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L'ORDRE

NATUREL ET ESSENTIEL

DES

SOCIÉTÉS POLITIQUES.

L'ordre est la loi inviolable des esprits, et rien n'est réglé s'il n'y est conforme.

MALEBRANCHE, Tr. de morale, ch. 11, part. x).

CHAPITRE 1'.

Deux sortes

Formation du revenu public; ses causes, son origine, son essence. d'intérêts, communs au souverain et à la nation, qui paraissent opposés entre eux : comment ils se concilient dans l'ordre essentiel des sociétés; comment ils contrastent dans un état d'ignorance. — Impossible que le revenu public soit arbitraire; il ne doit être que le résultat de la copropriété des produits nets acquise incommutablement au souverain. - Entre cette copropriété et les propriétés particulières, il y a des bornes communes et immuables.— Intérêts personnels du souverain inséparables de ceux de la nation.

J'ai déjà représenté plusieurs fois les souverains comme coproprićtaires du produit net des terres de leur domination : je ne crois pas qu'on

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'L'ouvrage de Mercier de La Rivière fut publié en 1767, en un volume in-4o et deux volumes in-12.

On a vu, par les Observations précédentes, que nous ne reproduisons pas ici les vingt-six premiers chapitres de ce livre, dont vingt-quatre forment le premier volume de l'édition in-12. En tenant compte de cette remarque, il sera facile d'établir, au besoin, la concordance de cette nouvelle édition avec les deux autres. Pour rendre complète l'intelligence du texte conservé, le rappel en note du texte omis aura lieu toutes les fois que cela sera nécessaire. (E. D.)

Il est évident que la richesse des récoltes annuelles est la mesure de la population, et de tout ce qui constitue la force politique d'une société ; par conséquent que l'accroissement de ses richesses à leur plus haut degré possible est ce qui, dans l'ordre politique, établit son meilleur état possible, c'est-à-dire sa plus grande puissance et sa plus grande sûreté possibles.

Mais un article bien important à remarquer, c'est que le même ordre qui forme le meilleur état possible de la société prise individuellement, et de chaque citoyen

puisse trouver, parmi les institutions sociales, rien de plus heureux pour eux et pour leur sujets tout à la fois : d'un côté, le revenu d'un souverain se trouve être le produit d'un droit semblable à tous les autres droits de propriété, et qui tient comme eux à l'essence même de la société; d'un autre côté, les sujets ne voient rien dans ce droit qui puisse leur paraître onéreux : le souverain, considéré dans son droit de copropriété, n'est plus à leurs yeux qu'un grand propriétaire, qui ne jouit point aux dépens des autres; qui, tout au contraire, leur est uni par l'intérêt commun qu'ils ont tous à donner la plus grande consistance et la plus grande valeur possibles à leurs propriétés communes.

Tel est le revenu public, et telle est la force publique dans une nation. Telle est cette force publique, et telle est la sûreté civile et politique du corps social; conséquemment la sûreté de la propriété et de tous les droits qui en résultent. Sous ce dernier point de vue, il importe donc beaucoup à une nation, que le revenu parvienne à son plus haut degré de richesse physiquement possible; ainsi son intérêt et celui du souverain sont les mêmes à cet égard.

Il importe encore à la nation que les revenus particuliers dont elle jouit personnellement soient les plus grands revenus physiquement possibles; qu'ils forment pour elle personnellement une grande masse de richesses disponibles: mais cette grande masse de richesses disponibles ne peut exister chez elle qu'elles ne lui procurent une nombreuse population, et qu'en cela la puissance du souverain, par conséquent la force et la sûreté politique de la société, n'augmentent à proportion : l'intérêt de la nation devient donc encore, en cette partie, l'intérêt personnel du souverain.

Au premier coup d'œil, cependant, ces intérêts paraissent se contredire dans le souverain comme dans la nation : en effet, toujours ils se

en particulier, est bien plus avantageux encore au Souverain, à ce chef dans les mains duquel l'autorité tutélaire est déposée avec tous les droits qui s'y trouvent nécessairement attachés. Premièrement, en sa qualité de Souverain, il est, comme je le démontrerai dans un autre moment, copropriétaire du produit net des terres de sa domination: sous ce point de vue, on peut le considérer comme étant, dans son royaume, le plus grand propriétaire foncier; comme prenant la plus grande part dans l'abondance des productions; comme ayant ainsi le plus grand intérêt personnel à la conservation de l'ordre qui est la source de cette abondance.

