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qu'il dépend absolument d'un pouvoir arbitraire dans le premier cas, on vend du moins une propriété; dans celui-ci, on n'en vend point une véritable, car on n'est point véritablement propriétaire d'une chose, dont une autorité quelconque peut arbitrairement nous dépouiller.

Il est évident que, dans une telle position, le propriétaire foncier ne l'étant pas d'une portion fixe et assurée dans le produit de ses terres, il ne peut vendre une propriété qu'il n'a pas. Mais, dès qu'il n'est aucune portion du produit qui soit vénale, les terres ne le sont plus aussi : il n'est plus possible ni de les vendre, ni de les faire entrer dans les engagements que les membres d'une même société ont si souvent besoin de contracter entre eux. Ainsi, plus de ressources pour les propriétaires fonciers; il faut absolument qu'ils périssent, si quelque évènement les met hors d'état de soutenir les charges de la propriété; un mur de séparation se trouve élevé entre les richesses pécuniaires et les biens-fonds; ces deux sortes de richesses ne peuvent plus s'unir pour se féconder mutuellement; celles-là, pour trouver de l'emploi, passent chez l'étranger et laissent les terres incultes, faute des bâtiments nécessaires à leur exploitation, ou d'autres dépenses semblables, dont les propriétaires fonciers sont tenus, mais qu'ils ne peuvent plus faire, parce qu'ils n'en ont plus les moyens.

Les terres ne se fertilisent que par des dépenses, et une partie de ces dépenses est à la charge du propriétaire foncier. Il est donc d'une nécessité physique que les richesses pécuniaires, stériles par elles-mêmes, puissent se marier avec les richesses foncières, pour que de leur union résulte une abondance de productions qui sans cela ne peut avoir lieu; il est donc d'une nécessité physique que les terres acquièrent dans le commerce une valeur certaine et courante qui permette ou de les vendre ou de les engager; qui les mette, en un mot, dans le cas d'attirer à elles les richesses pécuniaires dont elles ont besoin; il est donc d'une nécessité physique que les terres donnent à leurs propriétaires un revenu certain, dont la propriété certaine assure aux terres une valeur qui les rende commerçables; il est donc d'une nécessité physique que l'impôt ne soit point arbitraire, que la proportion qui règle le partage à faire du produit net entre le souverain et les propriétaires fonciers soit fixe et invariable; sans cela, plus de propriété foncière, plus de culture, plus de produits, plus d'impôt, plus de nation, plus de souveraineté.

Si, au contraire, cette loi fondamentale de l'ordre essentiel est suivie, l'état du propriétaire foncier est dans la société l'état le plus avantageux possible, à raison de la solidité; la préférence lui étant acquise sur tous les autres états, chacun à l'envie s'empresse de convertir ses richesses. mobilières en richesses foncières; on ne connaît plus de meilleure façon

d'employer son argent que celle, pour ainsi dire, de le semer pour le multiplier; on voit naître ainsi la plus grande abondance possible dans tous les genres de productions: l'industrie, la population, les revenus du souverain, sa puissance politique, tout enfin croit nécessairement en raison de cette même abondance; pour comble de bonheur, personne alors ne paye l'impôt, et cependant tout le monde jouit des avantages qu'il assure à la société.

CHAPITRE II.

Suite du chapitre précédent. Ce qui est à faire avant que la copropriété du souverain puisse partager dans les produits des terres. Ce que c'est qu'un produit brul, ce que c'est qu'un produit net : ce dernier est le seul qui soit à partager entre le souverain et les propriétaires fonciers. - Reprises privilégiées du cultivateur sur le produit brut.-Dans une société conforme à l'ordre, ces reprises sont toujours et naturellement fixées à leur taux le plus bas possible par la seule autorité de la concurrence: dans cet état, le produit net est toujours aussi la plus grande richesse possible pour le souverain et pour les propriétaires fonciers, en raison de leur territoire.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que le revenu public ne devait avoir rien d'arbitraire, et qu'il ne pouvait être autre chose que le résultat d'un partage à faire du produit des terres entre le souverain et les propriétaires fonciers, en vertu de la copropriété de ce même produit dévolue à la souveraineté. J'ai fait observer que cette copropriété devait être hornée comme toutes les propriétés particulières ; que, sans cela, elle les envahirait et les annulerait toutes; qu'ainsi, au lieu de consolider la société, elle la détruirait dans son principe essentiel.

