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constituait alors le noyau principal du recrutement; en effet, si les soldats prenaient l'engagement d'obéir et de servir, le gouvernement avait pour devoir de les nourrir (1).

Déjà Frédéric II avait essayé de remédier aux inconvénients; il réunissait dans son camp les chariots fournis par les habitants; il augmentait les trajets imposés aux voitures; il créait des magasins volants et des boulangeries volantes. De cette manière, observe un auteur, il acquit la faculté de se porter à 200 kilomètres, et même plus, en avant de l'endroit où se trouvaient concentrés ses dépôts; néanmoins, le monarque, tout homme de génie qu'il fût, ne parvint pas à s'affranchir entièrement du système des magasins (2).

Quand éclata la révolution, la composition des armées et la manière de faire la guerre se modifièrent; il fallut des opérations rapides et, partant, un mode nouveau de ravitaillement. Sous le Consulat et sous l'Empire, le système inauguré par la République reçut une extension de plus en plus grande.

On a décrit le système des réquisitions appliqué à cette époque : avant que la guerre ne commençàt, des dépôts-magasins étaient établis sur la frontière du pays pour approvisionner l'armée durant sa concentration et pour lui fournir des vivres au début des opérations stratégiques; des magasins d'étape étaient établis sur les points où se trouvaient les têtes des colonnes, afin de ravitailler les troupes arrivant plus tard et en prévision d'une retraite possible; les magasins d'étape étaient remplis au moyen de réquisitions régulières; quand l'armée se trouvait en dehors de la sphère d'action de l'ennemi, on l'alimentait au moyen des vivres trouvés dans le rayon où les troupes étaient cantonnées; quand elle était en vue de l'ennemi, on la ravitaillait au moyen du contenu des magasins; avec le matériel de campement, on transportait des vivres pouvant servir aux troupes pour quelques jours. « La contrée ennemie, écrit l'auteur auquel nous empruntons ces renseignements, était divisée en circonscriptions dites « circonscriptions d'intendance » soumises à l'intendant en chef qui dirigeait tout le service de ravitaillement. Afin que les réquisitions

(1) COLMAR VON DER GOLTZ, La nation armée. Organisation militaire et grande tactique modernes. Traduit par ERNEST JEGLÉ, 1884, p. 7.

(2) J. DE BLOCH, ouvrage cité, t. IV, p. 361.

fussent fructueuses et pour ne pas trop mécontenter les habitants qui les subissaient, on constituait une « commission des réquisitions »>, composée des personnes les plus influentes du pays occupé. Le chef de l'armée déterminait la quantité des vivres nécessaires, ainsi que le jour et l'endroit où ces vivres devaient être livrés. L'exécution de ces ordres incombait à la commission; elle devait agir de concert avec les autorités politiques et elle était responsable de l'exécution (1). »

VII

A la fin du XVIe siècle et au commencement du XIXe siècle, la notion scientifique des réquisitions et des contributions subit une modification. Jusqu'alors, par «< contributions » les auteurs désignaient de manière générale les fournitures servant à l'entretien de l'armée et les sommes d'argent servant à payer les frais de la guerre que le vainqueur réclamait aux vaincus; par le mot « réquisitions » ils désignaient plus spécialement les fournitures. Mais, dans l'un et l'autre terme ils comprenaient un élément tout spécial; selon eux, il s'agissait de tributs de guerre impliquant une transaction; ils enseignaient qu'une fois les réquisitions fournies ou les contributions versées, le vainqueur était tenu d'acheter et de payer ce qu'il se faisait livrer. Dorénavant, les jurisconsultes ne cherchèrent plus à justifier les réquisitions et les contributions en invoquant un droit donné par la victoire sur tous les biens de l'ennemi ou une transaction opérée sur la base de ce droit. Prenant comme point de départ le principe de l'immunité de la1 propriété privée, ils proclamèrent que, sans 'violer ce principe, le vainqueur pouvait, en certains cas, exiger des services et des objets en nature; ils admirent qu'il imposât des contributions pécuniaires, mais ils fixèrent des limites à ses prétentions et ils ne tardèrent même pas à soulever la question de savoir s'il ne fallait pas accorder ou garantir une compensation.

