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vertir le surplus en jouissances, ce surplus ne m'est d'aucune utilité et, s'il ne m'est d'aucune utilité, je ne ferai certainement aucune dépense pour m'en procurer la reproduction. Il est donc essentiel à la reproduction de ce surplus, que je le distribue à d'autres hommes dont l'industrie me permette de jouir, sous une forme nouvelle, de cette richesse qui, sous la première forme, serait dégénérée en superflu. Mais cette opérane peut se faire qu'autant que l'industrie se verra propriétaire des productions que je peux lui offrir en échange de ses travaux: sans cela ces mêmes travaux n'auront pas lieu; leur cessation deviendra pour moi une privation de jouir; et dès lors la propriété de mes productions devient nulle; car sans la liberté de jouir, le droit de propriété, qui n'est autre chose que le droit de jouir, n'est plus rien.

C'est ainsi que chaque branche de l'ordre essentiel des sociétés, dès que vous voulez l'approfondir, vous présente tous les hommes unis entre eux par les liens d'une utilité réciproque; c'est ainsi que, depuis le souverain jusqu'au dernier de ses sujets, vous ne voyez pas un membre de chaque société particulière, dont le meilleur état possible ne soit, toujours et nécessairement, établi sur le meilleur état possible des autres membres de la même société. Mais je me suis déjà trop étendu sur l'intérêt commun qu'ils ont tous à maintenir dans chacun d'eux le droit de propriété, pour que je puisse me permettre ici de plus longs détails : je brise donc sur cet article pour considérer, sous de nouveaux points de vue, les doubles emplois que forment les impôts indirects, afin d'en montrer tous les inconvénients, et de faire voir comme il est physiquement impossible qu'ils ne deviennent pas destructifs des revenus communs de la nation et du souverain.

CHAPITRE VI.

Effets et contre-coups des impôts établis sur les cultivateurs personnellement.- Quand ils sont anticipés, ils coûtent à la nation quatre et cinq fois plus qu'ils ne rendent au souverain. Progression de leurs désordres. Effets et contre-coups des impôts établis sur les hommes entretenus par la culture. Ils occasionnent nécessairement, comme les premiers, une dégradation progressive des revenus du souverain, de ceux de la nation, et par conséquent de la population '.

Toute richesse provient de la terre, et il n'y a dans la société que les

'Ce chapitre et les deux suivants sont consacrés à la discussion des effets de l'impôt indirect. C'est la même question qu'a traitée Quesnay dans le 2o Problème économique.

reproductions annuelles qui puissent fournir aux dépenses, aux consommations annuelles de la société 1. Ainsi, lorsque les productions ou leur valeur en argent ont été partagées avec le souverain, l'impôt ne peut prendre une nouvelle portion dans cette richesse, qu'il ne forme un double emploi. Mais les effets de ce double emploi varient selon l'assiette et la marche de l'impôt, je veux dire selon l'état des personnes auxquelles il enlève une portion de leurs richesses. Pour connaître et apprécier ces effets, il nous faut remonter à une première vérité, à un axiome qui présentement n'éprouve aucune contradiction.

LA CONSOMMATION EST LA MESURE PROPORTIONNELLE DE LA REPRODUCTION'. En effet, on ne fera pas annuellement des dépenses et des travaux pour se procurer des productions dont il ne doit résulter aucunes jouissances. Cette réflexion, en nous démontrant la justesse de cet axiome, nous conduit encore à découvrir d'autres vérités. Quand nous disons que la consommation est la mesure proportionnelle de la reproduction, il faut entendre une consommation qui tourne au profit de ceux dont les travaux et les dépenses font renaître les productions: une consommation qui ne leur serait absolument d'aucune utilité ne les déciderait certainement point à travailler, et à dépenser pour renouveler les choses qu'elle absorberait.

Il y a donc dans la consommation un ordre essentiel, un ordre nécessaire, pour qu'elle puisse servir à assurer constamment une reproduction qui lui soit proportionnée. Cet ordre nécessaire dans la consommation est ce qui doit constamment régler la distribution des productions, après que le partage en a été fait avec le souverain; car c'est en conséquence de cette distribution que s'opère la consommation. Il est sensible que cette distribution doit être nécessairement un moyen de jouissance pour les premiers propriétaires des productions ce n'est certainement qu'à cette condition qu'ils continueront de cultiver ou de faire cultiver; qu'ils se livreront enfin aux dépenses nécessaires pour entretenir les terres dans un état convenable à la culture. Remarquez qu'en cela le système de la nature est toujours le même; que son but est d'enchainer les hommes les uns aux autres par les liens d'une utilité réciproque.