Cette dernière vérité est par elle-même d'une évidence si frappante, que je pourrais me dispenser d'y revenir; mais elle est aussi d'une telle importance, et elle a tant de préjugés à vaincre avant de s'établir solidement parmi les hommes, que je crois à propos de la faire envisager dans tous les rapports qu'elle se trouve avoir avec la reproduction. En conséquence, je vais tàcher de développer comment l'ordre physique de la reproduction veut que les produits des terres soient partagés; comment cet ordre établit les lois fondamentales de ce partage; comment ces lois règlent tout à la fois les droits des propriétaires fonciers et ceux qui appartiennent au souverain en vertu de sa copropriété.

Le produit des terres se divise en produit brut et en produit net. Comme, en général, un produit ne s'obtient que par le moyen de dépenses préalables, il commence d'abord par être un produit brut, c'està-dire, une masse plus ou moins forte de productions, chargée de restituer

la valeur de toutes les dépenses qui l'ont fait naître. Quand sur cette masse ces mêmes dépenses ont été reprises, le surplus qui reste est un produit net; il est tout gain pour la société, parce qu'il est par lui-même et, à tous égards, un accroissement de richesses pour la société 1.

Personne n'ignore que, sans les avances du cultivateur, la terre ne

1 Ce qui reste du produit, les avances avec leurs profits ordinaires étant remboursées, c'est ce qu'on doit appeler le produit net de la terre. Le produit brut, c'est le produit total, l'ensemble de toutes les choses utiles que l'exploitation procure. Le produit net n'est donc qu'une portion plus ou moins considérable du produit total.

Le produit net peut être nul: dans ce cas, il n'y a ni rente pour le propriétaire, ni accroissement, provenant de la terre, dans la richesse nationale.

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Le produit brut peut même ne pas suffire au remboursement des avances avec leurs profits usuels il y a, alors, à la fois, perte pour l'entrepreneur, et une partie passive à inscrire dans le bilan général de la richesse publique (Rossi, Cours d'économ. polit., II, p. 15 et 16, 1re édit.).

L'abbé Baudeau, dans sa réponse au livre de la Législation et du commerce des grains, donne à Necker la définition suivante du produit net :

« Le produit net est ce qui reste de la récolte totale ou de sa valeur, après qu'on a prélevé les frais du cultivateur, non du propriétaire foncier, comme vous le dites.

« Ces frais sont de deux sortes, savoir: la totalité des dépenses journalières qu'il fait habituellement chaque année, et un intérêt au moins à dix pour cent de son premier fonds ou de sa première mise, que nous appelons avance primitive. Vous ne trouverez pas cet intérêt trop fort, si vous considérez qu'il faut entretenir et réparer ce premier fonds qui s'use continuellement, et qu'il s'agit de courir des risques très considérables.

« Un bail à ferme est précisément l'évaluation du produit net actuel; un contrat de vente ou d'échange suppose la même évaluation.

« Le produit net appartient au propriétaire foncier et au souverain, qui doivent le partager ensemble.

« Plus il y a de récolte totale et de produit net dans cette récolte, plus l'espèce humaine est assurée de sa multiplication et de son bien-être.

« Nous avons déjà deux classes de la société qui trouvent évidemment leur avantage dans cet accroissement des récoltes et du produit net, savoir: les cultivateurs, qui vivent sur la reprise des frais, et les propriétaires fonciers, avec le souverain et tous ses employés, qui vivent sur le produit net.

« Restent les manufacturiers, les artisans, les voituriers, les négociants, les artistes et les autres agents de la troisième classe.

« Ne croyez-vous pas comme nous, Monsieur, qu'un accroissement des récoltes et de leur produit net, enrichissant directement les cultivateurs et les propriétaires, doit nécessairement procurer aux ouvriers plus d'ouvrages et de salaires? Oui, sans doute, vous en êtes persuadé..... (Éclaircissements demandés à M. N*** sur ses principes économiques, p. 142-144). »

V. TURGOT, Form. et distrib. des richesses, § 14; Plan d'un Mém. sur les imposit., t. I, p. 401 et suiv. de ses OEuvres; - QUESNAY, p. 128 et 129 de ce volume;

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DUPONT-DE-NEMOURS, ibid., p. 344, 348 et 346.

nous donnerait presque aucunes productions. Il faut donc qu'il y ait toujours dans la société une portion de ses richesses mobilières qui soit consacrée à faire ces avances, et qui ne puisse être détournée de son emploi. De là résulte qu'avant que la société puisse disposer arbitrairement du produit des terres, il est d'une nécessité physique que, sur ces mêmes produits, on prélève le montant des reprises à faire pour raison. des avances du cultivateur sans cela, ces avances, et par conséquent les produits, ne pourraient plus se renouveler1.

