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C'est donc l'excédant que fournit la culture au-delà des frais qui donne l'existence à la société, qui décide de la possibilité du revenu public et de la somme à dépenser, non-seulement pour les propriétaires, mais pour tous ceux qui doivent vivre sur leur dépense. Or, le montant de cet excédant est déterminé, non-seulement par la quotité de la reproduction, mais aussi par sa valeur. La concurrence oblige les fermiers de donner aux propriétaires toute la part qui excède les reprises. La classe des fermiers est donc celle qui paraît le moins directement intéressée à la bonne valeur, parce que sa part étant privilégiée, elle ne doit rendre que le surplus.

Si, dans l'ordre naturel du niveau des prix, la valeur de telle mesure de production était exprimée par vingt sous, le cultivateur qui récolte 5,000 mesures en garderait par exemple 3,000 pour ses reprises, il y aurait 2,000 mesures en produit net, partageables entre le propriétaire et l'État. Si, par l'effet d'un impôt ou d'une prohibition de commerce, la production perd un cinquième de sa valeur, il est évident que les premiers possesseurs de cette production seront obligés d'en donner une plus grande quantité, pour une quantité déterminée des autres productions; et comme, dans la vente, l'argent sert à exprimer la valeur relative d'échange, ils recevront une moindre somme d'argent pour une même quantité de cette production qui a perdu une partie de sa qualité de richesse. La valeur de chaque mesure, qui devrait être de vingt sous, ne sera plus exprimée que par seize sous; ainsi, comme il faut toujours une valeur de 3,000 liv. au fermier pour ses reprises, il faudra, pour se remplir, qu'il retienne à seize sols 3750 mesures. Il ne restera donc pour le produit net que 1,250 mesures, qui ne vaudront plus 1,250 livres, mais 1,000. Le revenu, qui devrait être de 2,000 livres, se trouve donc réellement diminué de moitié, par l'effet de la suppression d'un cinquième de la valeur en première main; et, comme les héritages ne s'estiment que par le revenu, leur valeur foncière se trouve également perdre moitié. Cette hypothèse n'est que trop souvent réalisée : tel est, au vrai, le préjudice que cause l'impôt des aides à la culture de la vigne; il ne serait pas difficile de l'établir par un calcul sans réplique.

Mais cette perte que supporte la classe propriétaire ne lui est pas tellement propre, qu'elle ne retombe sur la classe salariée. Les propriétaires dont le revenu est diminué pourront remplir moins de besoins et se procurer moins de jouissances; et comme ils ne peuvent jouir qu'en associant d'autres hommes à leur dépense, il est évident que ceux-ci recevront d'autant moins que les propriétaires auront moins à leur donner; ou bien il faut dire, comme M. l'abbé de Condillac, que la classe salarié e multiplie les richesses par ses travaux: encore ne suffit-il pas

de le dire, il faut que cela soit, et c'est ce que nous verrons ci-après. Mais la classe des fermiers n'est pas moins intéressée à la valeur. Le bas prix est toujours l'effet d'un désordre d'administration : il a pour cause les impôts indirects et les prohibitions de commerce, qui sont autant d'obstacles à la consommation et à la valeur. Or, empêcher le cours naturel des prix, c'est arrêter la reproduction; et comme ces causes sont la suite d'un régime arbitraire et variable, elles rendent incertain l'état des fermiers, elles prennent des accroissements successifs pendant le cours des baux, et en dérangent les combinaisons: elles attaquent sourdement les avances de la culture, et la ruinent par une progression infaillible. Sans avoir même dans le moment cet effet imprévu . il suffit qu'elles l'aient eu dans l'origine, pour avoir occasionné des dégradations, qui peu à peu ont diminué le nombre des riches fermiers, et leur ont substitué des métayers plus ou moins pauvres qui, ne pouvant faire les avances convenables, convertissent en avances une partie des héritages, en les faisant servir de pâture vague aux bestiaux de labour que la charrue ne peut plus nourrir; qui dégradent les bois, négligent les vignes, etc., etc.

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Qui remontera la culture ainsi affaiblie ? Les propriétaires sont forcés de faire une partie des avances, et en prennent droit pour réduire les métayers à la condition des journaliers. Il n'existe presque plus de produit net, et ce qui paraît en tenir lieu n'est que l'intérêt des avances : les dépenses foncières sont négligées, celles d'amélioration encore plus; et toutes les terres qui ne peuvent être cultivées qu'à la faveur du bon prix, tombent en friche.

