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CHAPITRE XV.

Suite du chapitre précédent. Erreurs contraires aux vérités qui y sont démontrées. Balance du Commerce. Fausseté des systèmes établis à cet égard leurs contradictions et les préjudices qu'ils causent à une nation et à son souverain. Fausses spéculations sur l'accroissement annuel de l'argent en Europe; comme cet accroissement doit nécessairement se partager entre les nations commerçantes. — Nécessité de la libre circulation de l'argent. — Comment sa masse peut grossir dans une nation et en indiquer la richesse.

Je l'ai déjà dit, et je le redis encore les erreurs forment entre elles une chaîne comme les vérités : c'est parce qu'on a pris l'argent pour le principe et la mesure de la prospérité d'une nation, que les politiques ont adopté comme une maxime d'État, que le commerce extérieur n'était avantageux qu'autant qu'il faisait entrer beaucoup d'argent chez une nation sans l'en faire ressortir de là, le système de toujours vendre et de ne jamais acheter; du moins, de vendre beaucoup et d'acheter peu des étrangers; de là, l'invention de ce qu'on a nommé la balance du commerce; de cette manière de comparer la somme des ventes en argent avec celle des achats en argent, pour juger, par le résultat de cette comparaison, à qui restait l'avantage du commerce; de là, pour tout dire enfin, cette idée chimérique de commercer avec les autres nations pour gagner sur elles, pour s'approprier une partie de leur argent. Mais que dis-je ? une partie! C'est la totalité que cette fausse politique doit se proposer de dévorer; car un tel système n'a point de bornes; personne ne peut marquer le point fixe auquel ses spéculations doivent s'arrêter : dès qu'on admet qu'il est utile de gagner sur les autres nations, cette utilité doit nécessairement être toujours la même; il faut donc étendre nécessairement aussi cette spéculation jusqu'à faire passer chez vous tout l'argent qu'elles ont chez elles; il faut, en un mot, que, dans votre système, elles ne cessent de perdre, jusqu'à ce que vous les ayez réduites à une impuissance absolue d'alimenter vos profits en argent.

Eh bien! aveugle et cupide politique, je vais combler vos vœux: je vous donne toute la quantité d'argent qui circulait chez les nations avec qui vous commerciez la voilà rassemblée chez vous; que voulez-vous en faire? Je vois déjà que vous avez perdu autant de consommateurs étrangers que vous en avez ruiné: vous en aviez besoin cependant; et faute de ces consommateurs, qui ne peuvent se remplacer pour vous, il va se faire un vide dans la consommation de vos productions; une partie doit rester invendue et dégénérer en superflu; dès-lors vos cultivateurs vendent, non-seulement en moindre quantité, mais encore à

moindre prix; car l'effet de la surabondance est de faire diminuer les prix; elles ne renaitront plus pour nous, ces productions qui sont réduites à manquer de débit.

Voilà donc le désordre dans la classe qui chez vous reproduit les valeurs disponibles; voilà qu'une portion de vos terres va rester en friche; que la diminution de la masse de vos productions va en occasionner une proportionnelle dans votre population; avec une plus grosse masse d'argent, vous allez avoir moins de valeurs renaissantes, moins de travaux, moins d'hommes entretenus, moins de revenus réels, moins de moyens de jouir pour le souverain et pour les propriétaires fonciers; quel avantage cette masse d'argent vous aura-t-il donc procuré? Celui d'être obligé d'employer 100 écus pour payer ce qui ne se vendait que 10; mais en cela je ne vois qu'un fardeau de plus, qu'un embarras de plus dans votre commerce intérieur.

Il est pourtant encore d'autres inconvénients attachés à cette révolution: 1° Votre nouvelle opulence invite toutes les nations à venir reprendre sur vous par la force ce que vous leur avez enlevé par votre politique spoliatrice. En second lieu, la cherté excessive de tout ce qui se vend dans votre intérieur est garante que, malgré toutes les précautions que vous pourrez prendre, il entrera chez vous une grande quantité de marchandises étrangères qui ne seront point échangées contre les vôtres, parce que les vôtres sont trop chères, mais bien contre votre argent, parce qu'il est à bas prix. Par cette voie, votre argent, tel qu'une rivière qui, ne pouvant plus être contenue dans son lit, s'élève au-dessus des digues qu'on lui oppose, se déborde et répand ses eaux de tous côtés; votre argent, dis-je, refluera chez tous les étrangers qui ne cesseront d'introduire clandestinement chez vous des marchandises; ce même argent alors ne reviendra plus à votre classe productive; celle-ci verra ses ventes diminuer d'autant; nouvel échec dans les revenus du souverain et des propriétaires fonciers; nouvelle cause de dépérissement de votre agriculture; nouvelle diminution dans la masse de vos productions et dans votre population: tel est l'ordre de la nature, que vous ne pouvez le violer qu'à votre préjudice.

