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canton et des frontières qui séparent les empires, je demanderai en quoi ces frontières, qui servent à distinguer les territoires, sont des barrières naturelles par rapport à la communication? si, parce que la Suisse et la Savoie reconnaissent d'autres souverains que la Franche-Comté et le Dauphiné, il cesse d'être respectivement utile à ces deux provinces de vendre librement, à la Suisse et à la Savoie, du blé, du vin et de l'huile, et d'en recevoir des bestiaux et des fromages? ou si, pour ôter ou diminuer le danger de cette communication, il convient de ne l'admettre qu'en la chargeant de droits, qu'il serait à propos de supprimer, si ces pays se trouvaient réunis à la France; et si, dans ce dernier cas, l'avantage des producteurs et des consommateurs serait essentiellement différent de ce qu'il est aujourd'hui ?

Je demanderai en même temps sur quel principe est fondée la distinction des nations plus ou moins favorisées? s'il en est avec lesquelles la communication soit plus avantageuse qu'avec d'autres? si, parce que l'Espagne est gouvernée par un prince de la maison de Bourbon, il est plus utile à la France de commercer avec elle qu'avec toute autre nation? Je demanderai enfin si, du temps de Charlemagne, qui réunissait sous sa domination la France, l'Allemagne, l'Italie et une partie de l'Espagne, il était sage et utile de maintenir la liberté du commerce entre

Franche-Comté en a un qui lui est particulier. La Flandre, le Hainaut et l'Artois en ont un de 1671, qui leur est tellement propre, que les provinces des cinq grosses fermes peuvent, par première destination, emprunter le passage par ces provinces, et vice versa, sans en payer les droits; ils ne sont dus que dans le cas d'une seconde destination.

On sent depuis très longtemps l'inconvénient de cette disparité, et le préjudice que cette perception porte au commerce intérieur. Elle subsiste cependant, parce qu'on n'a voulu y remédier qu'en reculant ces bureaux, et en portant cette même perception aux frontières et sur les ports; ce à quoi les provinces qui se disent exemptes du tarif de 1664 n'ont pas voulu consentir. Je dis, qui se disent exemptes, et elles le croient peut-être par cela seul que les commis se trouvent placés au-delà de leurs limites, comme si l'effet d'un tarif d'entrée et de sortie ne grevait pas égalelement les deux provinces qui commercent ensemble. Il est vrai qu'au moyen de ce que le tarif de 1664 ne se perçoit que dans l'intérieur, elles en sont exemptes dans leur commerce avec l'étranger; mais elles en sont grevées dans leur commerce avec l'intérieur du royaume, et en outre elles sont assujéties à une multitude de droits locaux dont la liste est effrayante.

Au reste, peut-être ces provinces, quoique si fort grevées dans leur commerce avec le surplus du royaume, ont-elles encore bien fait de ne pas consentir que le tarif de 1664 fût reporté aux frontières. Quoi qu'il en soit, le vrai moyen de lever la difficulté serait de supprimer ce tarif et tous les droits locaux. On pourra ensuite agiter la question, qui, de Colbert qui a dressé ce tarif, ou du ministre qui aura la gloire de le détruire, aura fait le plus de bien au commerce et méritera d'en étre proclamé le restaurateur ?

ces quatre États; et si, parce qu'ils obéissent à quatre souverains différents, cette même liberté aurait des inconvénients?

Je suppose que ces différentes questions soient répondues assez généralement, comme elles semblent devoir l'être, c'est convenir que la nation qui a donné le premier exemple des prohibitions s'est constituée dans un état de guerre avec les autres ; qu'elle a porté un grand préjudice au commerce général, et par conséquent à son propre commerce qui en fait partie; qu'il serait bien à désirer que les nations voulussent, de concert, substituer la liberté générale aux moyens qu'elles emploient à l'envi pour prévaloir par le commerce, et qui n'aboutissent qu'à les réduire toutes à un même niveau de perte, et à leur faire éprouver un préjudice égal.

Ces aveux, qu'on n'obtiendrait peut-être pas de tout le monde, sont sans conséquence par l'évènement. D'un côté, il est généralement admis qu'une nation se préjudicierait infiniment en supprimant ses tarifs, tandis que les autres les conserveraient; et de l'autre, il est constant que jamais les nations n'établiront entre elles la liberté du commerce par un concert unanime; de manière que, si le défaut de réciprocité doit empé cher chaque nation en particulier de l'établir chez elle, il faut s'attendre à voir le commerce éternellement asservi, et la liberté reléguée dans la classe des biens qu'on peut désirer, mais qu'il n'est pas permis d'espérer.

