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l'État, parce que tous les avantages de leur existence sociale sont attachés à la conservation de l'État et des liens qui les tiennent unis à l'Etat '.

Si le commerce extérieur était institué de manière que l'intérêt de ces premiers propriétaires fût sacrifié à celui des commerçants nationaux, la masse des reproductions, et par conséquent des choses commerçables, diminuerait progressivement; le commerce, alors altéré dans son principe, serait lui-même l'instrument de sa ruine, et les commerçants, enveloppés nécessairement dans ce désordre général, deviendraient bientôt les victimes de leurs intérêts mal entendus.

Si au contraire le commerce favorise, comme il le doit, l'intérêt de ces mêmes propriétaires, on peut compter sur les plus grands efforts possibles pour féconder la reproduction, par conséquent sur la plus grande abondance possible des choses commerçables; les moyens de consommer se multipliant ainsi de toutes parts, chaque nation s'assure le plus grand commerce possible; et, dans ce cas, les profits des commerçants doivent se multiplier comme les consommations. Tel est donc l'avantage inestimable de l'ordre, qu'il n'est dans la société aucune classe d'hommes dont l'intérêt particulier, quand il est bien entendu, ne fasse partie de l'intérêt général, ou plutôt dont l'intérêt particulier, pour être bien entendu, ne doive être parfaitement d'accord avec l'intérêt commun de toutes les autres classes.

Plus vous creuserez cette réflexion, et plus vous trouverez que l'ordre de la nature ramène à l'unité toutes les sociétés particulières, et même toutes les classes particulières de chaque société ; qu'elles peuvent se différencier par les fonctions, mais jamais par les intérêts; que, sur ce dernier article, les hommes sont tous associés par une nécessité naturelle et impérieuse à laquelle ils ne peuvent se soustraire; qu'il est dans cet ordre immuable qu'ils soient tous utiles les uns aux autres, qu'ils jouissent tous les uns par les autres, qu'ils se servent tous mutuellement pour l'augmentation commune de leurs jouissances. Si quelques-uns d'entre eux veulent s'écarter de cet ordre essentiel, se séparer de cette société générale, isoler leurs intérêts particuliers, les détacher de l'intérêt commun des autres hommes, tous leurs intérêts alors s'entre-choquent et se nuisent réciproquement; troublés par les contradictions dans lesquelles ils tombent à chaque pas, ils ne se proposent plus de remédier à un désordre que par un autre désordre; bientôt l'art de s'entre-nuire devient l'étude dont chacun croit devoir s'occuper, et de cette étude on voit

' V. plus haut, p. 348 et suiv.

naître des principes politiques qui ne peuvent servir qu'à augmenter la confusion et les maux qui en résultent nécessairement'.

La manière dont l'intérêt bien entendu des commerçants tient à l'intérêt commun des autres hommes, sape par les fondements tout système qui tend à concentrer le commerce d'une nation dans une classe particulière de commerçants, pour en exclure toutes les autres classes; par ce moyen vous diminuez la concurrence, vous l'énervez; elle n'a plus assez de force pour obliger les agents de votre commerce de tenir au rabais leurs salaires ou leurs profits: de là s'ensuit que les consommateurs nationaux achètent plus cher et vendent à plus bas prix. Ainsi, la plus grande liberté possible du commerce est évidemment le moyen unique de concilier l'intérêt particulier des commerçants nationaux avec l'intérêt commun de la nation: sans cette liberté, ces deux intérêts sont toujours et nécessairement en opposition; dès-lors l'intérêt particulier se détruit lui-même en détruisant l'intérêt commun.

Qu'on ne dise donc plus aux puissances foncières, aux nations agricoles et productives: « Voyez tel et tel peuple; voyez comme ils s'enrichissent par le commerce; et que leur exemple vous apprenne que l'in« térêt du commerce est dans l'intérêt de vos commerçants. » Nous pouvons désormais leur répondre : il est naturel que chez un peuple qui n'est composé que de commerçants, l'intérêt du commerce ne soit vu que dans l'intérêt particulier de ces mêmes commerçants; puisque ces peuples n'ont d'autres revenus que les salaires qui leur sont payés par les nations qui se servent d'eux pour commercer entre elles, toute leur politique, toutes leurs vues doivent se tourner vers l'augmentation de ces salaires; mais chez les nations agricoles et productives, l'intérêt du commerce est l'intérêt de la reproduction; car c'est par le moyen de la reproduction, et pour la reproduction, que le commerce est institué; c'est sur elles-mêmes que sont pris les salaires ou les bénéfices des commerçants; la diminution de ces mêmes salaires est donc ce qu'elles doivent se proposer, parce que cette diminution devient pour elles augmentation de richesses.

