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dra, et ce qu'elle lui coûte à lui-même, sont des particularités totalement ignorées; les richesses de celui qui l'achetera ou qui voudra l'acheter pour la consommer, ne peuvent même se présumer; la quantité de choses semblables qui pourront être consommées, loin d'être uniforme, est sujette à mille variations. Cet impôt, soit dans son produit total, soit dans ses proportions avec les objets qui ont rapport à lui, n'ayant ainsi rien que d'incertain et d'inconnu, il est impossible qu'il ne soit pas arbitraire.

L'impôt sur les personnes ou sur les choses commerçables étant donc absolument et nécessairement un impôt arbitraire, c'en est assez pour le rendre incompatible avec l'ordre essentiel des sociétés, et cela, en supposant même que cet impôt ne forme point un double emploi; je veux dire que le souverain n'ait pas déjà pris directement la portion qui lui revient dans les produits nets des terres.

Quand je dis qu'un tel impôt, en cela seul qu'il est arbitraire, devient incompatible avec l'ordre essentiel des sociétés, il faut prendre à la lettre cette façon de parler. En effet, qu'est-ce que c'est que la propriété foncière? C'est une propriété représentative de la propriété mobilière, par la raison qu'un bien-fonds représente les richesses mobilières qu'on a dépensées pour l'acquérir. Qu'est-ce que c'est qu'une propriété mobilière ? C'est la propriété personnelle même, considérée dans les effets qu'elle doit produire nécessairement: on ne peut être propriétaire de son individu, qu'on ne le soit aussi de ses travaux et par conséquent des fruits qui en résultent. Ainsi, à proprement parler, il n'y a qu'un seul droit de propriété, qui est la propriété personnelle; ainsi, c'est cette propriété personnelle que vous anéantissez lorsque vous faites violence à la propriété mobilière; ainsi, cette violence éteint le germe de la propriété foncière, qui n'est qu'une autre branche de la propriété personnelle; ainsi, par l'impôt arbitraire dont il s'agit, tous droits de propriété, et par conséquent toute société, se trouvent détruits'.

Impossible d'ailleurs que la répartition de l'impôt soit arbitraire, sans que chacun cherche à payer le moins qu'il peut, et à se décharger de sa cotisation sur les autres : ce point de vue prête à tous les écarts de l'opinion; impossible qu'à cet égard elle ne soit souvent blessée, et qu'elle le soit sans causer des inimitiés cruelles : la haine, la jalousie, la vengeance, les affections particulières, les intérêts personnels, le dérèglement des mœurs, voilà donc ce qui préside à cette répartition; impossible qu'elle ne devienne pas un moyen d'oppression, une pratique destructive, et par conséquent toujours redoutable. De la crainte qu'elle imprime

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nait naturellement et nécessairement, dans la plupart des contribuables, la ferme résolution de ne point s'exposer à ses fureurs; ils ne voient point de plus grand intérêt pour eux que de dérober à la société la connaissance du peu de richesses qu'ils possèdent; bien loin d'en faire des emplois utiles pour eux et pour les autres, ils en sont détournés par cette même crainte, chaque fois que ces emplois sont de nature à acquérir une certaine publicité.

Ce système léthargique s'étend jusqu'à ceux qui n'ont pour tout bien que leurs salaires journaliers; ils voient que la répartition arbitraire de l'impôt ne leur permet pas d'accumuler ces mêmes salaires; ils voient que leur droit de propriété mobilière n'acquiert une réalité que par les consommations qu'ils peuvent faire clandestinement, et que ce droit n'a pour eux d'autre durée que celle du moment même où ils consomment: pleins de cette idée qu'une expérience journalière nourrit et fortifie, ils se gardent bien de mettre un intervalle entre le gain de leurs salaires et leur consommation; sitôt que ces salaires sont acquis, ils se hâtent de les dépenser, et ils ne retournent au travail que lorsqu'ils y sont rappelés par la nécessité.

Cette politique naturelle est tellement adoptée par tous les malheureux qui gémissent sous le poids d'une imposition arbitraire, que bien des gens se sont persuadé qu'il importait au bien public que ces hommes fussent toujours tenus dans un état d'indigence. O vous, qui croyez. que le malheur des uns est nécessaire au bonheur des autres, quelle idée vous êtes-vous donc formée de la justice et de la bonté de Dieu? Quelle notion avez-vous du bien public, lorsque vous condamnez à une misère habituelle la majeure partie des hommes dont le public est composé? Brisez les chaînes qui empêchent ces infortunés de se mouvoir, changez leur état d'oppression en un état de propriété et de liberté, alors vous ne verrez plus en eux que des hommes comme vous, des hommes avides de jouissances, cherchant à les multiplier par des travaux, et pour leur utilité personnelle devenant utiles à tous.

