reconnaissance de toute la valeur des principes sociaux émis par l'École de Quesnay? Car, qu'y a-t-il, en dernière analyse, au fond des lignes qui précèdent et de tous les reproches adressés aux landlords par les Ligueurs, si ce n'est que les premiers violent toutes les notions de la justice et du sens commun et faussent la puissance législative, lorsqu'ils en abusent pour faire des lois qui ne sont pas, comme dit La Rivière, la conséquence nécessaire de celles qui constituent l'Ordre naturel des sociétés? Turgot se plaignait, en 1778, que l'Europe ne comprît pas que « la loi de la liberté entière de tout commerce est un corollaire du droit de propriété '. » N'est-ce pas cette vérité qu'aperçoivent clairement, aujourd'hui, les nouveaux économistes de la Grande-Bretagne, alors que, respectant tous les droits de la propriété foncière, ils réclament à leur tour, pour les capitalistes et pour les travailleurs, tous ceux de la propriété mobilière et de la propriété personnelle ?

En somme, tels sont les principes de philosophie sociale que Mercier de La Rivière développe dans les prolegomènes de l'œuvre qu'on va trouver à la suite de ces Observations. C'est en les posant qu'il démontre qu'aucune institution positive ne peut blesser les lois de l'Ordre naturel, sans qu'il n'en résulte une

Cobden et la Ligue, p. 5 et suiv.; discours de M. Cobden, octobre 1842. 2 Lettre au docteur Price. Voy. CEUVRES DE Turgot, édition Guillaumin, t. II,

p. 808.

perturbation qui ne produise, soit immédiatement, soit dans l'avenir, le mal de la société. Quant à ces lois mêmes, il les résume dans le fait de la liberté et de la propriété concédées à tous, c'est-à-dire finissant pour chacun au point où commencent les mêmes droits au profit des autres. Que les passions humaines se tiennent à l'écart, et toute incertitude cessera bientôt relativement à ces limites '. E. D.

Si l'on en excepte les socialistes, personne ne voit une anomalie dans la propriété territoriale, et l'on conçoit très bien, au contraire, que l'appropriation individuelle du sol ait sa raison dans l'intérêt général de notre espèce. Mais parmi les partisans mêmes de cette opinion, il en est un grand nombre qui, oubliant le principe sur lequel ils la fondent, justifient, au nom de la politique, des idées que ce principe n'adinet pas. Tels sont ceux, par exemple, qui ne trouvent pas bonnes pour la proprieté foncière les règles de distribution de la propriété mobilière, et qui se prononcent en faveur des droits de primogéniture et de substitution. Ils n'aperçoivent pas, apparemment, que concentrer, immobiliser et monopoliser la propriété du sol en certaines mains, c'est opérer au rebours de la nature qui décrète ses lois dans l'intérêt de tous et non dans celui de quelques-uns; ou bien peut-être estiment-ils, dans leurs sublimes conceptions, qu'il ne doit y avoir rien de commun entre les fins de la politique et celles de la nature.

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