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II. Exposition des fausses opinions sur cette matière.

Pour amener les nations à ce terme si désirable, suffit-il de leur représenter qu'il serait à propos que quelqu'une d'entre elles commençât à abattre ses barrières; que cet exemple serait peu à peu suivi par les autres, et qu'il n'est pas d'autre moyen de parvenir à la liberté générale?

On accuserait bien vite les philosophes, qui prêcheraient cette doctrine, d'être disposés à sacrifier l'intérêt présent de leur patrie au bien des autres nations; et de conseiller un mal actuel en considération d'un bien futur, qui n'arrivera peut-être jamais, qui même ne doit pas arriver. En effet, dira-t-on, cet exemple si généreux, bien loin d'être suivi, rendra les autres nations encore plus attachées à leurs prohibitions. Elles en recueilleront les avantages sans éprouver les inconvénients de la réciprocité. Elles gagneront d'abord le montant des impôts qu'elles lèvent à leurs frontières, sans craindre les représailles; elles pourront introduire sans mesure chez cette nation si désintéressée leurs productions et les ouvrages de leurs manufactures, et faire tomber par ce moyen leur culture et leur industrie; tandis qu'elles se garantiront elles-mêmes, ou da

moins qu'elles restreindront à volonté les importations de cette nation par leurs tarifs. Elles parviendront ainsi à s'emparer de tout le commerce, et réduiront cette nation mal avisée à n'être que spectatrice de leurs succès.

En général, les droits de traite sont regardés moins comme une ressource de finance, que comme un moyen d'administration utilement employé pour favoriser le commerce national, pour soutenir l'industrie, et lui assurer la préférence sur les étrangers, en repoussant les ouvrages de leurs fabriques, et en les empêchant de tirer les matières premières. Les tarifs sont des poids avec lesquels on prétend gouverner le commerce, graduer l'entrée et la sortie de la manière la plus avantageuse à une nation, et faire pencher la balance en sa faveur.

Cette doctrine a pour elle la pratique universelle, et l'enseignement de tous les auteurs qui prétendent avoir traité du commerce dans sa partie politique.

« Depuis Colbert, dit l'abbé Galiani, on distingue entre l'impôt de profit et l'impôt d'encouragement. On connaît la vertu et l'efficacité du tarif. On sait que, par le moyen de certains impôts, qui ne sont que de véritables écluses politiques, on dirige les niveaux des canaux du commerce. On sait qu'il faut imposer aux entrées les manufactures étrangères, si l'on veut encourager les nationales. On sait qu'il faut imposer à la sortie les matières brutes nationales pour le bien des manufactures intérieures. Toutes ces idées sont connues, elles sont communes aujourd'hui..... Le Conseil suit constamment ces principes dans tous les arrêts et les nouveaux règlements, qui depuis un grand nombre d'années en émanent pour le bien du commerce. Les cours souveraines 'n'enregistrent que d'après les lumières de ces grandes vérités, qui sont à présent converties en lois fondamentales, et qui tiennent à la constitution de l'état1».

Ces grandes vérités ne sont pourtant que de grandes erreurs; et ces prétendues lois fondamentales ne sont que des lois positives, arbitraires, suggérées par une fausse politique et par des idées incomplètes de la nature du commerce.

La combinaison des tarifs a paru un des objets les plus difficiles du gouvernement; et il l'est d'autant plus en effet qu'il est dénué de toute base, et qu'il n'a d'autre règle que la manière très arbitraire d'envisager dans tel ou tel point le prétendu intérêt qu'on suppose être celui de la nation. Cette politique est cependant généralement admise; elle entre dans tous nos traités; elle décide de la paix et de la guerre; elle con

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Dialogues sur le commerce des blés, p. 277, édition de 1770.

court à perpétuer les haines nationales; elle établit la distinction singulière des nations plus ou moins favorisées. Le commerce ainsi traité ne rencontre que des obstacles, et trouve toutes les frontières hérissées de prohibitions et d'impôts répulsifs.

III.

Que la connaissance des lois de l'ordre rend manifeste l'intérêt des nations.

La connaissance des lois de l'ordre social fait disparaître tous ces prestiges. Elle apprend aux nations que les frontières qui les séparent ne sont point des obstacles au commerce; que la qualité d'étranger ne renferme pas celle d'ennemi; qu'elles sont toutes également intéressées à maintenir la communication réciproque dans un plein état de liberté et d'immunité.