Ainsi, avant que le souverain et les propriétaires fonciers puissent, en leur qualité, exercer aucun droit sur le produit des terres, il est de toute nécessité que le produit net soit dégagé du produit brut; ainsi, ce produit net, ce produit quitte et libéré des indemnités dues au cultivateur, est le seul qui puisse et doive être partagé entre les propriétaires fonciers et le souverain; ainsi, à cet égard, la nature a elle-même posé des bornes au delà desquelles le souverain ne peut étendre sa copropriété; s'il entreprend de les passer, de violer les droits sacrés du cultivateur, ce ne peut être qu'au préjudice des avances de la culture, et conséquemment de la reproduction; car les terres ne se fécondent qu'en raison des avances qu'elles reçoivent.

Observez que cette première règle est toujours la même, quel que soit le cultivateur : que cet homme soit lui-même propriétaire des terres qu'il exploite, ou qu'il soit un étranger entrepreneur de la culture de ces terres, il n'en a pas moins les mêmes avances à faire pour cette culture, et les mêmes reprises à exercer pour l'entretien de ces avances. Ainsi, dans le cas où ce cultivateur se trouverait être le propriétaire foncier, le souverain ne pourrait toujours partager que dans le produit nel, et suivant la proportion établie, afin de ne point porter atteinte au droit de propriété.

Avant de songer à partager le produit net entre le souverain et les propriétaires fonciers, il faut donc commencer par nous occuper du partage à faire du produit brut entre eux et le cultivateur à cet égard,

' L'État a le plus grand intérêt à conserver la masse des capitaux. C'est cette masse qui fournit aux avances de toutes les entreprises de culture et de commerce, et aux acquisitions des biens fonds. Ces capitaux se forment par les voies lentes de l'économie. Se faire payer à titre de revenus de l'État une partie de ces capitaux, tous accumulés pour les avances nécessaires au travail, c'est détruire en partie la source de ces mêmes revenus.

.... J'ai dit qu'il n'y avait que le propriétaire de biens-fonds qui dût contribuer à l'imposition. .....Une seconde raison, et la plus péremptoire, c'est que le propriétaire de fonds est le seul qui ait un véritable revenu (TURGOT, Plan d'un Mém. sur les imposil., t. I, p. 400 de ses OEuvres).

nous devons le regarder comme un homme tout à fait distinct des propriétaires fonciers, parce que les dépenses de la culture sont tout à fait distinctes de celles qu'il faut faire pour acquérir des propriétés foncières, ou pour les entretenir dans un état convenable à leur culture. Par cette raison, il est à propos d'examiner si ce premier partage est assujéti par l'ordre physique à des lois propres à régler les différents intérêts qui se trouvent ici en opposition, et à les concilier entre eux de manière que la classe cultivatrice et la classe propriétaire jouissent, également et constamment, de la plus grande portion que chacune d'elles puisse prétendre dans les produits bruts.

Le cultivateur, comme cultivateur, a deux sortes d'avances à faire; les avances primitives, qui sont l'achat de toutes les choses nécessaires à son établissement, et les avances annuelles, qui sont toutes les dépenses que sa personne et ses travaux occasionnent pendant l'année, et jusqu'à ce que la récolte soit faite 1.

Je ne calculerai point ici les reprises que ces doubles avances l'obligent de faire sur les produits bruts, pour pouvoir continuer ses dépenses et ses travaux ; je dirai seulement que, toute proportion gardée, ses salaires et les intérêts de ses avances doivent lui être payés par le produit de la culture, au moins aussi cher qu'ils le seraient dans une autre profession; si vous rendez sa condition, à cet égard, pire que celle des autres hommes, la culture sera bientôt abandonnée, parce qu'il préférera l'emploi le plus lucratif de ses richesses mobilières, sans qu'il soit possible de l'en empêcher. Les richesses en argent, qui servent à faire les achats des choses nécessaires aux avances de l'exploitation, sont des richesses occultes et fugitives, qui trouvent toujours le secret de se dérober à la contrainte et d'aller où l'intérêt des possesseurs les appelle : impossible de forcer un homme à se faire cultivateur; impossible de l'obliger à consacrer à la culture une richesse clandestine, et dont, par cette raison, l'emploi ne dépend que de sa volonté; il ne dépensera qu'autant qu'il trouvera son intérêt à cultiver et à dépenser : c'est une condition sine quâ non.

De cette première vérité, je passe à une seconde : c'est que les reprises du cultivateur ne sont jamais que ce qu'elles doivent être nécessairement, quand le gouvernement se trouve conforme à l'ordre, c'està-dire quand la liberté sociale est telle que l'ordre veut qu'elle soit : alors, sans le secours d'aucune autorité civile, l'autorité naturelle de la concurrence qui se trouve entre les cultivateurs détermine la mesure essentielle de leurs reprises, et les maintient dans la proportion néces

1 V. QUESNAY, Tableau économique, p. 39 à 63 de ce volume.

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