L'ordre dont on aperçoit ici la nécessité, pour que la consommation

' V., plus haut, le texte et les notes des p. 482 et suiv.

V. les observations de J.-B. Say sur cette maxime, Tr. d'économ. polit., p. 439, éd. Guillaumin. - Cours, p. 215, id.

* Voir Quesnay, Analyse du TABLEAU ÉCONOMIQUE et Observations, p. 57 et suiv. de ce vol.

soit utile à la reproduction, n'a rien de factice: le législateur universel n'a point laissé aux hommes le soin d'instituer des lois à cet égard; ce même ordre est au contraire tout naturellement établi tel qu'il doit être dans toutes les sociétés du monde entier; aussi se maintiendra-t-il toujours et nécessairement, pourvu que nous ne fassions rien pour le troubler.

Le désir de jouir, nourri par la liberté de jouir, met tous les hommes en action les uns s'emploient à perfectionner les productions, à augmenter leur agrément ou leur utilité, tandis que les autres s'occupent à les faire renaître annuellement. Si les productions qui excèdent la consommation en nature de leurs premiers propriétaires n'étaient utiles qu'à la classe industrieuse, ces mêmes productions ne seraient, ni cultivées, ni reproduites: si les travaux de cette classe industrieuse n'étaient utiles qu'aux premiers propriétaires des productions, ces mêmes travaux cesseraient d'avoir lieu, et la majeure partie des productions devenant inutile, leur culture serait également abandonnée.

Il est donc d'une nécessité absolue que la distribution et la consommation des productions soient faites de manière que les uns trouvent un grand intérêt à se livrer aux travaux de leur industrie, et les autres à se charger des dépenses et des travaux de la culture. Mais, pour remplir ces vues et accorder des intérêts qui semblent se contredire, quelle règle de proportion doit-on observer dans la distribution des productions? Ce n'est point à nous à chercher cette règle; il existe naturellement au milieu de nous une puissance dont l'autorité despotique saura bien la faire observer, tant que nous n'empêcherons point son autorité d'agir.

La concurrence des agents de l'industrie les force de vendre leurs ouvrages au rabais; dès lors ils sont dans l'impossibilité de ne pas faire valoir les productions au profit de ceux qui les fout renaître annuellement d'un autre côté, la concurrence des vendeurs de ces productions offre pareillement au rabais leurs marchandises à la classe industrieuse; ils sont donc contraints de l'associer à leurs jouissances, tandis qu'ils les augmentent par son entremise. Il est clair que, par ce moyen, chacun achetant aussi bon marché qu'il doit acheter et vendant aussi cher qu'il doit vendre, il en résulte pour les uns et pour les autres un grand intérêt à multiplier les choses dont ils sont vendeurs. C'est ainsi que la concurrence, régnant paisiblement dans le sein de la liberté, règle sans violence, quoique despotiquement, les droits de ces deux classes d'hommes, et les concilie si parfaitement que la consommation est utile à chacune d'elles, autant qu'elle peut et doit l'être, et qu'à raison de son

utilité commune, elle devient nécessairement la mesure proportionnelle de la reproduction.

D'après l'exposition sommaire de cet ordre essentiel, qui doit nécessairement régner dans la consommation, ou plutôt dans la distribution qui la précède et l'occasionne, il est facile de juger des effets qui doivent résulter des doubles emplois que forment les impôts indirects. Ces doubles emplois, qui surviennent toujours après la distribution des productions, dérangent nécessairement ce même ordre essentiel, suivant lequel cette distribution s'est faite sous l'autorité de la concurrence; alors, par une suite naturelle et nécessaire de l'interruption de cet ordre, la consommation ne peut plus être de la même utilité à la reproduction; les intérêts de celle-ci se trouvent directement ou indirectement sacrifiés : indè mali labes la reproduction s'altère en raison de ce qu'on retranche de l'utilité qu'elle aurait trouvée dans la consommation.

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Pour rendre ces vérités plus sensibles, parcourons les différentes professions sur qui peuvent frapper les impôts indirects; examinons les rapports de ces impôts avec les consommations de ces mêmes professions, et les rapports de leurs consommations avec la reproduction.

