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II. EXPLICATION

SUR LE

VRAI SENS DU MOT STÉRILE,

APPLIQUÉ A L'INDUSTRIE'.

Avant d'aller plus loin, nous devons dire en deux mots, pour les lecteurs à qui cette explication serait encore nécessaire, que le nom de classe stérile ne signifie point classe inutile, encore moins classe nuisible, comme l'ont cru les esprits ardents et superficiels; il signifie seulement classe non productive, c'est-àdire classe qui ne travaille pas immédiatement à multiplier les productions naturelles, classe qui ne fait pas à ses frais les avances de l'agriculture.

La plupart des objets propres aux jouissances des hommes ne sont pas usés et consommés tels que la nature les a produits, ni sur les lieux de leur naissance ; mais ils ont besoin d'être façonnés, transportés et même souvent d'être négociés. Il y a donc, dans un grand État, des hommes agricoles qui font des dépenses et des travaux pour faire produire ces objets à la terre; il y en a d'autres qui les reçoivent encore bruts et informes de la main des cultivateurs, et qui les façonnent, qui leur donnent la forme, les taillent, les polissent, les divisent, ou même joignent, arrangent et combinent dans un même ouvrage plusieurs matières diverses; enfin, il en est d'autres qui les achètent dans un lieu, ou brutes, ou façonnés, qui les transportent dans un autre, et qui les revendent en gros et en détail, c'est-à-dire qui les négocient.

Certes, ce sont trois choses très utiles, que la culture, qui fait produire à la terre les matières brutes; que la façon, qui les rend plus propres à la jouissance des hommes; que le négoce, qui les met à portée de ceux qui les désirent et peuvent les payer; mais ces trois choses ne sont pas les mêmes.

Les dépenses et les travaux agricoles se font avant la production, en vue de la production, immédiatement pour la production des matières brutes, uniquement pour cette production. On a donc raison de les appeler travaux productifs.

Façonner et produire sont deux on ne façonne les matières brutes, qu'après qu'elles ont été produites; rien n'est plus évident. Celui qui les façonne ne travaille point immédiatement pour qu'il s'en reproduise d'autres ; il ne fait de dé

1 Ces observations de l'abbé Baudeau sont celles indiquées dans la note de la page 712 de ce volume.

penses que pour lui-même, ou pour les formes que doit donner son art; il n'a point en vue la reproduction.

Faut-il des exemples dans une question si claire? Le manufacturier achète, en 1767, de la laine toute produite; il paie des ouvriers qui la façonnent; il ne s'occupe qu'à faire de bon drap et à le bien vendre. Mais le fermier qui a fourni cette laine, de sa tonte de 1767, s'occupe de son troupeau, pour lui faire produire d'autre laine nouvelle en 1768; il paye un berger pour le garder, il loge, nourrit et médicamente les brebis à ses dépens.

Quels sont les soins, quels sont les frais productifs de la laine qu'on doit tondre en 1768? Ce sont certainement ceux du fermier. Le manufacturier n'y pense pas ; il ne donne actuellement, en 1767, ni attention, ni dépense à la laine de 1768; il est tout occupé à façonner celle de l'année présente. Que voulez-vous qu'il fasse sur celle de l'année prochaine, qui n'existe pas encore? Il faut bien qu'il attende qu'elle soit produite pour la façonner.

Il n'y a rien de clair au monde, si ces observations ne le sont pas. Il faut donc prendre les matières premières au moment de la récolte. En partant de cette époque, il est évident qu'il y a eu ci-devant des avances et des travaux faits pour préparer, procurer, conserver cette récolte ; qu'il y a des hommes qui ont fait les frais de ces avances, de ces travaux. Voilà les avances productives, les travaux productifs, les hommes productifs relativement aux objets qui résultent de cette récolte, en tant que matières premières, en tant que productions naturelles et encore brutes.