En second lieu, cet intérêt commun du Souverain comme copropriétaire, s'accroft encore en lui comme Souverain, attendu que c'est à sa souveraineté que ce droit de copropriétaire est attaché; et que la puissance nationale lui est bien plus nécessaire pour la conservation de sa souveraineté, qu'elle ne l'est à chacun de ses sujets pour la conservation de leurs propriétés particulières.

(Ordre nat. el essent. des soc. polit., ch. VI des anciennes éditions).

sont contredits, et toujours ils se contrediront, tant qu'on n'aura pas une connaissance évidente des rapports essentiels qu'ils ont entre eux, et qui indiquent naturellement les moyens de les concilier.

Si le souverain augmente son revenu aux dépens de ceux de la nation, ou si la nation augmente les siens aux dépens de celui du souverain, un des deux intérêts est sacrifié; le souverain ou la nation cesse alors de jouir de sa plus grande richesse possible. Ce n'est donc par aucune de ces deux voies que ces mêmes intérêts peuvent s'accorder : impossible même que le sacrifice de l'un n'entraîne pas la ruine de l'autre si le revenu du souverain s'affaiblit, la force politique et la consistance du corps social s'altèrent en proportion; alors la propriété se trouve essentiellement compromise: si ce sont les revenus particuliers de la nation qui diminuent, la propriété est attaquée dans son essence; le germe de l'abondance des productions est étouffé; la richesse de la nation, la population et la puissance du souverain s'évanouissent; le corps social ne fait plus que languir jusqu'à ce qu'il soit détruit.

Ainsi, ces deux intérêts, qui paraissent opposés entre eux, sont faits pour être exactement compensés, pour être liés ensemble de manière qu'ils soient dans une dépendance mutuelle, et qu'ils s'entre-soutiennent réciproquement; aucun des deux ne peut éprouver un échec que l'autre n'en reçoive le contre-coup. La nécessité absolue de cet accord parfait entre eux, est un fil qui doit nous guider perpétuellement dans la recherche de l'ordre essentiel et invariable que nous devons suivre à cet égard.

Les moyens de satisfaire à cette nécessité absolue n'ont rien de mystérieux sitôt qu'on reconnaîtra le souverain pour copropriétaire du produit des terres de sa domination, nous trouverons, dans les rapports de l'ordre social avec l'ordre physique, toutes les lois essentielles qui concernent cette copropriété, et qui rendent son intérêt inséparable de ceux de la nation. Alors nous serons convaincus par l'évidence de ces lois essentielles, non-seulement que la formation du revenu public n'a rien d'arbitraire, mais encore qu'elle est assujétie à un ordre tellement nécessaire, qu'on ne peut s'en écarter qu'au préjudice commun du souverain même et de la nation.

Pour peu que nous fassions attention au terme de copropriété, cet ordre nécessaire va de lui-même se manifester à nos yeux d'abord il nous avertit qu'il faut nécessairement instituer le revenu public de manière qu'il ne puisse jamais être préjudiciable aux droits sacrés de la propriété dont les sujets doivent jouir; il nous fait connaître ensuite, qu'en conséquence de ce premier principe, ce revenu ne doit être autre chose que le produit de la copropriété qui est jointe à la souveraineté : alors examinant quel peut être le produit de cette copropriété, nous voyons

qu'il suppose nécessairement un partage à faire du revenu des terres entre le souverain et les autres copropriétaires de ce revenu; partage dont le droit immuable de chaque copropriétaire doit régler pour toujours les proportions, quelque révolution en bien ou en mal que ce même revenu puisse éprouver.

La formation du revenu public ainsi simplifiée, il est évident que tout ce que vous y ajouteriez de plus, blesserait les proportions suivant lesquelles le partage doit être fait, et serait pris nécessairement sur les revenus particuliers de la nation. De là résulterait 1° que les intérêts du souverain et ceux de la nation, au lieu d'être des intérêts communs, deviendraient opposés les uns aux autres, puisque, pour augmenter le revenu du souverain, on détruirait la richesse de la nation; 2o qu'on établirait dans le souverain un pouvoir arbitraire qui, seul et par lui-même, anéantirait tout droit de propriété dans les sujets, par conséquent la première des conditions essentielles à la culture, et le principe constitutif de toute société.

