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qu'en proportion de ce qu'il vend, il s'établit nécessairement, ainsi que je l'ai dit en parlant de l'impôt, un équilibre entre les valeurs vénales de toutes les choses commerçables, équilibre qui fait que le prix de l'une est mesuré sur le prix des autres; qu'ainsi la somme des choses à vendre est habituellement balancée par la somme des moyens que les consommateurs ont pour les payer.

Cet équilibre ne peut être dérangé qu'accidentellement : si le prix d'une marchandise s'élevait au-dessus de son niveau, il n'y aurait plus assez de consommateurs en état de l'acheter; d'ailleurs tous les hommes s'empresseraient de profiter de sa faveur, et se feraient à l'envi vendeurs d'une telle marchandise; on la verrait donc bientôt perdre tout son avantage, par un effet nécessaire de la concurrence, dont le propre est de vendre au rabais.

D'après toutes les différentes circonstances qui concourent à fixer les valeurs vénales des choses commerçables, la concurrence assigne naturellement, à chaque espèce et qualité de marchandise, le plus haut prix auquel chaque vendeur puisse se proposer de vendre, et le plus bas prix auquel chaque acheteur puisse se proposer d'acheter. Il existe ainsi naturellement une puissance despotique qui marque le prix auquel chaque consommateur peut acheter, parce qu'elle marque le prix auquel il peut vendre: chaque vendeur ne peut donc parvenir à renchérir habituellement ses marchandises, qu'en se soumettant aussi à payer habituellement plus cher les marchandises des autres vendeurs ; et par la même raison, chaque consommateur ne peut parvenir à payer habituellement moins cher ce qu'il achète, qu'en se soumettant aussi à une diminution semblable sur le prix des choses qu'il vend.

Remarquez ici combien sont vaines les spéculations de ceux qui, dans une nation, se proposent de faire parvenir une espèce de production à son plus haut prix possible, et à son dernier degré possible d'abondance, sans songer à procurer les mêmes avantages aux autres productions dont les valeurs doivent opérer la consommation et le payement de celle qu'on veut favoriser. Un tel projet est précisément celui de vouloir établir plus de vendeurs que d'acheteurs, plus de choses à vendre que de moyens pour les payer. En vain on se flattera de trouver un débit suffisant chez les étrangers: certainement, dans l'ordre général de la nature, ils ne sont point ceux qui sont destinés à consommer la majeure partie des productions de notre territoire; leur consommation a des bornes naturelles, parce que les moyens qu'ils ont pour acheter nos productions sont bornés comme leur population. D'ailleurs, ils ne peuvent nous payer qu'en nous échangeant des productions de leur crû; ainsi chaque fois que vous voulez augmenter chez vous l'abondance d'une de vos produc

tions, et vous en assurer le débit à son plus haut prix possible, il faut nécessairement que vous mettiez votre nation en état de faire plus de consommations, soit de ses propres productions, soit de celles des autres nations. Mais pour cet effet il faut aussi que vous vous occupiez également de l'abondance et du bon prix de toutes les autres productions nationales; par conséquent que vous ayez grande attention de faire cesser tout ce qui peut être contraire aux intérêts des cultivateurs. A cette condition, vous verrez toutes les valeurs qui doivent être échangées les unes contre les autres, se multiplier en même temps, et s'acheminer d'un pas égal vers leur meilleur prix possible; vous verrez aussi l'industrie nationale et la population croître en raison de votre abondance, qui par ce moyen trouvera toujours dans l'intérieur de la nation un nombre suffisant de consommateurs en état de mettre un bon prix aux choses qu'ils consomment: c'est dans l'ensemble que réside la perfection de l'ordre qui procure à chaque partie son meilleur état possible. Si vous perdez de vue la chaîne des rapports, vous ne pouvez plus vous promettre de grands succès: quelque sages que soient vos opérarations à quelques égards, dès qu'elles n'embrassent pas le tout, elles ne vous serviront que faiblement; encore seront-elles sujettes à des inconvénients.

Qu'on ne m'objecte point que les hommes qui vendent et achètent, ne se conduisent pas sur ces spéculations philosophiques; j'en conviens; mais aussi, comme dit Pope, voyons-nous que l'auteur de la nature a greffé sur un sauvageon un arbre qui porte des fruits excellents: la cupidité, qui divise le vendeur et l'acheteur dans leurs projets, est précisément ce qui les rapproche et les concilie dans la pratique : c'est cette cupidité, ce désir de jouir qui devient l'âme de la concurrence, et la met en état de donner despotiquement des lois aux vendeurs comme aux acheteurs.