Il est vrai que la réalité n'en fut pas moins dure et cruelle. Autant que dans le passé l'intérêt du vainqueur dicta toutes les mesures; on ne songea même plus à leur attribuer un caractère transactionnel,

(1) J. DE BLOCH, ouvrage cité, t. IV, p. 502 et suivantes.

d'où dérivait pour le vaincu quelque répit et qui le mettait à l'abri d'exactions nouvelles les armées devaient agir avec rapidité et avec impétuosité; la considération paraissait suffisante pour légitimer une politique empreinte d'indicible dureté.

VIII

Au début de la grande Révolution, le programme était simple: dans les pays qu'elles libéraient, les armées françaises devaient faire porter le poids de la guerre non sur le peuple, mais sur les privilégiés et sur les corporations religieuses; on voulait frapper ceux que l'on considérait comme les ennemis de la France (1). Il est vrai que la riposte ne se fit pas attendre; le prince de Cobourg, qui commandait les troupes autrichiennes, occupa Liége, le 5 mars 1793; il frappa la ville d'une contribution de 600,000 florins, imputable principalement sur les biens des révolutionnaires qui devaient payer le double, le triple, le quadruple et même le centuple des autres (2).

L'Assemblée législative avait proclamé, le 29 décembre 1791, dans un décret rédigé par Condorcet, que la France ne cesserait de voir un peuple ami dans les citoyens paisibles dont ses armées occuperaient le pays, et, en somme, elle avait affirmé le principe du respect des personnes et des biens; en le mentionnant, nous avons constaté que ces généreuses idées ne furent pas accomplies dans toute leur ampleur (3). On peut soutenir jusqu'à un certain point que, dans le système de réquisitions et de contributions organisé par la Convention nationale, il y avait à l'origine une mesure de guerre contre les gouvernements ennemis et non contre leurs sujets; mais les décrets et les instructions s'étaient succédé et avaient fini par généraliser les mesures et par ne plus les diriger exclusivement contre « les princes, leurs agents, leurs adhérents ». Le but des réquisitions et des contributions fut changé ; on ne se contenta plus d'objets en nature ou de sommes d'argent destinés à pourvoir aux besoins de l'armée et trouvant leur raison

(1) J. BASDEVANT, La Révolution française et le droit de la guerre continentale, p. 140.

(2) ALBERT SOREL, L'Europe et la Révolution française. Troisième partie. La guerre aux rois, p. 338.

(3) E. Nys, ouvrage cité, t. III, p. 304.

d'être dans les besoins des troupes qui envahissaient ou qui occupaient le pays; on voulut davantage.

