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les moyens efficaces dont l'homme se sert pour provoquer la fécondité de la

nature.

Revenons sur cet objet qui doit être toujours notre point capital, et le centre d'où partiront toutes nos spéculations. Vous avez vu, dans le premier chapitre, tout ce qui précède et prépare la récolte considérons là maintenant en ellemême, avant de passer outre et d'examiner ce qui doit la suivre.

Nous allons avoir encore trois objets à distinguer dans cette masse générale de productions naturelles, que les hommes ont recueillie chaque année des mains de la nature; mais vous verrez tout-à-l'heure, Madame, que ces objets vous sont déjà connus, et que vous êtes sans le savoir très familiarisée avec les idées qu'il s'agit de ranger à leur place, et de graver encore profondément dans votre esprit. La récolte annuelle est donc ce qu'on appelle reproduction totale: c'est le premier objet, et elle se divise nécessairement en deux portions; savoir : en reprises et en produit net; c'est ce que vous entendrez facilement, moyennant deux mots d'explication sur l'idée du cultivateur auquel appartiennent les reprises, et du propriétaire auquel appartient le produit net.

2o Du Propriétaire.

Vous vous souvenez, Madame, des définitions assez claires que nous avons établies des trois espèces d'avances productives. Vous avez vu que les avances foncières préparent le sol, le disposent à la culture et à l'exploitation, mais qu'elles ne sont elles-mêmes ni culture, proprement dite, ni exploitation. Les édifices de la ferme, des celliers, de la serre, de la fonderie et autres semblables; les nivellements des champs, les fossés, les clôtures, les premières plantations, l'ouverture des terrains pour en extirper les obstacles, tout cela n'est que préliminaire; les dépenses en sont grandes, sans doute, mais c'est par elles (que s'acquiert la vraie, la juste, l'utile propriété foncière. Jusqu'au moment où se font ces premières avances, la propriété qui est accordée par des actes de l'autorité publique, transmise par succession, ou acquise à prix d'argent, n'est guère que le droit exclusif de rendre un jour le sol capable de produire.

Acheter un héritage ci-devant mis en valeur, c'est rembourser au premier défricheur, ou à ses représentants, le capital qu'il avait dépensé pour cet objet, et à ce titre lui succéder en tous ses droits. Mais, Madame, le créateur ou l'acquéreur d'un jardin, d'un vignoble, d'une ferme ou de tout autre bien semblable, qui rapporte annuellement des productions naturelles, a deux partis à prendre après sa création ou son acquisition: celui d'exploiter par lui-même, d'en prendre les soins et d'en faire les frais, ou celui d'appeler un autre pour faire cette exploitation, suivant les conditions dont ils seront convenus.

Le rôle du propriétaire se borne donc aux avances foncières: combien de gens achètent des terres en valeur et les laissent entre les mains des anciens fermiers, sans jamais se mêler en rien de leur culture et de leur production!

3° Du Cultivateur.

Le rôle du cultivateur consiste donc à faire les avances primitives et les avances annuelles de la culture ou de l'exploitation. Le propriétaire peut en prendre la

peine et en faire la dépense; mais alors il est chargé d'un double personnage ; il est en même temps propriétaire et cultivateur.

Cette distinction est bien simple et bien facile à retenir. Acheter à ses dépens les instrumens et les outils qui doivent servir continuellement à l'exploitation ou à la culture, avec les animaux, les graines et les semences de toute espèce, qui en font le premier établissement ou les avances primitives; puis, payer annuellement la solde des ouvriers et la subsistance des animaux quelconques, employés journellement aux travaux champêtres qui se renouvellent sans cesse, c'est être le cultivateur, le véritable chef et l'entrepreneur de l'exploitation.

