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Je vous loue un arpent de terre 10 francs; vous dépensez 10 autres francs pour le cultiver, et il vous donne des productions qui valent 30: cet arpent vous rend donc votre dépense de 10; plus, de quoi me payer, et en outre un profit. De cette opération résulte très réellement une augmentation de valeurs, une multiplication; et pourquoi ? Parce qu'au lieu de 10 vous avez 30, sans avoir reçu 20 de qui que ce soit : c'est vous-même qui êtes créateur de ces 30, dont 20 sont dans la société un accroissement de richesses disponibles, car elles n'existaient point avant votre travail. Il n'en est pas ainsi de l'industrie : l'indemnité de ses dépenses n'est point le fruit de son travail; elles ne peuvent au contraire lui être remboursées que par le produit du travail reproductif des autres hommes; tout ce qu'elle reçoit enfin lui est fourni en valeurs déjà existantes; de sorte que ces valeurs qui lui sont remises ne font en cela que changer de main.

Dans l'opinion de ceux qui se persuadent que l'industrie multiplie les valeurs des matières premières, les fabricants de dentelles doivent être des personnages bien importants par leur entremise, une valeur de 20 sous en lin brut devient une valeur de 1000 écus: quel accroissement prodigieux de valeur pour ce lin, et de richesse pour ceux qui le manufacturent ainsi! Qu'une telle industrie doit être précieuse à l'humanité! Que d'argent doit se trouver chez une nation qui de 20 sous fait 1000 écus'!

car, dans le cas où ce fait aurait lieu, la population agricole en serait quitte pour produire moins, et pour façonner elle-même, tant bien que mal, ses produits. Cette hypothèse ramènerait la société à cet état primitif, où les hommes n'avaient ni dentelles, ni cachemires, ni chemins de fer, etc., et où, plus ou moins sauvages, ils vivaient de la culture du sol, quand ils ne multipliaient pas trop; mais elle ne la détruirait pas radicalement. N'est-ce pas la preuve que les Physiocrates ne voyaient pas à tort une différence grave, entre l'agriculture et l'industrie, et qu'ils avaient raison de prétendre qu'il ne fallait pas sacrifier la mère a la fille! « Nous l'aimons beaucoup, disait avec bonheur, en s'adressant à Necker, l'un des interprètes les plus habiles du système de Quesnay, nous l'aimons beaucoup, nous autres Économistes, cette fille de l'agriculture, cette industrie du commerce, des manufactures et de tous les arts; elle est très utile, très agréable, nous ne cessons de le répéter: mais c'est par amour pour elle que nous chérissons principalement sa mère, l'agriculture, qui journellement, lui donne la naissance, et qui la nourrit sans cesse. Cette fillle-là n'est jamais sevrée, Monsieur; elle a toujours besoin des mamelles de sa mère. C'est le sens profond de cet antique symbole de Cybèle, mère des dieux et des génies attachés à son sein. Enfants, ne faites pas mourir d'inanition votre nourrice : voilà, Monsieur, toute la science économique. » (Baudeau, Eclairc. dem. à M. N***, sur ses princ. économ., péroraison de l'ouvrage).

(E. D.)

1 Cette amère ironie, que l'on serait tenté de prendre pour une inspiration prophétique, quand on songe à l'état actuel des ouvriers de manufactures, ne devait pas empêcher un écrivain, qu'on a si justement et si spirituellement appele le Pindare

Modérez votre enthousiasme, aveugles admirateurs des faux produits de l'industrie; avant de crier miracle, ouvrez les yeux, et voyez combien sont pauvres, du moins malaisés, ces mêmes fabricants qui ont l'art de changer 20 sous en une valeur de 1000 écus: au profit de qui passe donc cette multiplication énorme de valeurs? Quoi! ceux par les mains desquels elle s'opère ne connaissent pas l'aisance! Ah! défiez-vous de ce constraste, comme on se défie de ces gens qui, sous un mauvais habit, viennent offrir de vous vendre à bon compte le secret de faire de l'or

Pour dissiper le prestige qui vous fait illusion, décomposons ce qui cause votre admiration; considérons-le successivement dans ce qu'il paraît avoir de plus miraculeux et de plus intéressant pour une nation. Pour 20 sous de lin une valeur de 1000 écus en dentelles, voilà le phénomène : d'où provient donc ce lin qui fait une si belle fortune? Sans doute que son accroissement de valeur doit être au profit de la nation chez laquelle ce lin est cueilli: sans cela, l'industrie qui procure cet accroissement de valeur est un avantage absolument étranger à cette nation. Mais point du tout le lin peut se cueillir dans un pays, et la dentelle se fabriquer dans un autre : cette industrie n'appartient exclusivement à aucune nation en particulier; elle peut habiter partout où peut être transportée une très mediocre quantité de ce lin. Aucune nation ne peut donc regarder cet accroissement de valeur comme une richesse qui lui soit propre et personnelle, puisqu'aucune nation ne peut en avoir la propriété exclusive.