Postérieurement à la récolte, les manufacturiers, les ouvriers, s'emparent des matières, les taillent, les rognent, les plient, les arrangent de manière à les faire consommer ou anéantir; les négociants les achètent, les portent, les vendent au consommateur, et celui-ci les use ou les détruit.

La production est donc le terme de division entre deux sortes de dépenses et de travaux ; les dépenses et les travaux agricoles ont pour but, pour fin, la production; ils la précèdent, la préparent, la causent immédiatement, spécialement; ils s'étendent jusqu'à elle inclusivement, et se bornent à elle. Au contraire, les travaux, les dépenses des manufacturiers et négociants, s'étendent depuis la production, mais exclusivement, jusqu'à la consommation ou l'anéantissement.

Qu'on nous dise à présent comment, dans notre langue, on pouvait et on devait caractériser des dépenses, des travaux, qui ont pour but, pour fin, pour dernier terme la production, autrement que par le mot productif? Comment pourrait-on caractériser des travaux, des dépenses, qui ne commencent qu'après la production, qui ont pour but, pour fin, pour dernier terme l'anéantissement, autrement que par le terme non-productifs ou stériles?

Qu'on cherche un autre terme dans la langue qui signifie non-productif, l'auteur du Tableau économique est tout prêt à l'adopter; ce ne sont pas les mots, ce sont les choses qui occupent son génie.

Tout ce qu'il a voulu bien nettement distinguer, c'est deux espèces de travaux, deux espèces de dépenses, deux espèces d'hommes travaillants et dépensants; l'une, qui est la première dans l'ordre des temps, qui prépare de loin la production, qui est cause antécédente et efficiente, cause prochaine, immédiate de telle

production particulière, par exemple de la laine tondue en 1767, ou à tondre en 1768; la seconde, qui est certainement postérieure, dont les travaux et les dépenses s'exercent sur les productions récoltées, qui se borne aux façons, au trafic, qui a pour but les consommations.

Que ceux qui veulent tout embrouiller et tout comfondre, ne prennent point ces distinctions simples et lumineuses pour base de leurs spéculations, à la bonne heure; mais ils n'empêcheront pas qu'elles soient naturelles, exactes, évidentes, et très utiles à la déduction des vérités économiques.

Classe stérile, dépense stérile, travaux stériles, se disent donc, non pas comme nuisibles, ni même comme inutiles; tout au contraire, rien n'est plus utile que les façons et le négoce, mais c'est aux jouissances des hommes, à la consommation qu'ils servent, jouissances et consommations qui anéantissent chaque production naturelle qui en est la matière.

Il est encore vrai que le consommateur paye, et que son payement revient aux agricoles; que l'argent de ce payement sert à faire de nouvelle avances, de nouvaux travaux, d'où résulte une nouvelle production: par exemple, les manufacturiers vendent, en 1767, le drap fabriqué en 1766, avec les laines de l'an passé; de ce même argent, ils achèteront les laines de 1768, et les fermiers feront de ce même argent les avances, d'où résultera la tonte des laines pour l'année 1769. On n'a jamais dit autre chose; c'est là ce qu'explique et figure le Tableauféconomique. Mais, enfin, il faut commencer par quelque chose, quand on veut expliquer comment les richesses naissent, se distribuent et revivent sans cesse. Naturellement, on pouvait, on devait même commencer par leur naissance, par la récolte, comme a fait l'auteur du Tableau.