En effet, la liberté du commerce, si conforme à la justice et à l'intention de la Providence, contient en même temps le véritable intérêt des nations; et l'ordre social est principalement admirable, en ce qu'il ne sépare jamais ces deux points, et qu'il réunit toujours le juste et l'utile.

Il ne suffit donc pas de dire aux nations: « La liberté générale vous serait avantageuse; mais, comme on ne peut espérer qu'elle s'établisse tout à la fois par un concert unanime, il faut que quelqu'une d'entre vous soit assez généreuse pour en donner l'exemple, et pour commencer à faire tomber les chaînes qui accablent le commerce. Cet enseignement n'est nullement propre à les convaincre, et il ne mérite pas d'être écouté, parce qu'il présente l'idée d'un sacrifice exigé pour la cause commune, et que ce point de vue est faux.

Il faut leur dire : « La liberté du commerce est conforme à l'ordre et à la justice, et tout ce qui est conforme à l'ordre porte sa récompense. Indépendamment de la conduite des autres nations, il est utile à chacune en particulier de l'établir chez elle; et l'exemple des avantages qu'elle retirera forcera les autres nations de l'admettre. »

Cette thèse est déjà prouvée d'avance dans les deux chapitres précédents. Il ne me reste qu'à appliquer ces principes aux cas particuliers, afin qu'il ne reste aucun doute sur une matière aussi importante, du moins chez ceux qui, en déposant les préjugés, cherchent de bonne foi à s'instruire.

IV. De l'intérêt d'une nation dans l'exportation de ses produits.

Si le principal avantage qu'une nation doit chercher dans son commerce extérieur consiste dans le bon prix, c'est-à-dire dans celui de la pleine liberté et de la concurrence, comme je l'ai établi chap. VII, § 3, 6 et 7, il s'ensuit qu'elle doit supprimer tout ce qui fait obstacle à la va

leur, et décharger ses productions de tout impôt à la sortie. Ce principe est si évident en lui-même, qu'il est difficile de voir sous quel prétexte on peut y donner atteinte.

Il est des nations qui, par un avantage particulier à leur climat, possèdent des productions privilégiées. Elles ne peuvent trop étendre ces cultures par la plus grande facilité de la sortie. Ces productions sont pour elles la mine la plus riche, qui leur procure des moyens d'échange sans préjudicier à leur propre consommation, et qui fournit un fonds inépuisable au commerce extérieur Tels sont, pour la France, les vins, les eaux-de-vie et les sels. Mais c'est abuser de cet avantage que de se persuader que la qualité de ces productions est telle, que les étrangers ne peuvent s'en passer; qu'on peut donc leur faire la loi, et accumuler sans inconvénient des gênes et des impôts, qui ne les empêcheront pas de les acheter. Non-seulement ces impôts préjudicient à la valeur, à la culture et à l'abondance de ces productions; mais ils mettent des bornes étroites à leur sortie, et nous font perdre une grande partie de nos avantages naturels. La nature nous avait accordé une espèce de privilège, et nous nous sommes réduits à n'avoir plus qu'une faible concarrence. Les étrangers vont ailleurs chercher des vins et des eaux-de-vie; ils y suppléent par les liqueurs fortes qu'ils tirent des grains; ils vont prendre en Espagne et en Sicile des sels inférieurs, et s'accoutument tellement à se passer de nos productions, que le rétablissement de la liberté du commerce aurait peine à nous remettre totalement en possession d'un débit que nous avons laissé perdre par notre faute. C'est ainsi que, dans un siècle où l'on se croit si éclairé sur l'administration, où l'on se montre si jaloux du commerce, où l'on voudrait, s'il était possible, l'envahir tout entier, on laisse échapper la réalité pour courir après l'ombre: on perd volontairement les avantages attachés au territoire, pour prévaloir par des moyens factices, que l'intérêt bien entendu réprouve; et l'on écrase le véritable commerce national, pour ambitionner et disputer de minces bénéfices mercantiles.

Il est d'autres productions dont la sortie n'est qu'accidentelle, et dépend de l'état des récoltes chez les autres nations. Tels sont nos grains que nous ne pouvons exporter, que lorsque le prix qu'ils valent ailleurs est assez haut pour nous permettre de le faire; et même cette production est d'un si grand volume, qu'il faut que la différence du prix soit très forte pour soutenir les frais du transport.

Les motifs qui doivent nous engager à établir la liberté indéfinie de la sortie de nos grains, ont été exposés dans un grand nombre d'ouvrages';

1 Les plus importants de ces ouvrages se trouvent mentionnés dans les Notes bi

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