Arrêtons-nous un moment sur trois vérités bien sensibles qui viennent de se manifester à nous : la première est que 1000 écus de dentelles n'appartiennent point nécessairement et exclusivement à la nation. productive du lin; la seconde est que ces 1000 écus sont acquis à l'industrie qui fabrique la dentelle, quel que ce soit le lieu qu'elle habite; la troisième est que les possesseurs de cette industrie ont souvent bien de la peine à subsister. Si vous rapprochez ces trois vérités, elles doivent naturellement vous conduire à douter de la réalité d'une augmentation de richesses par le moyen de cette même industrie.

Si le lin, de 20 sous, parvient à valoir 1000 écus, comment l'accroissement de son prix ne se partage-t-il pas entre le producteur du lin et

de la douane, de s'écrier à son tour: « Une robe de dentelle coûte jusqu'à 50,000 fr.: calculez ce que vaut le lin dont elle a exigé l'emploi ! >> Exclamation qui, dans sa bouche, signifie qu'il n'y a pas de limites au travail industriel, et que cela est miraculeusement productif (V. Ferrier, Du gouv. dans ses rapp. avec le comm., 2o édit., p. 15 et 16).

(E. D.) M. Blanqui cite ce passage dans le beau chapitre (xxx) de son Hist. de l'économ. polit., consacré à l'examen du système de Quesnay.

celui qui emploie cette matière? Il faut donc qu'il ne soit pas vrai que la valeur première du lin ait véritablement augmenté. Puisque toutes les nations ne font pas de la dentelle, quoique toutes puissent se procurer du lin, il faut donc encore que cette fabrique n'enrichisse pas une nation autant que vous vous l'imaginez. Enfin, puisque les agents d'une telle industrie, bien loin d'être riches, ne connaissent point l'aisance, il est évident que leurs profits ne sont point réels; car, s'ils étaient réels, ces ouvriers posséderaient nécessairement de grandes richesses, ou du moins feraient de grandes dépenses.

Les fabricants de dentelles sont pour l'ordinaire des gens du commun et de tout âge. Cette sorte d'ouvrage est abandonnée principalement aux personnes du sexe, vieilles, jeunes, enfants même voilà les faiseuses de miracle, et les hommes rougiraient d'en faire leur occupation. Cependant ces mêmes hommes ne sont point honteux de faire une autre besogne qui ne leur est payée que 20, 30, ou 40 sous par jour, quoique plus pénible: cette préférence vous montre bien clairement que les profits des fabricants de dentelles ne sont point ce qu'ils paraissent être au premier coup d'œil.

Si ces profits apparents étaient en proportion du prix de la dentelle, il n'est personne qui ne voulût en être fabricant: bientôt ce commerce serait nul, car bientôt chacun ne pourrait plus en faire que pour son usage personnel. Si cette industrie, qui s'acquiert aisément, ne devenait pas universelle, du moins serait-elle si commune, qu'il y aurait une grande multitude de fabricants, dont la concurrence ferait nécessairement diminuer les profits; et dès lors la dentelle ne serait plus de la cherté dont elle est cette cherté soutenue est donc encore une nouvelle preuve que ces mêmes profits ne sont point ce que nous les croyons.

Enfin, quand nous voyons l'industrie faire de 20 sous une valeur de 1000 écus, n'est-il pas naturel que nous nous demandions pourquoi cette valeur ne double pas? La raison qui l'empêche d'augmenter (doit piquer notre curiosité autant que la raison qui l'empêche de diminuer.

Il faut convenir que voilà bien des mystères à pénétrer, bien des contraditions à concilier; rien n'est plus facile cependant: 1000 écus sont le prix nécessaire de la dentelle, prix nécessaire formé par le montant de toutes les dépenses que les fabricants ont à faire pendant le temps qu'ils emploient à cet ouvrage; par d'autres dépenses encore de divers ouvriers qui concourent à la préparation des lins; par celles aussi du marchand qui fait les avances de ces dépenses; par les intérêts qu'il doit retirer de ces mêmes avances; par les rétributions dues aux peines qu'il se donne personnellement; par la valeur des différents risques auxquels son commerce l'expose.