Je ne finirais point si je voulais parcourir tous les inconvénients inséparables de la prétendue fortune que vous venez d'acquérir par votre commerce extérieur, ou plutôt dont je viens de vous faire un présent funeste; il me suffit de vous faire observer qu'à peine est-elle faite, qu'elle se change en appauvrissement; que votre ruine est une suite nécessaire de vos succès: ils sont donc des désordres, puisqu'ils portent avec eux leur punition.

Pour combattre d'une manière plus victorieuse encore les idées bi

zarres qu'on s'est formées de la balance du commerce et des avantages qu'on a cru trouver à rendre aux étrangers moins d'argent qu'on n'en reçoit d'eux, perdons de vue la brillante et chimérique hypothèse que je viens de présenter, suivons pas à pas les systèmes de la politique à cet égard, et voyons s'ils ne seraient point impossibles dans leur exé

cution.

Le commerce extérieur ne peut faire entrer chez une nation plus d'argent qu'il n'en fait ressortir, qu'autant qu'elle porte aux étrangers plus de marchandises que d'argent, et qu'en retour elle en reçoit plus d'argent que de marchandises. Mais si chaque nation policée, ou soi-disant, adopte la même politique, il n'est plus possible qu'il se fasse entre elles aucun commerce; toutes n'auront que des marchandises à vendre pour de l'argent, et aucune ne voudra donner son argent en échange des marchandises des autres. Comme une telle politique est contre nature, comme elle fait violence au penchant naturel qui porte les hommes à vendre pour acheter et jouir, qu'ainsi elle ne peut s'établir qu'en détruisant toute liberté, chaque gouvernement fera valoir sa politique par les prohibitions et la force qu'il emploiera pour les faire observer : dans cette position respective, la société des nations n'existe plus; les voilà rivales, jalouses, ennemies les unes des autres; bientôt des guerres cruelles et destructives viendront les punir de leurs contraventions à l'ordre essentiel de cette société.

Plus nous analyserons cette politique, et plus ses contradictions se multiplieront à nos yeux : nous venons de la voir anéantissant tout commerce, quoique son but soit de faire de grands profits en argent par le commerce; examinons présentement dans le détail quels moyens elle emploie pour se ménager ces mêmes profits.

Le commerçant, agent intermédiaire du commerce extérieur, est un homme qui doit être indemnisé de tous ses frais; il lui est dû, en outre, des salaires et des intérêts pour toutes les sommes qu'il est dans le cas d'avancer lorsqu'en retour des productions exportées, il rapporte des marchandises étrangères, toutes les reprises de ce commerçant lui sont payées en commun par la nation dont il exporte les productions, et par les étrangers dont il fait consommer aussi les marchandises. Mais, lorsqu'en échange des productions exportées il ne rapporte que de l'argent, ces productions deviennent le seul objet sur lequel ses reprises puissent s'exercer: quoique ses voitures ou ses vaisseaux reviennent à vide, il n'en fait pas moins les mêmes frais pour leur retour, si vous en exceptez ceux qui sont particulièrement occasionnés par les chargements et les déchargements, et ce sont des articles peu importants. Ce n'est donc que sur le prix de ces mêmes productions exportées qu'il peut prendre

tout ce que ses opérations lui donnent le droit d'exiger. Cela posé, il est de toute nécessité qu'il achète d'autant moins cher les productions qu'il exporte, car il ne peut les revendre chez les étrangers qu'au prix courant du marché général : ainsi, le propre de cette façon de commercer est de faire baisser nécessairement le prix de ces productions dans l'intérieur de la nation cultivatrice qui en est première propriétaire.

Cet inconvénient ne frappe pas sur les seules productions exportées: il affecte encore toutes celles qui se consomment chez cette nation, 1°parce qu'une même espèce et qualité de marchandise n'a qu'un même prix courant pour tous les acheteurs; 2° parce qu'il règne habituellement un équilibre nécessaire entre les valeurs vénales de toutes les productions d'une nation : ainsi, par la seule raison que les productions exportées perdent une partie du prix qu'elles devraient avoir dans les mains des premiers vendeurs, toutes les autres productions, quoique consommées dans l'intérieur de la nation, sont contraintes de subir le même sort. Jugez maintenant quelle doit être la diminution des revenus communs du souverain et des propriétaires fonciers: heureux encore si cette perte était la seule que cette fausse politique leur fait éprouver, mais nous en découvrirons d'autres dans un moment.

