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NOTICE

SUR

LA VIE ET LES TRAVAUX

DE

L'ABBÉ BAUDEAU.

Nicolas Baudeau, l'un des plus habiles et des plus enthousiastes vulgarisateurs de la doctrine de Quesnay, naquit à Amboise, le 27 avril 1730. Quoiqu'il eût acquis à son nom tout l'éclat de la célébrité contemporaine 1, il n'y a guère que son existence scientifique qui ait laissé des traces dans le monde ; et par là même il offre un nouveau rapport avec Mercier de La Rivière, dont il adopta sans réserve les théories gouvernementales, et dont la vie privée est demeurée, comme la sienne, presque complètement inconnue.

Baudeau, destiné par sa famille à l'état ecclésiastique, se livra d'abord aux études qu'exigeait cette carrière, et commença même à la parcourir. De là, le titre d'abbé, qu'il conserva toujours, ainsi que Morellet, Roubaud, Mably et d'autres écrivains en grand nombre, qui, en réalité, ne participaient que par cette qualification au caractère de la prêtrise. Devenu chanoine régulier de Chancelade, et professeur de théologie dans cette abbaye, il s'y occupait d'une analyse de l'ouvrage de Benoist XIV sur les Beatifications, quand il fut appelé dans la capitale par l'archevêque de Beaumont, si connu par son zèle fougueux contre le Jansénisme. Soit qu'il fût entraîné par le pur amour des sciences et des lettres, ou poussé par des considérations d'une autre nature, toujours estil que ce voyage, auquel on ne saurait assigner d'époque bien précise,

Voy. la Correspondance de Grimm, celle de Galiani, les Annales politiques de Linguet, et en général tous les rccueils périodiques du temps.

décida Baudeau à renoncer à la position qu'il occupait. Ce ne furent pas, comme le dit un biographe, ses rapports avec le marquis de Mirabeau, qui amenèrent cette détermination; car, vers la fin de 1765', l'exchanoine de Chancelade, qui s'était déjà livré à d'autres travaux scientifiques ou littéraires, fondait, sous le titre d'Éphémérides du citoyen ou Chronique de l'esprit national, un recueil périodique dans lequel il combattait, au contraire, les principes de l'École de Quesnay. Mais voici comment s'opéra sa conversion, qui montre un degré de bonne foi dont les exemples ne sont pas, à coup sûr, très communs dans la polémique de nos jours.

Le Journal de l'agriculture, du commerce et des finances, dont la publication datait aussi de 1765, et qui avait pour rédacteur en chef Dupont de Nemours, servait de champ de bataille aux adversaires et aux partisans du système mercantile. Le Trosne. avocat du roi au bailliage d'Orléans, qui s'était rallié de très bonne heure à la doctrine des Économistes, s'y étant élevé contre quelques opinions contraires, soutenues par l'abbé Baudeau dans ses Éphémérides, celui-ci, pour les défendre, prépara une série de lettres, dont il fit admettre la première dans le Journal même de l'agriculture. Mais le rédacteur, en consentant à cette insertion, s'était réservé le droit, dont il usa, de joindre des observations au travail de Baudeau. Or, il paraît que ces observations, quoique très courtes, produisirent sur l'esprit de ce dernier, qui cherchait la vérité de bonne foi, une impression telle, qu'avouant s'être engagé dans les voies de l'erreur, il déclara de suite vouloir se rattacher à la doctrine de Quesnay. En effet, dès 1767, lorsque le crédit des partisans du système mercantile fut parvenu à éloigner Dupont de Nemours

' L'auteur de l'article Baudeau dans la Biographie des contemporains, ou dans la Biographie universelle et portative des contemporains.

:

2 C'est à tort que nous avons imprimé 1766, dans la sous-note de la p. 303 de ce volume. Les Éphémérides dont il est question ici, celles qui eurent pour second titre Chronique de l'esprit national, formeraient, selon M. Beuchot, six numéros, cahiers, ou volumes in-12. C'est une indication que nous n'avons pu vérifier. Nous savons seulement, par Dupont de Nemours (T. V des Éphém. de 1769, avert., p. 19), qu'elles paraissaient, feuille à feuille, deux fois par semaine. - V. les notes bibliographiques de la p. 303 de ce volume.