Mais, comme je l'ai dit, la valeur ne peut être entretenue que par une forte reproduction, qui fournit les moyens d'acheter à bon prix. Une culture dégradée devient donc une nouvelle cause de non-valeur, qui réagit sur la reproduction, et la diminue encore. Ces deux causes ont un effet réciproque c'est par la non-valeur que la reproduction commence à s'affaiblir; ce n'est que par le rétablissement de la valeur qu'elle peut se relever. La terre est toujours prête à rouvrir son sein, lorsque les gouvernements cesseront d'y mettre obstacle par un régime contraire à l'ordre.

XV.- La valeur est le thermomètre de l'état d'une nation.

La valeur des productions est donc le thermomètre de l'aisance privée et de la prospérité publique, parce qu'elle décide du prix auquel peut se faire la consommation, et que le débit à bon prix est en même temps l'effet et la cause d'une forte reproduction.

La valeur si importante au succès de la culture et à la prospérité d'une nation, n'est pas une valeur relative simpleme nt à l'argent, occasionnée par son abondance, qui force d'en donner un plus gran dpoids, et qui induit tant de gens en erreur, lorsqu'ils comparent les prix d'un siècle à un autre. Elle n'est pas une valeur factice, procurée par des primes et des encouragements, ou par le monopole exercé par des compagnies privilégiées, ou par la cherté qui provient de la rareté des productions c'est une valeur constante, uniforme, produite par une forte consommation, qui procède de l'aisance générale, qui n'éprouve que les variations de l'ordre physique, et les rend presque insensibles par la facilité des communications; qui est maintenue par la liberté et l'immunité du commerce intérieur et extérieur, et qui embrasse toutes les productions. Car si l'une reste grevée, tandis que l'autre est libre, la justice n'est plus gardée; les propriétaires de celle qui est gênée sont lésés dans leurs échanges; ils ne peuvent vendre qu'à un prix avili, et sout forcés d'acheter au vrai prix.

Ce n'est que sous le règne abs olu de l'ordre, que tous les rapports de la société sont maintenus dans un équilibre favorable à tous les intérêts; que tous les droits sont assurés, que toutes les propriétés sont respectées, que le niveau s'établit entre les travaux et les salaires, que toutes les prétentions sont soumises à la justice.

Mais, puisque la valeur est si importante, il est du devoir et par conséquent de l'intérêt de l'administration, non-seulement de supprimer les obstacles factices qui la détruisent, mais encore de la favoriser et de la soutenir, en procurant par des chemins et des canaux la facilité des communications, qui rapproche les distances, qui multiplie le nombre des consommateurs et égalise les prix, qui réduit les frais de transport au profit de la valeur en première main. C'est là un des objets les plus essentiels de la dépense publique, et l'emploi le plus utile du patrimoine de la société. Ouvrez un débouché à une province qui en manquait, et qui était surchargée de la moindre quantité de productions au-delà de sa propre consommation: vous verrez sa culture sortir de l'engourdissement, et prendre des forces relatives à cette nouvelle cause de prospé rité. En même temps vous présentez un nouveau débouché aux provinces voisines, vous étendez les rapports d'échange, et le bien qui en résultera produira un double effet.

XVI. — Il n'y a que la valeur en première main qui influe sur les

richesses 1.

Mais toute espèce de valeur n'est pas du même genre. Il n'y a que

'Les Physiocrates entendaient, par la valeur en première main, celle des subsis

celle en première main qui augmente la masse des richesses, parce qu'il n'y a qu'elle qui intéresse les premiers distributeurs des productions, qui assure la rentrée des reprises, et qui décide du revenu. L'accroissement de valeur que les productions obtiennent par les travaux subséquents, ne sont qu'une dépense et un emploi de la somme de la reproduction décidée invariablement par sa quotité, et mesurée par sa valeur en première main.

Cette proposition trouvera sa démonstration dans ce que je dirai sur la nature des travaux de l'industrie et du commerce. Dès que l'on n'admet pas cette distinction essentielle entre la valeur première et la valeur subséquente, on ne peut plus se former d'idées justes, ni sur la source des richesses, ni sur l'ordre de leur distribution, ni sur l'organisation de la société, ni sur la nature des divers travaux et des dépenses. C'est sur cette distinction (qu'a refusé d'admettre M. l'abbé de Condillac) que roule toute la théorie de l'ordre social.