Quand même il serait possible qu'un impôt arbitraire n'occasionnat aucun des abus dont il est susceptible; comme arbitraire, la forme d'un tel impôt, qui contraste avec l'ordre physique, ne renfermerait pas moins en elle-même des inconvénients nécessaires qui deviennent, malgré nous, tellement destructifs des richesses de l'État, qu'il nous est physiquement impossible d'arrêter le cours de cette destruction.

Les inconvénients dont je veux parler sont dans la nature même de l'impôt indirect. Le nom qu'on lui donne ici annonce qu'il n'est point supporté par ceux sur lesquels il semble être directement établi, et cela est vrai, comme on le verra dans les chapitres suivants: lors même qu'il

paraît totalement étranger aux propriétaires fonciers, il retombe sur eux, et à grands frais, car il leur coûte toujours beaucoup plus qu'il ne rend au souverain; il leur occasionne même, en certains cas, des pertes sèches dont personne ne profite, des diminutions progressives de la masse commune des richesses disponibles, dans lesquelles le souverain doit partager, et qui sont la mesure de sa puissance politique.

Si ces inconvénients avaient été connus, s'ils avaient été mis en évidence, certainement ils auraient fait proscrire pour jamais tout impôt indirect; aucun souverain n'aurait cherché à augmenter son revenu par des procédés qui le détruisent, et qui, par cette raison même, ne peuvent être mis en pratique, qu'ils ne le constituent dans la cruelle nécessité d'augmenter d'année en année de tels impôts, par conséquent d'aggraver d'année en année les maux qu'ils occasionnent. C'est donc dans cette évidence que nous devons puiser nos arguments pour achever de démontrer qu'il est pour l'impôt une forme essentielle, une forme dont le souverain ne peut s'écarter qu'à son préjudice ; qu'ainsi ses intérêts en cette partie sont tellement liés à ceux de la nation, que pour rendre impossibles tous les abus qu'elle aurait à redouter, il suffit d'unir à l'autorité personnelle du souverain l'autorité despotique de cette même évidence; de rendre, en un mot, publiquement évident combien il perdrait en voulant s'écarter d'un ordre qui lui assure constamment son plus grand revenu possible, et le plus haut degré de puissance auquel il peut espérer de parvenir '.

CHAPITRE V.

De la forme directe de l'impôt. Combien elle est avantageuse au souverain. Combien une forme indirecte lui serait préjudiciable. - Une forme indirecte occasionne nécessairement des doubles emplois dans l'établissement de l'impôt. Inconvénients de l'arbitraire, qui forme le premier caractère de ces doubles emplois.

La forme directe de l'impôt est une forme essentielle, sous quelque rapport qu'elle soit considérée: soit que vous consultiez les intérêts du souverain, soit que vous consultiez ceux de ses sujets, vous la trouverez d'une égale nécessité.

Qu'est-ce que l'impôt dans l'ordre essentiel des sociétés? C'est le

'Les savantes considérations sur l'impôt, contenues dans ce chapitre et les suivants, doivent être rapprochées de la série de Mémoires par malheur incomplets que Turgot nous a laissés sur la même matière. Voy. ses OEuvres, t. I, p. 389 à 444.

(E. D.)

produit d'un partage dans le revenu des terres, partage qui se fait en vertu d'un droit de copropriété qui appartient au souverain. Un tel impôt est donc aussi certain que la renaissance annuelle des revenus de la nation; il est établi sur l'ordre physique de la reproduction; il l'est encore sur notre constitution même, sur les mobiles qui nous portent naturellement à nous assurer de la reproduction, à l'accélérer et à l'accroître autant qu'il est en notre pouvoir.

Ainsi, dans l'ordre essentiel des sociétés, l'impôt est totalement indépendant; le produit qu'il donne annuellement est le fruit nécessaire d'un enchaînement de diverses causes qui seront toujours les mêmes, et qui produiront toujours les mêmes effets. Mais il ne peut conserver cet avantage précieux qu'autant qu'on ne change point sa forme essentielle, que le souverain prend directement la part proportionnelle que sa copropriété lui donne droit de prendre dans les produits nets des terres de sa domination.