Sous la monarchie, la guerre n'était pas seulement un moyen d'entretenir l'armée; selon les paroles d'Albert Sorel, « elle était un moyen d'alimenter le trésor et de pourvoir aux guerres futures, et « l'extraordinaire des guerres » était une des ressources les plus sûres des financiers du temps (1) ». La politique de la monarchie fut appliquée de nouveau. Des arrêtés du comité de salut public et des instructions des représentants du peuple ordonnèrent de procéder à des réquisitions qui portaient sur des vivres, des denrées, des objets dépassant les besoins actuels de l'armée d'occupation, mais pouvant être utiles dans la suite. Il était prescrit de faire des provisions pour l'avenir et de faire passer tout ce qu'on obtenait sur les derrières de l'armée (2). Un auteur rappelle que ces règles reçurent de nombreuses applications dans les régions du nord et de l'est; le même auteur montre comment elles furent complétées pour le Palatinat (3) : « Le système, écrit-il, reçut dans les actes officiels un nom d'ailleurs bien choisi; ce fut « l'évacuation du Palatinat ». Celle-ci fut réglée par un arrêté du comité de salut public du 22 nivôse an п (14 janvier 1794). Des agents devaient être envoyés dans le Palatinat pour requérir «< tous les objets transportables appartenant aux habitants du pays » et susceptibles de quelque utilité. Ces objets étaient mis à la disposition de la République et non pas seulement à la disposition de l'armée occupante. Les réquisitions ne s'appliquaient pas seulement aux objets susceptibles de servir aux troupes, mais à tous ceux présentant quelque utilité. Ce n'était plus le simple exercice du droit de réquisition, mais l'appropriation par l'occupant des biens des sujets ennemis. Ce qui le montre bien, c'est un arrêté du comité de salut public du 6 germinal an 11 (26 mars 1794) ordonnant de vendre sur place les vins pris sur les ennemis du Palatinat (*). » Quand, après la bataille de Fleurus du 26 juin 1794, l'armée française pénétra de nouveau en Belgique, elle appliqua le programme qui lui avait été tracé. « L'armée, écrit Albert

(1) ALBERT SOREL, L'Europe et la Révolution française. Première partie. Les mœurs politiques et les traditions, p. 82.

(2) J. BASDEVANT, ouvrage cité, p. 144.

(3) Ibid., p. 145.

(4) Ibid., p. 140.

Sorel, se transforma, dans les mains des commissaires, en pourvoyeuse de la République. La Belgique fut taxée à 60 millions de livres, payables en numéraire et garantis par des otages. « Cette fois, avait dit Cambon le 24 juillet, notre entrée en Belgique ne ressemble en rien à celle qui a eu lieu sous Dumouriez; alors il fallait envoyer par mois 35 millions de numéraire dans ce pays; aujourd'hui la Belgique nous envoie au lieu de recevoir. » Elle nourrissait l'armée et, de plus, elle approvisionnait l'intérieur. Cambon, dans un rapport lu, le 30 septembre, à la Convention, se félicite des résultats acquis on avait levé sur le pays 14 millions et demi en numéraire et en lingots, sur lesquels 13 millions étaient entrés dans les caisses du trésor (1) ». C'est à la même époque que les hommes dirigeants, notamment Robespierre, conçurent le projet de faire la conquête de l'Italie pour mettre en coupe ses richesses (2).

IX

Le projet de faire la conquête de l'Italie dans le but de tirer profit de ses abondantes ressources fut repris, en 1796, par Napoléon Bonaparte. Certes, le système des contributions pécuniaires avait été appliqué longtemps auparavant; il est superflu d'invoquer, à titre d'exemple, les exactions commises par les armées des rois de droit divin (3). Mais c'est à la fin du XVIIe siècle, dans les guerres d'Italie, que Napoléon Bonaparte mit le plus de rapacité à se servir du procédé injuste qui consistait à dépouiller les populations vaincues pour que le vainqueur fût à même d'entreprendre de nouvelles expéditions et de se procurer des richesses plus grandes encore. Général en chef, Bonaparte écrivait, le 22 mai 1796, que le Directoire exécutif pouvait compter sur 6 à 8 millions en or, argent, lingots ou bijoux; il disait que la somme était superflue aux besoins de l'armée d'Italie et il offrait d'envoyer un million à Bàle pour l'armée du Rhin (4). Dans

(1) ALBERT SOREL, L'Europe et la Révolution française. Quatrième partie. Les limites naturelles, p. 153.

(2) Ibid., p. 70.

(3) J. G. BLUNTSCHLI, Das Beuterecht im Krieg und das Seebeuterecht insbesondere, 1875, p. 24. - E. Nys, Études de droit international et de droit politique, 1896,

P. 354.

(4) Correspondance de Napoléon Ier, publiée par ordre de l'empereur Napoléon III, t. I, p. 293.

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