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Le résultat de cette discussion est que la valeur des productions, fondée d'abord sur leur propriété usuelle et sur les dépenses faites pour les obtenir, est modifiée par la rareté ou l'abondance, dont la proportion est relative à la concurrence des vendeurs et des acheteurs et à l'état de la consommation, qui lui-même est déterminé par la faculté de payer plus ou moins étendue; qu'elle est restreinte, au grand préjudice de la reproduction, par les impôts indirects et les prohibitions, et qu'elle n'est à son taux naturel, seul favorable aux producteurs, aux propriétaires et aux consommateurs, que sous le règne absolu de la liberté.

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L'échange est de sa nature un contrat d'égalité qui se fait de valeur pour valeur égale. Il n'est donc pas un moyen de s'enrichir,

tances et des matières premières, avant que la classe agricole les eût livrées, soit à l'industrie, soit au commerce. Il est important de ne pas perdre cette observation de vue, si l'on ne veut pas prêter à leurs idées d'autre sens que celui qu'ils y attachaient eux mêmes. Voir Quesnay, 6o Observation sur le Tableau économique. (E. D.) * Cette définition de l'échange, repoussée par Condillac et admise par J. B. Say,

puisque l'on donne autant que l'on reçoit; mais c'est un moyen de remplir ses besoins et de varier ses jouissances. Il en est de même de la vente, qui ne diffère de l'échange que dans le moyen et non dans l'objet. Dans l'échange, il n'y a point de prix distinct; dans la vente, il y en a un qui consiste en argent.

Telle est la nature de l'échange, lorsqu'il se fait dans un état de pleine concurrence, et que le prix n'est déterminé que par les causes qui doivent y influer. Il devient désavantageux pour l'une des parties, lorsque quelque cause étrangère vient diminuer ou exagérer le prix : alors l'égalité est blessée, mais la lésion procède de cette cause et non de l'échange.

La préférence que l'on donne à la chose que l'on reçoit n'est nullement une raison pour soutenir que l'échange ne se fait pas valeur pour valeur égale, et qu'on donne moins pour plus. Tel est cependant le sentiment de M. l'abbé de Condillac (pag. 53 et suiv.). « Il est faux, dit-il, que dans les échanges on donne valeur pour valeur égale : au contraire, chacun des contractants en donne toujours une moindre pour une plus grande.... sans quoi il n'y aurait de gain à faire pour aucun des contractants. Or, tous deux en font ou en doivent faire, parce que les choses n'ayant qu'une valeur relative à nos besoins, ce qui est plus pour l'un est moins pour l'autre, et réciproquement'. » Ce qui dérive du principe qu'il a établi (p. 19), « que la valeur n'est pas une qualité absolue, inhérente aux choses,.... qu'elle est principalement dans le jugement que nous portons de leur utilité par rapport à nous. >»

La préférence que chacun donne à la chose qu'il reçoit, est bien le motif qui porte à contracter, mais ne touche point à la valeur, qui n'est nullement déterminée par la volonté des contractants, ni par leur opinion particulière. D'ailleurs, si chacune des parties reçoit plus qu'elle ne donne, il s'ensuit qu'elles traitent avec égalité et qu'il n'y a ni perte ni gain. En effet, dès que la préférence est réciproque, tout est égal dans l'intention comme dans le fait ; chacun est content, puisqu'il a ce qu'il avait désiré ; et chacun a fait un marché égal, puisqu'il a acquis moyennant une valeur égale.

qui n'en tire pas les mêmes conséquences que l'école de Quesnay, est fondamentale dans le système des Économistes. V. Quesnay, p. 70, 71 et 146 de ce volume, et Mercier de la Rivière, chapitre 10 de l'Ordre naturel des sociétés politiques.

(E. D.)

'Ce passage de Condillac est cité par J.-B. Say, dans le chapitre 13 de la 2o partie de son Cours d'économie politique, où il expose, sur la production commerciale, des vues qu'il est intéressant de comparer à celles des Physiocrates.

2 V. plus haut, note de la p. 196.

(E. D.)

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