En partant de ce point, de la récolte d'une année telle que la présente 1767, rien n'est plus vrai, plus naturel que de dire: «Voyez ces fruits, ces matières de toute espèce que la nature vous fournit, et que les agricoles recueillent bruts de ses mains. Il y a eu ci-devant des dépenses et des travaux qui ont précédé, préparé, occasionné cette récolte, dépenses et travaux productifs de cette récolte 1767. Il se fera jusqu'à la consommation ou anéantissement de ces matières récoltées, aujourd'hui brutes, des dépenses et des travaux pour les façonner; ces dépenses, ces travaux, ne font plus rien à la production de 1767, ils sont non-productifs, ils sont stériles par eux-mêmes. »

Les ouvriers façonneurs et les trafiquants gagneront de l'argent en 1767; cet argent ne fera rien à la production de 1768 ne voyez-vous pas qu'on laboure déjà pour semer au mois de novembre prochain? Mais, en 1768, ils rapporteront cet argent aux cultivateurs, qui l'emploieront en avances et travaux agricoles, pour préparer et produire la récolte 1769. Oui, mais le rapporteront-ils pour rien cet argent? Non; ils en, achèteront leurs subsistances et les matières premières de leurs ouvrages, subsistances et matières premières produites en 1768 par les agicoles. Mais quand ils les auront achetées, ces subsistances, ces matières, à qui seront-elles? A eux, ouvriers et fabricants. Fort bien : et l'argent qu'ils auront donné en échange, à qui sera-t-il? Aux agricoles. A merveille. Or, c'est cet argent, dites-vous, qui doit servir après aux avances productives de 1769. Rien de plus vrai; mais c'est quand il sera revenu aux cultivateurs, quand il leur

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appartiendra, quand ils le dépenseront : l'auteur du Tableau a donc raison de n'admettre qu'eux seuls, de ne considérer qu'eux, quand il s'agit de dépenses productives.

Cela est si vrai, que le fermier supposé dans notre exemple, après avoir vendu sa laine, cette année 1767, a maintenant entre ses mains l'argent que le manufacturier a reçu du consommateur pour celle 1766, façonnée en drap. Or, à qui tient-il que cet argent serve ou non à la production d'une tonte de laines pour l'année 1768? Au fermier certainement. Qu'il aille mettre son argent au jeu ou à la loterie, qu'il l'enterre ou le boive, qu'il cesse de payer son berger et de nourrir ses moutons, le troupeau va mourir, et point de laines en 1768. Cependant, il est évident que le consommateur, le négociant, le manufacturier, ont fait cette année 1767, et la précédente, chacun de leur côté, précisément la même chose que par le passé; ils ont usé, trafiqué, façonné comme à l'ordinaire; ils vont façonner, trafiquer, user tout de même en 1767 : il n'y a que le cultivateur seul qui change de conduite, de dépense, de soin, de travail, et cependant il n'y aura pas de production de laine, point de récolte à faire en 1768; c'est donc lui qui est la cause efficiente de la production, non les trois autres. Le jour en plein midi est-il plus clair que cette conclusion?

Quand même le consommateur n'aurait pas usé de drap, quand même les marchands n'en auraient pas vendu, quand les fabricants n'en auraient point fait du tout en 1766, les moutons n'en auraient pas moins eu de la laine en 1767, pourvu qu'on les eût nourris et gardés ; ils n'en auront pas moins en 1768, pourvu qu'on en fasse de même, soit que la consommation, le négoce et la fabrique marchent ou ne marchent pas.

Mais on ne vendra pas les laines. C'est une autre affaire; vendre et produire sont deux. Produire va devant, et c'est l'article dont il s'agit d'abord, puisqu'on prend pour premier objet la production présente dans le moment de la récolte.

Mais pourquoi commencez-vous par jeter les yeux en arrière, par vous occuper des dépenses antécédentes, qui ont occasionné et produit la présente récolte? Pourquoi! c'est que la valeur de toutes ces dépenses annuelles, avec l'intérêt des avances primitives, sont des portions sacrées et privilégiées; qu'il faut les prélever sur la récolte, pour faire les frais préparatoires de la production future en 1768, frais qui commencent à présent; c'est qu'il faut, avant tout, séparer ainsi la production totale ou la valeur de la présente récolte en deux portions très essentielles à distinguer, savoir: premièrement, en reprises de la culture ou de l'exploitation, qui consistent dans la totalité des dépenses annuelles, et l'intérêt ou l'entretien des dépenses primitives de la cultivation; secondement, en produit net ou revenu, qui est le reste de la production ou la valeur des fruits récoltés audelà des reprises.