Puisqu'il est ainsi socialement impossible d'étendre le revenu du souverain au-delà du produit de sa copropriété, il en résulte évidemment que cette copropriété doit avoir elle-même une mesure fixe et déterminée; car, si l'on pouvait lui donner une extension arbitraire, il est évident que le souverain, au lieu d'être copropriétaire seulement, se trouverait propriétaire unique, et qu'il n'existerait réellement aucun autre droit de propriété que le sien; alors l'état commun et respectif de la nation et du souverain serait dénaturé, la nation ne formerait plus un corps politique dont le souverain est le chef, et la souveraineté ne serait plus qu'une propriété foncière démesurée qui resterait inculte, et nécessairement serait incapable de fournir les moyens de résister aux forces étrangères, qui certainement viendraient bientôt s'emparer de ces déserts.

Nous tenons donc déjà deux règles fondamentales concernant la formation du revenu public: la première, que pour ne point détruire les droits de propriété dans les sujets, il ne doit avoir rien d'arbitraire; la seconde, que pour n'avoir rien d'arbitraire, il ne doit être que le produit d'une copropriété acquise incommutablement au souverain, et renfermée dans des bornes qui soient posées tout à la fois et pour elle et pour toutes les propriétés particulières. Dans cet objet naturel et immuable, il est évident que, le revenu public et le revenu particulier de chaque propriétaire n'étant que le résultat d'un partage dans une masse commune, ils se trouvent naturellement en société, sans jamais pouvoir se confondre; qu'ils ne peuvent croître l'un sans l'autre; qu'ainsi les intérêts du souverain et ceux de la nation, quoiqu'aux yeux de l'ignorance ils paraissent opposés entre eux, sont cependant des intérêts communs qui, bien loin

de se choquer mutuellement, adoptent les mêmes principes, tendent au même but, et pour le remplir, ne peuvent employer que les mêmes moyens. O bonté suprême, ordre divin qui voulez que le meilleur état possible des rois soit établi sur le meilleur état possible des peuples, si les hommes à cet égard ne sont pas aussi heureux qu'ils pourraient et devraient l'être; si le gage naturel de leur prospérité commune se change en un fléau destructeur, ce n'est pas vous, ce sont eux-mêmes qu'ils doivent en accuser; leurs préjugés les aveuglent et les empêchent de voir que leur bonheur est placé dans leurs mains, qu'il est le fruit nécessaire de l'observation de vos lois, de ces lois qu'on ne peut violer sans éprouver les peines attachées invariablement à ce déréglement.

Pour mettre dans la plus grande évidence les deux règles fondamentales que je viens d'établir d'après l'ordre physique même, remontons à l'origine des sociétés particulières: lorsqu'elles ont pris une forme et une consistance, lorsqu'elles sont devenues de véritables corps politiques, elles se sont trouvées dans le cas d'avoir des besoins politiques qui exigeaient d'elles des dépenses; pour y satisfaire, il a fallu instituer des fonds publics et, pour instituer ces fonds publics, on a dù nécessairement fixer la proportion dans laquelle chaque revenu particulier y contribuerait. Nous n'avons point à examiner quelle a dû être cette proportion; la seule vérité que nous ayons à saisir ici, c'est que, cette institution d'un revenu public étant faite en faveur de la propriété, elle n'a pu ni dû être destructive de la propriété.

De cette première vérité résulte évidemment que la contribution au revenu public n'a pu ni dù rester arbitraire, ni dans les contribuables, ni dans l'autorité qui avait l'administration de ce revenu : arbitraire dans les contribuables, les besoins du corps politique auraient pu n'être pas satisfaits; elle eût donc été hors d'état de remplir l'objet de son institution, de procurer aux propriétés particulières la sûreté, la stabilité qui leur étaient essentielles; arbitraire dans l'administrateur, la propriété foncière serait devenue nulle, en ce qu'elle se serait trouvée séparée de la propriété des produits. Une telle désunion est physiquement impossible par deux raisons: premièrement, le droit de propriété n'est autre chose que le droit de jouir; or, on ne peut jouir d'une propriété foncière que par le moyen de ses produits; en second lieu, personne ne voudrait travailler et dépenser pour faire renaître des produits, dès qu'un pouvoir arbitraire pourrait en disposer à son gré.

Il est sensible que, si les hommes avaient en cette partie établi un tel pouvoir, ils auraient perdu sur-le-champ et le droit et la liberté de jouir: ainsi, pour conserver leurs propriétés, ils auraient commencé par s'en dépouiller; pour fonder un revenu public, ils auraient commencé par

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