Il n'est point ici question de rendre les hommes philosophes et profonds pour qu'ils puissent garder toutes les proportions qui doivent se trouver dans les échanges qu'ils font entre eux: ces proportions s'établissent d'elles-mêmes, parce qu'il est physiquement impossible qu'elles ne s'établissent pas, parce qu'il est physiquement impossible que la somme des ventes excède habituellement celle des moyens que les consommateurs ont pour acheter; parce qu'il est physiquement impossible qu'une partie des marchandises renchérisse, et soit néanmoins consommée en totalité, si l'autre partie des marchandises, dont le prix sert à payer la première, ne renchérit à proportion; parce qu'il est physiquement impossible qu'alors le manque de débit ne fasse pas cesser le renchérissement, et ne rétablisse pas l'équilibre dans les valeurs.

Lorsque je veux vendre pour 100 francs de marchandises, qui sans votre consommation deviendraient superflues, et ne seraient pour moi d'aucune utilité, mon intérêt est que vous ayez une valeur quelconque de 100 francs à me donner en échange ou en payement: supposons donc que vous soyez en possession de cette valeur, mais aussi que vous n'ayez rien au-delà: si je prétends doubler le prix de cette marchandise que vous devez consommer, vous ne pouvez plus en acheter que la moitié, à moins que je ne consente qu'en me vendant, vous doubliez aussi le prix de la vôtre, auquel cas il n'est pour vous et pour moi ni perte ni gain. Mais, si des circonstance passagères me permettent de vous faire la loi, il en résulte que vous perdez la moitié des jouissances que vous devriez avoir pour votre argent, et que moi, je n'y gagne rien, puisque dans notre supposition, je ne peux tirer aucun parti de ce qui me reste de là s'ensuit qu'un tel commerce entre nous ne peut subsister, parce que je vous mets dans la nécessité de faire en sorte qu'il ne subsiste plus. C'est ainsi que je me prépare des pertes et des privations par une voie qui paraissait me conduire à l'augmentation de ma richesse.

Une fois que l'argent a été institué le signe représentatif de toutes les valeurs, il est devenu la mesure commune dont on s'est servi pour les énoncer et les peindre d'une manière sensible: on ne s'informe point du rapport que la valeur vénale d'une marchandise peut avoir avec celle de telle ou telle autre marchandise: Combien vaut-elle en argent? Quelle somme d'argent faut-il pour la payer? Voilà tout ce qu'on demande à savoir : nous sommes si peu dans l'habitude de suivre le fil des liaisons que les choses ont entre elles, que sans nous mettre en peine du rapport que cette même somme d'argent peut avoir avec les autres marchandises, nous croyons gagner beaucoup en donnant moins d'argent pour les choses que nous achetons, ou en recevant plus d'argent pour les choses que nous vendons. Il est pourtant naturel de ne priser le signe qu'à raison de la chose qu'il représente.

Un homme qui ne cueille que du vin en augmente le prix en argent de 25 pour 100; tandis que toutes les autres productions sont renchéries de 50 cet homme alors n'est-il pas moins riche avec un revenu plus considérable en argent? Changeons l'hypothèse, et disons que le prix en argent de toutes les choses commerçables est diminué de 50 pour 100, et que celui du vin n'est diminué que de 25; dans ce cas, ce même homme n'est-il pas plus riche avec un revenu moins considérable en argent?

L'argent n'est qu'un gage, n'est qu'un signe représentatif des choses usuelles : c'est donc une bien forte méprise que de le prendre pour ces choses mêmes et de ne pas voir que les valeurs numéraires, les valeurs en argent, ne sont que des noms, des termes que les hommes emploient

pour se communiquer leurs idées, et parvenir à faire entre eux des échanges dont ils conviennent par le moyen de ces mêmes termes. Aussi, comme je l'ai déjà dit, faut-il ramener toutes ces différentes idées à celle de l'échange en nature', et c'est le moyen de ne pas tomber dans cette méprise inconcevable, qui pourtant n'est que trop commune parmi nous.

Sitôt que nous ne verrons plus dans le commerce que des échanges en nature, nous regarderons les prétentions au renchérissement d'une marchandise comme autant de chimères, et les renchérissements euxmêmes comme des mots et rien de plus : toujours faudra-t-il que chacun reçoive telle quantité de telle ou telle marchandise, pour telle quantité de celle qu'il donne en échange: à vous permis de donner un grand nom à la valeur des marchandises que vous possédez; cela m'est absolument indifférent, pouvu que, dans la réalité, les échanges des choses commerçables entre nous se trouvent toujours faits dans la même proportion.