Ainsi, Madame, vous êtes véritablement cultivatrice et chef de votre jardin potager, parce que vous avez acheté, et que vous entretenez à vos dépens tous les outils et instruments divers du jardinage; parce que vous salariez annuellement votre maître jardinier et ses ouvriers; mais, si vous preniez le parti de le donner à loyer, comme on fait des marais ou terres légumières qui sont dans les faubourgs et les environs de Paris, vous ne seriez plus que propriétaire; le jardinier, qui le prendrait de vous à titre de location, ferait lui-même les avances primitives et les avances annuelles; il en serait le cultivateur.

4o Des reprises du Cultivateur.

La totalité des avances annuelles et l'entretien des avances primitives, c'est là, Madame, les deux objets que nous appelons reprises du cultivateur; parce qu'en effet, il en doit reprendre chaque année la valeur sur la récolte ou sur la reproduction totale. C'est une portion privilégiée, qu'il faut prélever nécessairement avant tout pour continuer l'exploitation; sans cette restitution, la culture cesserait tout-à-coup, ou du moins irait sans cesse en se dégradant, jusqu'à son extinction totale.

Concevez un honnête cultivateur, qui tient de vous, pour neuf années, une ferme de trois charrues, ou de trois cent soixante arpens de terre; qui, dans le moment du premier établissement, la garnit d'instruments aratoires, de meubles, d'outils, d'animaux domestiques, de vivres et de semences, pour la valeur de trente mille livres de capital, ou d'avances primitives, et qui fait annuellement six à sept mille francs d'avances annuelles; en quel état est-il juste, est-il convenable, est-il intéressant, même pour toute espèce de bien public, qu'il se trouve à la neuvième année, lorsque son bail expirera ?

L'équité vous dit, Madame, que son fonds primitif, son capital de trente mille livres, doit être plutôt augmenté que diminué; car enfin, toute peine vaut un salaire, toute avance de fonds exige un honnête intérêt, tous risques et périls habituels demandent une compensation du fort au faible: ces principes n'ont pas besoin de preuves.

Voudriez-vous, Madame, vous engager à dépenser beaucoup d'argent, à travailler sans cesse pendant neuf ans, depuis le lever de l'aurore jusqu'au coucher du soleil, à essuyer en plein champ l'ardeur de l'été, et la rigueur des autres saisons, à être en outre continuellement exposée à perdre une grande partie des fonds que vous auriez avancés, et très assurée d'en perdre au moins une portion à la fin des neuf ans, le tout pour faire le profit d'un étranger qui ne vous en

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aurait aucune obligation; mais au contraire, qui se ferait de vos engagements un titre pour vous mépriser, pour vous dominer, pour vous vexer? Conseilleriezvous à quelqu'un de ceux que vous honorez de votre amitié, de faire un pareil emploi de son argent, s'il en avait à placer d'une manière avantageuse et agréable? Non sans doute, ce parti vous semblerait une folie.

Tel serait, cependant, Madame, le sort de tous les fermiers, s'ils ne prélevaient pas sur chaque récolte ces portions privilégiées, ces portions inviolables et sacrées, que nous appelons reprises d'un cultivateur.

S'il a fallu dépenser, pendant le cours d'une année, cinq à six mille francs à la culture de la terre, pour se procurer la récolte de grains qui remplit aujourd'hui la grange de votre fermier, il n'en faudra pas moins avancer pendant le cours de l'année suivante, pour avoir, l'été prochain, la même production à recueillir.

Commençons donc par prélever, sur la reproduction, la totalité de ces avances annuelles ; c'est la première portion de la récolte présente; elle appartient nécessairement à la récolte future qu'elle doit produire.

Mais l'entretien habituel des avances primitives, la rénovation des animaux et des instruments, ne sont pas moins indispensables à la culture, d'où dépend la récolte à venir. Ce n'est donc pas assez de prélever, ou de mettre à part, les semences, les subsistances, tant des hommes que des animaux, les salaires des ouvriers et des domestiques; il faut attribuer une seconde portion de la récolte présente à cet entretien des avances primitives. Vous avez beau laisser au fermier le fourrage et l'avoine pour quatre chevaux, même de quoi nourrir et payer le charretier; si la charrue elle-même a besoin d'être renouvelée, si deux de ses chevaux sont hors de service, vous n'avez pas suffisamment pourvu à la continuation de sa culture.