Je commence par les cultivateurs ou entrepreneurs de culture: les richesses qui sont dans leurs mains sont précisément celles qui ne sont pas disponibles, parce qu'elles sont spécialement affectées aux dépenses de la reproduction: impossible donc qu'on puisse se proposer d'établir sur eux personnellement un impôt, puisqu'il en résulterait nécessairement une diminution des dépenses productives: un tel impôt ne peut être mis en pratique, qu'autant qu'on se persuade que les cultivateurs en seront indemnisés par les reprises qu'ils feront sur la masse totale des productions; mais ou ces reprises seront ainsi faites ou elles ne le seront pas au premier cas, l'impôt devient un double emploi bien évident, puisqu'en définitive il est payé par le produit net, dans lequel le souverain partage avec les propriétaires fonciers. Dans le second cas, on peut dire que cet impôt ne forme point un double emploi sur les richesses disponibles; mais, en cela même, il leur cause un préjudice bien plus grand, car il éteint le germe de la reproduction de ces richesses.

Un impôt sur les cultivateurs nous présente donc différentes hypothèses à parcourir séparément s'il est connu avant la passation des baux à ferme et payable après la récolte, il n'est autre chose qu'une surcharge peu indirecte sur les propriétaires fonciers, relativement à la portion qu'ils prennent dans le produit net : ainsi, le double emploi qu'il forme est de la même nature que celui qui résulterait d'un impôt établi directement sur la personne même des propriétaires fonciers. Mais, outre les inconvénients propres et particuliers à un tel impôt, comme

double emploi et comme surcharge pour les propriétaires fonciers, si cet impôt est pris sur les cultivateurs par anticipation et sans attendre la reproduction, il est clair qu'il frappe sur les richesses non disponibles, sur les avances de la culture: alors, comme impôt anticipé, il porte à la reproduction un préjudice qui est au moins le double de ce qu'il prend sur ces avances : je dis au moins le double ', parce qu'en général les avances annuelles rendent deux pour un, et que leur succès, dépendant beaucoup de leur ensemble, il arrive souvent que, faute des avances qu'on ne fait pas, celles qui sont faites deviennent moins productives. Voici donc un premier désordre inévitable: détournez des avances de la culture une valeur de 100, vous éteignez au moins une reproduction de 200. Voyons maintenant les contre-coups de cette détérioration, en supposant toujours que l'impôt anticipé ait été prévu par le cultivateur lors de la passation de son bail, et que son marché avec le propriétaire foncier ait été fait en conséquence.

Le cultivateur qui, au lieu d'employer cette valeur de 100 en avances de culture, la donne à l'impôt, n'en a pas moins les mêmes frais, et n'en a pas moins les mêmes reprises à exercer sur la masse des productions qu'il fait naître; mais cette masse est diminuée de 200; c'est donc 200 de moins sur le produit net que le cultivateur s'oblige de fournir annuellement; or, en supposant que le souverain prenne le tiers dans ce produit net, c'est environ 70 de diminution dans son . revenu direct, ce qui réduit à 30 ou à peu près les 100 qu'il retire d'un tel impôt pour peu que le recouvrement de cet impôt soit dispendieux, il est clair que de cette valeur de 100 il ne doit rien rester au souverain.

Si la valeur de 100, prise par l'impôt, n'avait pas été enlevée à la culture, il en serait résulté une reproduction de 200, dont la moitié aurait été une richesse disponible dans la nation, et cette richesse se serait dis

Il est incontestable que la production agricole doit diminuer quand l'impôt opère un retranchement dans le capital de l'agriculture; mais les Physiocrates ont eu le tort de soumettre les effets de ce genre à une évaluation mathématique rigoureuse. Un principe certain n'a pas besoin d'être étayé par des calculs hypothétiques, et Turgot en a judicieusement fait la remarque dans ses Observations sur le Mémoire de St-Péravy en faveur de l'impôt direct.

Sous ce rapport, les disciples de Quesnay ont agi comme Malthus, affirmant, sans données suffisantes, que la population s'accroit en proportion géométrique, pendant que les subsistances n'augmenteraient qu'en proportion arithmétique. Mais, chez eux de même que chez cet écrivain, la valeur des raisonnements ne perd rien à l'arbitraire de ces calculs. V. la note de la p. 60 de ce volume, et le passage auquel elle se rapporte. (E. D.)

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