Le nom des valeurs numéraires peut changer pour les marchandises, comme il change pour l'argent même : qu'un prince double la valeur numéraire de ses monnaies; en résultera-t-il qu'on pourra se procurer le double des marchandises pour la même quantité réelle d'argent? C'est ainsi que quand on laisse les mots pour s'attacher aux choses, on trouve que, malgré les changements qui surviennent dans les dénominations, la réalité se trouve toujours être la même; que les échanges des choses commerçables se font dans une proportion qui n'a rien d'arbitraire; que la concurrence enfin ne permet à personne de s'en écarter habituellement, et cela par des raisons qu'il serait inutile de répéter.

Voilà comment les prétentions du vendeur et de l'acheteur, quoiqu'elles soient opposées entre elles, se concilient cependant parfaitement; voilà comment chacun d'eux est obligé de se soumettre à la loi qu'il reçoit de la concurrence; comment leur intérêt particulier se borne à profiter, tant en vendant qu'en achetant, des prix qu'elle a réglés : cela posé, il devient évident qu'ils sont liés par un intérêt commun; qu'il leur importe à l'un et à l'autre que leurs échanges occasionnent le moins de frais qu'il est possible; car il est de toute nécessité que ces frais soient à leur charge; aussi leur intérêt commun est-il tout l'opposé de l'intérêt particulier des commerçants qui, profitant d'une partie de ces

1 L'importance de cette remarque égale sa justesse. On peut dire que tout ce qui s'est écrit de faux, dans le passé comme de nos jours, sur le commerce, tient principalement à l'obscurité que jette la circulation monétaire sur la véritable nature des phénomènes économiques. (E. D.)

frais, doivent naturellement chercher à les augmenter, du moins dans la partie destinée à rester dans leurs mains.

CHAPITRE XIII.

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Suite du chapitre précédent. - Par qui sont payés immédiatement les profits ou les salaires des commerçants. Erreurs relatives à cette question. Comment l'intérêt particulier des commerçants se concilie, par le moyen de la liberté, avec l'intérêt des autres hommes. La profession des commerçants est cosmopolite : rapports de cette vérité avec la nécessité d'une grande liberté de commerce. Différences essentielles et plus détaillées entre un peuple de commerçants et les nations agricoles et productives. Quel est chez elles le véritable intérêt du

commerce: besoin qu'il a de la liberté.

Je commencerai ce chapitre par l'examen d'un rien de grande importance aux yeux des politiques; d'une question qui parmi eux est débattue avec chaleur, partage leurs opinions, et pourtant ne porte que sur des mots qu'on n'entend pas. Les uns prétendent que les profits des commerçants sont payés par les consommateurs; d'autres soutiennent que ces profits sont faits sur les premiers vendeurs : quant à moi, je dis que les deux partis ont tout à la fois tort et raison; que séparément ils ne considèrent qu'une portion d'un tout qu'on ne peut diviser, et qui souffre également, quelle que soit la partie dans laquelle il se trouve blessé.

Les profits des commerçants doivent être placés dans la classe des frais'; par cette raison, ils concourent à fixer le prix que les marchandises doivent avoir dans le commerce. Un commerçant achète ici pour revendre dans d'autres lieux avec un bénéfice qu'on ne peut lui refuser: au moyen de ce bénéfice à faire par cet intermédiaire, le prix courant des marchandises qu'il trafique est plus faible pour les premiers vendeurs, et plus fort pour les acheteurs-consommateurs; la différence qui se trouve entre ces deux prix, est précisément la somme qui doit en rester dans les mains du commerçant pour ses salaires et les frais de ses opérations. La question se réduit donc à savoir si, dans le cas où il ne retiendrait pas cette somme, le vendeur vendrait plus cher, ou si le consommateur acheterait à meilleur marché; mais cette recherche n'a aucun objet, aucune sorte d'intérêt : chaque consommateur n'est-il pas alternativement acheteur et vendeur pour des sommes égales? Et ne doit-il pas toujours régner la même proportion entre toutes les valeurs vénales, afin que les vendeurs fournissent aux acheteurs mêmes les moyens d'acheter?

' V. Quesnay, Dialogue sur le Commerce, p. 161 et suiv.

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