L'addition de tous ces divers objets réunis vous donne un total qui devient le prix nécessaire de la dentelle; et ce prix nécessaire vous apprend que la cherté de cette marchandise n'est qu'une restitution de dépenses, de valeurs déjà consommées; que'cette cherté ne diminue point, parce que le marchand n'est pas marchand pour vendre à perte; qu'elle n'augmente point non plus, parce que ces dépenses sont à peu près les mêmes dans tous les temps, et que la concurrence des vendeurs de dentelle ne leur permet pas de la renchérir arbitrairement, de la porter au-delà de son prix nécessaire; par conséquent, que les profits éblouissants de cette fabrique sont de vains fantômes qu'on croit voir dans l'obscurité de la nuit, et qui se dissipent dès que la lumière paraît; que ces profits sont de la même espèce et de la même valeur que ceux de toutes les autres manufactures qui exigent les mêmes avances et exposent aux mêmes risques; que le prix de la dentelle ne fait que passer dans les mains du marchand pour aller payer toutes les valeurs que lui et les ouvriers consomment, ou sont réputés consommer, parce qu'ils en ont le droit ; qu'ainsi ce prix appartient à la nation qui fournit ces valeurs, et qu'il n'est richesse pour elle qu'autant qu'elle tire de son propre fonds les productions qui entrent dans de telles consommations. Elle ne gagne donc pas plus à vendre ses dentelles, qu'elle ne gagnerait à vendre ces mêmes productions en nature.

Je me suis appesanti sur les fabriques de dentelles, parce que ce sont celles dont les faux produits doivent faire une plus forte illusion. Je me dispenserai donc de parler des autres : ce que je viens de dire de cellesci me paraît suffisant pour détruire tous les arguments qu'on emploie pour persuader que l'industrie enrichit une nation en créant de nouvelles valeurs, ou en augmentant celles de ses matières premières.

Il est pourtant une objection qu'il est à propos de prévenir, parce qu'elle tient à des dehors fort imposants pour ceux qui ne veulent rien approfondir. Éblouis par les fortunes que font quelques agents du commerce et de l'industrie, nombre de personnes en concluent que ces agents s'enrichissent par des valeurs qu'ils multiplient; ils se servent du moins de ces exemples pour ne pas reconnaître l'existence d'un prix nécessaire en fait d'ouvrages de main-d'œuvre.

Tout homme qui ne dépense que le quart ou la moitié de son revenu doit certainement augmenter sa fortune: quel que soit un agent de l'industrie, il ne peut s'enrichir que par cette voie, s'il ne vend ses ouvrages qu'à leur prix nécessaire; car ce prix nécessaire n'est que la restitution des dépenses qu'il fait ou qu'il est censé faire. Son profit à cet égard consiste donc dans les dépenses qu'il pourrait faire et qu'il ne fait point. Cette manière de grossir sa fortune préjudicierait à la circulation de

l'argent, à la consommation et à la reproduction, si, comme je l'ai dit précédemment, ce désordre n'était balancé par un désordre contraire: lorsque la reproduction ne souffre point de ce qu'il est des hommes qui vendent plus qu'ils n'achètent, c'est parce qu'il en est d'autres qui achètent aussi plus qu'ils ne vendent.

Une seconde observation à faire, c'est que, dans la formation du prix nécessaire d'un ouvrage, on fait entrer la valeur des risques, parce que ces risques occasionnent des pertes qu'il faut évaluer et répartir; ces risques cependant ne se réalisent pas toujours également pour tous les marchands, et, de la différence qui se trouve dans ces accidents, doit naître une différence dans leurs profits: aussi en voyons-nous qui se ruinent, tandis que nous en voyons d'autres qui s'enrichissent.

Ces divers évènements ne prouvent point que chaque ouvrage de l'industrie n'ait pas un prix nécessaire. Ce prix n'est nécessaire que pour le vendeur et non pour l'acheteur. Il est nécessaire pour le vendeur, parce qu'il serait en perte s'il vendait au-dessous, et dès lors il abandonnerait sa profession. Mais ce même prix n'est pas ce qui empêche qu'il ne vende au-dessus; son désir à ce sujet ne peut être contenu que par la concurrence; et en cela nous retrouvons encore la nécessité de la liberté du commerce. La suppression de cette liberté ne peut jamais assujétir l'industrie à vendre habituellement les ouvrages au-dessous de leur prix nécessaire, tel qu'il résulte du prix des productions; elle doit au contraire lui donner des facilités pour les vendre beaucoup plus cher, et détourner à son profit une portion des richesses qui, sans cela, seraient disponibles pour le souverain, les propriétaires fonciers et les cultivateurs, mais qui cessent de l'être dès qu'elles ne sont plus employées qu'à payer à l'industrie un tribut exagéré'.

Aux formes près, l'industrie ne crée rien; ne multiplie rien; elle consomme par elle-même, et provoque les consommations des autres, voilà le point fixe dans lequel nous devons envisager son utilité; elle est très grande assurément; mais il ne faut pas la dénaturer, regarder l'industrie comme productive, tandis qu'elle n'est que consommatrice, et que la consommation est l'unique objet de ses travaux.

Cette façon naturelle de considérer l'industrie est même la seule qui puisse nous conduire à voir combien elle est avantageuse aux nations agricoles les productions n'ont jamais tant de valeur vénale que lors

' Il nous semble clair, en effet, qu'il n'y a que la liberté qui puisse rationnellement mettre d'accord entre eux les propriétaires et les non-propriétaires, c'est-àdire les vendeurs de produits bruts d'une part, et les vendeurs de travail de l'autre.

(E. D.)

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