Voici donc que, déduction faite des reprises des commerçants, la valeur des productions exportées revient en argent : il s'agit de savoir ce qu'il va devenir.

Quelle que soit cette somme d'argent, elle n'est que le représentant d'une valeur semblable en productions cueillies sur le territoire de la nation qui les vend, et consommées par l'étranger qui les achète. Cet argent se distribue donc à tous les premiers propriétaires de ces productions: ainsi, par le moyen de cet échange, s'il pouvait se renouveler tous les ans, il se trouverait que l'étranger serait assuré d'un revenu annuel en productions, quoiqu'il n'en cueillît point, et que la nation supposée ne se verrait qu'un revenu annuel en argent, quoiqu'elle cueillît ces mêmes productions. Qu'on me dise donc de quelle utilité lui sera ce revenu en argent, si elle ne le convertit pas en choses usuelles, en choses propres à procurer des jouissances. Mais, si elle veut faire cette conversion, comment pourra-t-elle y parvenir, puisque les choses usuelles ne se trouvent plus chez elle, et qu'elle ne veut point acheter de celles qui sont chez l'étranger?

Peut-être me demandera-t-on pourquoi il ne se trouve plus dans cette nation une quantité de choses usuelles dans l'achat desquelles elle puisse dépenser son revenu en argent; mais la raison en est bien simple: puisqu'elle a vendu aux étrangers une portion de marchandises pour de l'argent, cela fait qu'il se trouve chez elle plus d'argent et moins de

marchandises; qu'ainsi la somme d'argent qu'elle a reçue de l'étranger ne peut plus trouver à s'employer. Développons cette vérité, car elle est d'une grande importance.

Distraction faite de la portion des denrées que le souverain, les propriétaires fonciers et les cultivateurs consomment en nature, divisons les productions en deux parties, dont l'une est vendue aux étrangers et l'autre à la classe industrieuse. Sur la partie que cette classe achète, elle doit prendre toutes ses consommations, et le surplus doit être revendu par elle en argent, aussi cher qu'elle l'a payé. Si elle le revend moins, elle se ruine, et ce commerce ne pourra bientôt plus avoir lieu; si elle le revend plus, elle s'enrichit aux dépens du souverain et des propriétaires fonciers; elle diminue la masse du produit net, et altère un des principes de la reproduction. Ainsi, pour que personne ne soit lésé, l'ordre veut que l'argent déboursé par la classe industrieuse lui revienne, mais aussi qu'il ne revienne que la même somme, et que par ce moyen il se fasse une circulation qui ne puisse jamais être interrompue.

Les premiers propriétaires des productions vendues à la classe industrieuse doivent donc avoir dans leurs mains l'argent qui suffit à payer les ouvrages que cette classe se trouve à son tour avoir à leur vendre; par conséquent celui que ces propriétaires reçoivent de l'étranger, ne peut plus trouver à s'employer dans la nation. Dans une telle position, il est moralement impossible qu'ils n'achètent pas à l'envi des ouvrages de la classe industrieuse, et qu'ils ne les fassent pas renchérir fort audessus du prix que ces ouvrages devraient naturellement avoir; car, dans le cas supposé, toute autre jouissance leur est interdite, et la concurrence des vendeurs étrangers ne vient point donner des lois à la cupidité des vendeurs nationaux de ces mêmes ouvrages.

Deux effets doivent alors nécessairement résulter de ce renchérissement : une double diminution dans la richesse et les jouissances du souverain et des propriétaires fonciers, et l'enrichissement de la classe industrieuse à leur préjudice. Ces conséquences paraissent peut être un peu précipités; mais voici le développement méthodique et graduel des liaisons qu'elles ont avec leur principe.

Le renchérissement des travaux de la main-d'œuvre ne produit-il pas le même effet qu'une diminution réelle du revenu des propriétaires fonciers et du souverain? Voilà donc déjà une première perte. Mais ce renchérissement peut-il avoir lieu sans frapper aussi sur les cultivateurs, et par contrecoup sur les avances de la culture? Voilà donc encore une seconde perte; car, de cette charge indirecte sur les avances de la culture, résulte une diminution dans la masse des productions; diminution

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