Si le souverain cessait d'user ainsi de son droit de partager directement dans les produits nets, par quelle voie pourrait-il s'en dédommager? dans quelles mains irait-il chercher l'impôt qu'il aurait laissé dans celles des propriétaires fonciers? Quelles que fussent les personnes auxquelles il voulût s'adresser à cet effet, elles ne pourraient lui remellre l'impôt qu'autant qu'elles-mêmes l'auraient reçu de ceux qui en font renaître les fonds annuellement; mais, s'il dépend arbitrairement de ceux-ci de se dessaisir de ces fonds ou de les garder, le recouvrement de l'impôt devient dépendant de tous les caprices de l'opinion dans les sujets, et le revenu public n'est plus un revenu certain, tel qu'il doit l'être pour l'intérêt commun du souverain et de la nation.

Indépendamment de cette incertitude, dont les suites ne peuvent être que funestes, la lenteur du recouvrement serait encore un inconvénient majeur; les fonds de l'impôt restés dans les mains des propriétaires fonciers ne pourraient en sortir que peu à peu, et souvent par une suite d'opérations très tardives; en attendant qu'ils parvinssent au souverain, par quels moyens pourrait-il subvenir aux charges journalières dont le revenu public est grevé? Les ressources qu'il trouverait peut-être en pareil cas lui seraient nécessairement vendues fort cher, et leur cherté aggraverait encore de plus en plus le mal auquel il serait toujours pressé de remédier.

Je suis propriétaire d'une terre qui me donne un revenu annuel de quatre mille livres, et qui paye au souverain deux mille livres d'impôt. Le revenu du souverain naît et se perçoit en même temps que le mien; sur le retour périodique et constant de cette richesse, nous pouvons également régler notre dépense pour chaque jour: en cela nous jouissons

d'un avantage nécessaire, parce que chaque jour est marqué par des dépenses qui ne peuvent se différer. Voilà comment le revenu public se forme dans l'ordre naturel; mais si, au préjudice de même ordre, on me laisse possesseur de deux mille livres qui doivent appartenir au souverain; si elles ne peuvent arriver jusqu'à lui qu'autant que mes dépenses les font passer par des mains étrangères, il peut très bien se faire qu'il ne reçoive jamais une partie de ces deux mille livres, et que le peu qu'il en touche ne lui parvienne que longtemps après le moment du besoin. Nous voyons donc évidemment qu'il est physiquement et socialement impossible de dénaturer ainsi le revenu public; qu'il est physiquement et socialement impossible qu'on puisse subvenir à des dépenses certaines et journalières, par le moyen d'une richesse accidentelle et incertaine dans sa quotité comme dans la marche de son recouvrement; par conséquent qu'il est d'une nécessité physique et sociale que le souverain prenne directement et immédiatement dans les produits nets la part proportionnelle qui lui appartient en vertu de son droit de copropriété.

2

Si vous doutez encore de cette vérité, jetez un coup-d'œil sur la société; voyez comme elle se divise sommairement en deux classes d'hommes les uns, qui sont toujours premiers propriétaires des productions renaissantes ; les autres, qui ne participent à ces productions qu'autant qu'ils les reçoivent en payement des travaux de leur industrie. Examinez ensuite quelle est celle de ces deux classes qui est annuellement créatrice des produits dans lesquels le souverain doit partager, et comment ces produits passent de cette première classe à la seconde; bientôt vous reconnaîtrez que tous les revenus de la seconde classe ne sont que des espèces de salaires qui lui sont payés par les premiers propriétaires des productions; par conséquent, que cette seconde classe, qui jamais n'est créatrice des valeurs qu'elle consomme ou qu'elle dépense, ne peut donner qu'en raison de ce qu'elle reçoit de ces premiers propriétaires; qu'elle ne reçoit d'eux qu'à mesure qu'ils jugent à propos d'a

1 On peut dire que tout le système de Quesnay est dans l'enchainement des propositions contenues en ce paragraphe, et qu'on n'entamera pas ce système tant qu'on ne démontrera point, scientifiquement, que ces propositions sont en désaccord avec la vérité. Il est vrai que ce serait là une tâche un peu plus laborieuse que celle de prouver, contre les Physiocrates, que l'industrie n'est pas stérile, en prêtant à ce mot de stérile, une acception toute différente de celle qu'ils lui ont donnée. - Voy. plus haut, la note de la page 473. (E. D.) 2 Il ne faut pas perdre de vue que, dans les écrits des Physiocrates, ces termes : productions renaissantes ou productions simplement, ne s'appliquent jamais qu'aux subsistances et aux matières premières. (E. D.)

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