'On ne se rappelle pas assez qu'antérieurement aux Physiocrates, les vérités précédentes n'étaient que des lieux-communs de morale, dont personne ne tenait compte dans l'application. Montaigne croyait sincèrement que le dommage de l'un pouvait constamment faire le profil de l'autre ; et Voltaire imprimait de la meilleure foi du monde, article Patrie de son Dictionnaire philosophique : « Telle est la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays, c'est souhaiter du mal à ses voisins.... Il est clair qu'un pays ne peut gagner sans qu'un autre perde. » C'est ce principe faux, accrédité surtout par l'ignorance et la cupidité mercantiles, qui sert de base aux écrits de presque tous les auteurs anglais qui ont traité de la richesse avant Smith (V. plus haut, p. 286)

(E. D.)

De tels peuples diffèrent des puissances foncières, en ce qu'ils ne forment point de véritables corps politiques, au lieu que ces puissances ont une consistance physique, et dont rien ne peut ébranler les fondements. En effet, chez ces peuples un commerçant ne tient à l'État par aucun lien qu'il ne puisse rompre aisément ; partout ailleurs il peut être également commerçant, faire les mêmes opérations et les mêmes profits. Il n'en est pas ainsi des hommes vraiment nationaux; leurs intérêts les tiennent attachés au sol, de manière qu'ils ne peuvent que perdre en s'expatriant. D'ailleurs un peuple de commerçants n'existe que par le commerce qu'il fait des productions étrangères, commerce qui demain peut lui être enlevé par d'autres nations. Son existence politique dépend de quelques préférences qu'il peut perdre d'un instant à l'autre; ainsi, le propre d'une puissance de cette espèce est de pouvoir être détruite sans coup férir et sans injustice.

Une autre différence encore, c'est qu'un peuple de commerçants, quels que soient leurs profits, ne peut jamais former un État riche, parce que la richesse des particuliers n'est point du tout celle de l'État : il est sensible qu'ils ne peuvent s'enrichir que par leurs économies; or, l'autorité publique d'un État ne peut rien prendre sur le produit des économies; car on n'économise que pour jouir, et nécessairement vous devez cesser d'économiser, dès que les économies cessent de rester à votre profit. Ce n'est pas cependant que chez un peuple de cette espèce, la richesse des particuliers ne puisse quelquefois permettre à l'État de faire de grands. efforts; mais cela ne peut avoir lieu que dans des temps d'une grande effervescence, d'un grand enthousiasme ces sortes d'évènements, qui sont des jeux de l'opinion, et qui tiennent à l'arbitraire, n'ont rien de commun avec un ordre immuable qui renferme en lui-même le principe de sa durée.

Il n'y a donc que les nations agricoles et productives qui, en raison de leur territoire, puissent fonder une grande puissance, une puissance solide chez elles la richesse de chaque particulier n'est point un bénéfice fait sur un autre particulier de la même nation ou sur un étranger; elle ne peut croître que par une plus grande abondance ou par une plus grande valeur vénale de ses productions; cet accroissement, par conséquent, ne peut avoir lieu, que la richesse personnelle du souverain, ainsi que la richesse commune et disponible de la nation, ne croissent en même temps. L'intérêt du commerce est donc pour une telle nation l'intérêt de la culture: c'est là le seul et véritable objet qu'elle doive se proposer dans son commerce extérieur, si elle veut le faire servir à l'accroissement de sa richesse et de sa population. Or, il est évident que, pour remplir cet objet, la plus grande liberté possible est celle qui con

vient à son commeree extérieur; que ce n'est qu'à la faveur de cette grande liberté, que le cultivateur peut être assuré du plus grand débit possible, et au meilleur prix possible; conditions sans lesquelles la plus grande abondance possible des productions ne peut jamais avoir lieu, ni donner à aucune nation et à son souverain la plus grande richesse possible '.

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CHAPITRE XIV.

Du meilleur état possible d'une nation en quoi il consiste; besoin qu'il a de la plus grande liberté possible dans le commerce.- Fausses idées sur l'argent et sur la richesse d'une nation sa véritable richesse n'est qu'une richesse en productions. Une richesse en argent n'est que l'effet de la première, et ne s'entretient que par la première. Différences essentielles entre ces deux sortes de richesses.