Vous avez vu, Madame, que nous adjugions ordinairement au cultivateur la moitié des avances annuelles pour ce second objet de reprises. Si nous supposons deux mille francs de dépenses de la première espèce, il faudra prélever cent pistoles pour celles de la seconde.

Il est bon de remarquer que, dans le second chapitre des reprises, sont compris trois articles, savoir: 1o l'intérêt du capital avancé par le cultivateur, lors de son premier établissement; 2o l'entretien habituel de son fonds d'exploitation ; 3° la compensation des risques et des pertes.

Si vous réfléchissez sur ces trois articles, vous trouverez, Madame, que ce n'est pas trop d'un dixième du fonds primitif ou de dix pour cent, c'est-à-dire de mille francs sur dix mille. Voyez quel est aujourd'hui le sort des fermiers ou des propriétaires qui font valoir des vignes. Il n'est presque point d'années où quelquesunes des productions cultivées ne souffrent ainsi de la variété des saisons; tantôt ce sont les grains de l'une ou de l'autre espèce, tantôt les fruits, tantôt les fourrages, tantôt les animaux domestiques.

On ne comprend point dans le second article des reprises la rétribution du fermier, sa nourriture, son entretien, celui de sa famille, l'éducation de ses enfants; vous voyez, Madame, que cet objet doit entrer dans les dépenses annuelles. C'est bien assez, c'est souvent trop, que l'intérêt à dix pour cent des avances

primitives ait à supporter les trois objets que je vous ai détaillés tout à l'heure. Vous concevez, à présent, que ces deux premières portions de la récolte, appelées reprises, appartiennent en effet à titre de justice au cultivateur; disons mieux et plus vrai, Madame, elles appartiennent à la culture elle-même, qui, comme vous voyez, ne peut se maintenir sans elles.

Je ne vous avais parlé que du cultivateur et de son sort; allons plus loin : pensons aux propriétaires; pensons au souverain et à tous les hommes qui composent la société. Croyez-vous, Madame, que ce soit, pour eux tous, une chose indifférente que le prélèvement des reprises sur chaque récolte?

Vous savez que ce sont les avances qui rendent la terre féconde, que de grandes avances occasionnent une grande production; il est donc très intéressant d'attirer autant qu'on peut les richesses à la terre, de procurer de grandes avances foncières, primitives et annuelles, afin d'avoir les meilleures récoltes qu'il soit possible.

Si les propriétaires des fonds de terre possèdent un certain capital, supposez, par exemple, un milliard ou mille millions, plus ou moins, dans un royaume; pour juger combien la culture sera riche, et, par conséquent, combien les récoltes seront abondantes, il faut savoir si les propriétaires seront seuls à faire tous les frais; s'ils seront obligés de prendre eux-mêmes le rôle de cultivateurs, de fournir toutes les dépenses primitives du premier établissement, et toutes les dépenses annuelles de l'exploitation, ou s'ils se borneront aux dépenses foncières; s'ils trouveront une autre classe d'hommes qui ait par exemple un second milliard à mettre en avances primitives et en avances annuelles.

Dans le premier cas, vous concevrez que la culture sera beaucoup moins riche, la récolte beaucoup moins abondante, et que les propriétaires auront plus de soins à prendre et de risques à courir. Dans le second cas, au contraire, les avances des trois genres seraient doubles, la production totale proportionnellement plus forte, et les propriétaires n'auraient qu'une seule espèce de dépenses à faire, celle des avances foncières; leurs soins et leurs risques seraient beaucoup moindres.

Rien n'est donc plus avantageux aux propriétaires des fonds de terre, que l'existence d'un grand nombre de riches entrepreneurs de culture, ou d'exploitations rurales de tout genre, qui puissent et qui veuillent consacrer de grands biens aux avances primitives annuelles, et qui ne leur laissent, à eux propriétaires, que les avances foncières.