C'est que, dans le produit net ou revenu, il y a deux portions privilégiées encore, savoir: 1o le juste intérêt des sommes que le propriétaire a dépensées cidevant, pour mettre la terre en valeur ou pour l'acquérir telle; 2o un fonds pour celles qu'il dépense habituellement en entretien et réparations, pour faire face aux accidents, aux pertes, aux ruines.

C'est que l'impôt ne peut attenter à ces deux portions privilégiées du revenu, ni aux deux objets qui composent les reprises, sans détruire la culture, la production, le patrimoine de l'État, et celui de la souveraineté.

Mais enfin, quand vous occuperez-vous de la fabrication, du commerce et de la consommation? Quand j'aurai bien connu les reprises et le produit net, tant celui des propriétaires que celui du souverain. Ne voyez-vous pas que le cultivateur dépense ou consomme en marchandises, plus ou moins façonnées, à proportion des reprises qui font sa richesse ? Que les propriétaires et le souverain dépensent et consomment à proportion du produit net? Les marchands et fabricants vendront donc, en 1768, à proportion des reprises et du produit net de la récolte de 1767; ils racheteront donc en même proportion des productions et matière s premières.

Le cultivateur n'est donc pas embarrassé de la vente future, quand il y a bonne production actuelle, il sent bien que c'est lui, les propriétaires et le souverain, qui feront marcher l'année prochaine la consommation, le négoce et la fabrication, à mesure qu'ils sont plus ou moins riches, cette année par une meilleure production. Eh, pourquoi n'useraient-ils pas, ne consommeraient-ils pas comme à l'ordinaire, s'ils ont autant de quoi payer? Le défaut de consommation ne peut donc venir que du défaut de revenu, du défaut de production.

Il était donc essentiel de prendre pour premier objet la production totale : pour second, les avances productives, afin de discerner les reprises et le produit net, et de ne mettre qu'en troisième ligne la consommation, le négoce, la fabrique des ouvrages de l'art; c'est ce qu'a fait l'auteur du Tableau économique. Il a donc eu raison de dire que ces dépenses, qu'il appelle stériles, sont postérieures et conséquentes à la production de l'année, qu'elle influe sur elles, qu'elle en règle et nécessite la quotité: qu'au contraire, elles n'influeront indirectement sur la production de l'année future 1768, premièrement, qu'à proportion de la production de l'an 1767, qui règle évidemment la quotité de la dépense que peuvent faire les consommateurs en 1768; deuxièmement, qu'elles n'influeront que par les moyens des cultivateurs et des dépenses qu'ils pourront et voudront faire à la terre pour produire la récolte 1768.

Nous avons cru devoir insister sur cette question. Tout ce que nous venons de dire est si simple et si évident, qu'il semble qu'on doive avoir honte de le répéter. Eh bien! c'est pourtant un des grands crimes qu'on reproche au Tableau économique. M. de F... 1, et quelques auteurs anonymes, qui se sont faits ses échos dans les gazettes et journaux du commerce, ne cessent de crier contre «< la distinction de dépense productive, et de dépense stérile » (premier volume, page 177), et ces écrivains, qui parlent sans cesse du fait, ne voient pas : 1° Que'dans le fait ils n'empêcheront jamais que la dépense faite ci-devant, par le fermier, pour acheter, nourrir et garder des brebis, soit productive de la laine tondue en 1767: que toutes les dépenses qu'on fera désormais pour laver, peigner, tondre, filer la laine; faire, fouler, vendre, porter, tailler, coudre le drap, ne seront point faites pour produire de la laine, et n'en produiront point; au contraire, qu'elles ten

1 Forbonnais.

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