Cette anecdote, que nous empruntons à Dupont de Nemours, se trouve consignée dans les Éphém. de 1769, t. V, Avert., p. 30 et suiv.

de la rédaction du Journal de l'agriculture et à fermer cette feuille à toute manifestation des nouvelles doctrines économiques, Baudeau, lié dès lors avec le marquis de Mirabeau, leur offrit un refuge dans ses Éphémérides du Citoyen, qui changèrent leur second titre en celui de : Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques. Dès ce moment, l'esprit de monopole, quel que fût le masque dont il se couvrît, et l'institution dans laquelle il se glissât, n'eut pas d'antagoniste plus prononcé et plus infatigable que cet écrivain.

Après avoir fondé les Éphémérides, l'abbé Baudeau, par des raisons qu'on ignore, en abandonna la direction à Dupont de Nemours, au mois de mai 1768. Toutefois, il ne cessa pas d'y écrire, et les 63 volumes qui composent ce recueil périodique et mensuel, de janvier 1767 à mars 1772 inclusivement, sont pour la plus grande partie dus à la plume du marquis de Mirabeau, de Dupont, et à la sienne. On a lieu de croire que c'est vers cette dernière époque qu'il fut emmené en Pologne par M. de Masalski, évêque de Wilna, qui lui procura le titre de prévôt mitré de Widziniski, dignité ecclésiastique à laquelle il ne paraîtrait pas que fussent attachés de grands avantages, puisque celui qui en était pourvu ne tarda pas à rentrer en France.

C'était par ordre que les Éphémérides avaient cessé de paraître en 1772. Leur premier rédacteur profita de l'avènement de Turgot au ministère pour ressusciter ce journal. Il le publia sous le titre de Nouvelles Éphémérides économiques, ou Bibliothèque raisonnée de l'histoire, de la morale et de la politique', et il le soutint jusqu'à la retraite forcée de l'homme d'État qui tentait l'application même des principes que le disciple de Quesnay et de Mirabeau ne pouvait que prêcher à l'intelligence nationale.

' Les Nouvelles Éphémérides vont de janv. 1775 à juin 1776, inclusivement. Elles paraissaient tous les mois, et forment, par conséquent, dix-huit numéros, cahiers, ou volumes in-12, répartis sériellement entre les deux années 1775 et 1776. Mais, en dehors de cette publication, il existe un volume-programme de 120 pages, imprimé en décembre 1774, lequel porte à dix-neuf la collection complète. Sous ce rapport, M. Beuchot n'est pas coupable de l'erreur bibliographique que nous lui avons attribuée dans la sous-note de la p. 303 de ce volume, et nous nous empressons de l'en disculper (V. la note de la p. 303).

La lecture des Nouvelles Éphémérides n'était pas dédaignée par Voltaire; et l'on peut voir, dans sa Diatribe à leur auteur, l'un de ses plus spirituels et de ses plus judicieux pamphlets, quel parti il en tira pour prêter le secours de sa plume à Turgot, lors de l'émeute du mois de mai 1775.

L'abbé Baudeau, qui ne traitait guère que des questions spéciales, celle du commerce des grains surtout, dans les Éphémérides, avait fait paraître, en 1771, un ouvrage de doctrine, qui est le plus remarquable et le plus important de ses écrits. Sa Première Introduction à la philosophie économique, ou Analyse des Etats polices, est une explication du système de Quesnay, analogue à celles qu'avaient données déjà le marquis de Mirabeau dans la Philosophie rurale, et Mercier de La Rivière dans le livre de l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, mais qui l'emporte de beaucoup sur les précédentes, par le style, la méthode et la lucidité d'esprit de l'auteur. On y retrouve, au point de vue politique, toutes les opinions que professait La Rivière, dégagées toutefois de la forme obscure, et souvent ridicule, que celui-ci leur a donnée pour enveloppe.

Sous le ministère de Turgot, l'abbé répondit au livre de Necker sur la législation des grains, qui, grâce à la coterie de Grimm et aux violentes inimitiés que soulevait la faveur accordée par le gouvernement aux opinions des Économistes, était prôné comme un chef-d'œuvre. Cette réponse, intitulée : Éclaircissements demandés à M. N*** sur ses principes économiques et sur ses projets de législation, au nom des propriétaires fonciers et des cultivateurs français, est bien certainement, en matière de polémique, l'une des productions qui font le plus d'honneur à l'École des Physiocrates. Le banquier genevois, adversaire de la liberté des échanges, ce qui était assez naturel de la part d'un homme aspirant à remplacer Turgot, et partisan des emprunts, ce qu'expliquait encore une profession à laquelle ils ne portent jamais préjudice, y est combattu à armes très courtoises, mais immolé néanmoins avec une force de logique et une verve d'ironie qui ne pouvaient être méconnus que par la prévention ou l'intérêt individuel.