Le commerce n'est qu'un échange de valeur pour valeur égale. De cette définition a résulté: 1° qu'il n'y a que les premiers propriétaires de valeurs échangées qui fassent le commerce; 2° que l'intérêt du commerce n'est autre chose que l'intérêt commun de ces premiers propriétaires; que leur intérêt commun consiste à faire entre eux leurs échanges à moins de frais qu'il est possible; à profiter ainsi, tant en vendant qu'en achetant, des prix que la concurrence fixe à chaque chose commerçable.

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Ces premières notions du commerce rapprochées de la véritable idée qu'on doit se former du meilleur état possible d'une nation, de celui qui convient le plus aux intérêts personnels du souverain et à ceux de ses sujets, démontrent sans réplique la nécessité dont il est que le commerce jouisse de la plus grande liberté. Vous ne pouvez trouver ce meilleur état possible que dans la plus grande richesse possible. J'entends ici par le terme de richesse une masse de valeurs disponibles, de valeurs qu'on puisse consommer aux gré de ses désirs, sans s'appauvrir, sans altérer le principe qui les reproduit sans cesse.

Le meilleur état possible est évidemment celui auquel est attaché la plus grande somme possible de jouissances, et la plus grande sûreté; il consiste donc dans la plus grande masse possible de valeurs disponibles; car ce sont les seules dont nous puissions toujours jouir, et sur lesquelles la sûreté puisse s'établir. Je dis que la masse des richesses dis

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Voy., relativement à cette distinction des peuples commerçants et des puissances foncières ou agricoles, Turgot dans ses Observ. sur le Mém. de M. Graslin (OEuvres, 1, p. 440 à 444).

2 V. plus haut, p. 551 et suiv., le texte et les notes.

ponibles est dans chaque nation la mesure de la sûreté politique, parce que c'est toujours en raison de cette masse que croissent l'industrie, la population, et de plus cet intérêt que chacun prend à la conservation du corps politique; intérêt qui naît naturellement de l'aisance dont nous jouissons, et qui nous rend capables de tous les sacrifices, de tous les efforts nécessaires à sa conservation.

Le sens dans lequel on doit prendre ici le terme de richesse étant ainsi déterminé, il devient évident que la plus grande richesse possible ne peut être que le résultat de la plus grande abondance possible des productions nationales, jouissant constamment de leur meilleur prix possible; prix qui ne peut régner dans une nation que par le moyen de la plus grande liberté possible dans son commerce. Prenez garde que je ne dis pas que le bon prix des productions ne peut s'établir que par un grand commerce; mais bien par une grande liberté de commerce: cette observation est importante, car le commerce n'a lieu qu'après que les prix ont été fixés par une concurrence qui ne peut résulter que de la liberté. Ainsi, ce bon prix peut très bien exister avec une grande liberté sans un grand commerce extérieur, mais jamais avec un grand commerce extérieur sans liberté.

Le bon prix des productions est une condition doublement essentielle pour se procurer une grande richesse: au moyen de ce que c'est lui qui fait que les productions nous enrichissent, il se trouve que nous lui sommes encore redevables de leur abondance: il est évident que sans un bon prix, les cultivateurs manqueront tout à la fois de moyens et de bonne volonté pour provoquer l'abondance, dès que son produit net ne répondra point à la somme de leurs avances et de leurs travaux. Ainsi, par les effets que le bon prix produit, nous pouvons juger de quelle importance est la liberté qui procure ce bon prix.

Je voudrais bien que mes lecteurs donnassent à cette vérité toute l'attention qu'elle mérite: je voudrais bien qu'ils saisissent que la richesse ne consiste que dans les valeurs disponibles, qu'on peut consommer sans aucun inconvénient; par conséquent, qu'il n'y a que le produit net des cultures qui soit richesse, parce qu'il est, dans la masse des reproductions, la seule partie dont nous puissions disposer pour nos jouissances: le surplus de cette masse n'est pas disponible pour nous; il appartient à la culture; c'est elle qui tous les ans doit le consommer; nous ne pouvons le lui dérober, que nous n'en soyons punis par l'extinction de nos richesses'.

'Ce surplus n'est autre chose, en effet, que le capital fixe et le capital circulant de l'agriculture. L'École de Quesnay entendait, en outre, que le produit net ou la

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