Si vous héritiez actuellement de mille arpents de terre inculte et de deux cent mille francs d'argent, votre intérêt serait, Madame, de pouvoir employer tout-àcoup vos deux cent mille livres à défricher vos mille arpents de terre, pour en faire trois beaux et grands domaines, que vous pourriez affermer douze ou quinze mille livres; mais il faudrait pour cela trois gros fermiers, qui pussent au moins apporter chacun trente mille livres dans sa ferme, et y dépenser chaque année six mille livres.

Si vous n'aviez point de cultivateurs qui pussent ou voulussent prendre votre bail, il faudrait partager vos deux cent mille livres, ne défricher que trois ou quatre cents arpents de terre, ne former qu'un ou deux domaines, faire vous

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même les avances primitives de trente mille livres et les avances annuelles d'environ six mille livres, prendre tous les soins et courir tous les risques.

La récolte entière du domaine serait pour vous ; mais quand vous auriez prélevé les semences, les subsistances, les salaires, les entretiens, les réparations et renovations, c'est beaucoup s'il vous restait cinq ou six mille livres de rente, quitte et net. Concevez, Madame, combien le sort des cultivateurs et de leurs richesses touche de près à la fortune et au bien-être des propriétaires.

Quant au profit du souverain et des autres classes de la nation, vous le voyez tout naturellement résulter de celui des propriétaires. Il est d'une suprême évidence, Madame, que plus vous auriez de revenu quitte et net de vos terres, plus vous pourriez payer au roi, sans vous mettre trop à l'étroit; plus vous pourriez faire vivre, par votre dépense, les artistes et les ouvriers de tous les genres.

Le bien général de la société civile exige donc que la classe des cultivateurs en chef devienne chaque jour plus nombreuse et plus opulente ; que toutes les richesses, une fois consacrées à cette noble destination, y restent à jamais, et qu'il s'y consacre sans cesse de nouveaux fonds. La multitude et l'opulence des fermiers met les biens à l'enchère, et rend meilleur le sort des propriétaires, sans rendre moins bon celui des cultivateurs; parce que plus ils sont riches, mieux ils travaillent la terre; mieux ils travaillent, plus ils récoltent.

C'est sous ce point de vue, vraiment politique, Madame, que vous devez toujours considérer les reprises du cultivateur. Dites hardiment, malheur aux propriétaires! malheur aux négociants, aux artistes, aux ouvriers de tout genre! malheur aux souverains, malheur enfin à tous les empires! quand ces reprises sont enlevées aux cultivateurs, c'est-à-dire à la terre même, dont la fécondité dépend d'elles.

5° De la spoliation de l'agriculture.

Attaquer de quelque manière que ce soit les reprises du cultivateur, c'est, Madame, ce qu'on appelle, dans le langage économique, spolier l'agriculture; c'est-à-dire altérer les richesses d'exploitation qui forment les avances primitives et les avances annuelles de la culture, causes productives de la récolte.

Il est, je crois, très important que nous fixions notre esprit sur les divers abus qui peuvent occasionner cette spoliation, et sur quelques-unes des suites funestes qui en résultent nécessairement.

Vous savez maintenant que les reprises du cultivateur sont formées de deux objets, dont chacun exige qu'il prélève et mette à part, pour lui seul, une portion de la récolte, savoir: 1o de la totalité des avances annuelles; 2° de l'entretien des avances primitives, lequel entretien vaut la moitié des avances annuelles.

Mais, Madame, dans le premier objet, c'est-à-dire dans la totalité des avances annuelles, nous avons compris la subsistance et l'entretien du cultivateur en chef, de sa famille, de ses ouvriers et domestiques agricoles. Considérons ce premier article. C'est assez naturellement par là que commence la spoliation de la culture, et la ruine des États, qui en est la suite infaillible.

Supposez qu'un fermier, qui avance vingt, trente, quarante mille livres de

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