Sous ce même ministère encore, Baudeau ne craignit pas de se faire, avec les fermiers de la caisse de Poissy, institution que Turgot avait supprimée par l'un de ses mémorables édits du mois de février 1776, une queelle qui eut le plus grand retentissement. Dès 1768, il avait rédigé contre cette invention fiscale, dont l'origine remontait aux dernières années du dix-septième siècle, un Mémoire qui en exposait fort clairement la nature et les fâcheux effets. Mais, comme à cette époque il fallait une permission

du pouvoir pour attaquer les abus, ce mémoire, quoique imprimé, n'avait pu parvenir à la connaissance du public. Les conjonctures étant changées, l'auteur le fit paraître dans le second tome ou numéro des Nouvelles Éphémérides de 1776. Grande alors fut la colère des fermiers de cette caisse, qui percevaient annuellement la somme de 1,500,000 livres sur les bouchers de la capitale, et ne versaient que celle de 750,000 livres dans les caisses de l'État '. Ils se prétendirent attaqués dans leur honneur, parce que, sans préjudice de la révélation de tous les autres abus, on avait prouvé, clair comme le jour, que la caisse ou banque de Poissy retirait des avances qu'elle faisait à la boucherie parisienne, et que celle-ci n'était pas libre de refuser, l'intérêt monstrueusement usuraire de 92 pour 100. En conséquence, Baudeau fut assigné, le 11 mai 1776, « à comparoir d'hui en huitaine par-devant M. le prévôt de Paris, M. le lieutenant civil et Messieurs tenant le parc civil au Châtelet dudit lieu. › Mais l'issue du procès ne tourna pas à la gloire des financiers.

Sans s'effrayer aucunement d'une consultation signée par les pre

Voici succinctement ce qu'était, avant 1789, ou du moins au moment où Baudeau l'attaquait, l'institution dite Caisse de Poissy.

Il avait été passé par le gouvernement, à l'entrepreneur de cette affaire de finance, un bail de 12 ou 18 années, au prix annuel de 750,000 1., et à la charge d'une avance de 2 millions au trésor royal, lequel contrat lui imposait les obligations et l'investissait des droits qui suivent :

Obligations. Elles consistaient à fournir aux bouchers de la capitale, c'est-à-dire à ceux seulement dont la solvabilité n'était pas douteuse, les fonds nécessaires à l'achat du bétail amené aux marchés de Sceaux et de Poissy.

Droits. Ils se résumaient en ce que : 1o Le service de banque ci-dessus ne pouvait être refusé par le commerce de la boucherie; 2° Que les avances étaient faites pour quinze jours seulement, et les débiteurs soumis même à la contrainte par corps après ce délai; 30 Que tous les bouchers indistinctement, soit que la caisse leur eût accordé, ou non, son crédit, étaient tenus envers elle d'un droit de 6 pour cent sur la valeur de tous leurs achats de bestiaux; 4o Enfin, qu'aucune vente de bétail, celle des veaux excepté, qui pouvait avoir lieu à Paris même, n'était permise que sur les marchés de Sceaux et de Poissy (Voir, pour plus de détails, OEuvres de Turgot, II, p. 249, 316 et suiv.; le Dict. des finances de l'encyclopédie méthodique; — le Mémoire de Baudeau, t. II des Nouvelles Éphém. de 1776; et t. V ou VI du même recueil, la consultation en faveur des fermiers de la caisse de Poissy).

Ce fut en 1690 qu'on s'imagina que Paris manquerait de viande, si l'on n'avait recours à ce singulier établissement, et il est encore au nombre des anomalies économiques qui nous ont été léguées par l'ancien régime. (Voir, quant à la constitution actuelle de la caisse de Poissy, les judicieuses réflexions de M. Horace Say, dans le Journal des Économistes, t. I, p. 106 et suiv.; VIII, 212 et suiv.

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