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ment irréversible, de l'aristocratie à la démocratie, par conséquent passent de l'inégalité sociale à un régime égalitaire. La donnée des équilibres procure une explication simple de ce phénomène, à la condition de la combiner avec cette autre donnée qu'un système social débute avec une certaine dose d'énergies fournies en général par les aptitudes de la race et par les ressources économiques du pays, énergies qui ne seront guère augmentées par la suite et qu'il s'agira seulement de répartir.

La première répartition des pouvoirs, opérée dans une société aux liens assez lâches, dans laquelle les équilibres ne sont pas encore nombreux, où peut-être une race conquérante a assujetti une race vaincue, est forcément inégalitaire ainsi s'établit une aristocratie. Puis, à mesure que la société se consolide et s'épaissit, pour ainsi dire, la tendance à l'équilibre des pouvoirs prend de la force; or, la tendance à l'équilibre des pouvoirs, il ne faut pas se le dissimuler, c'est la tendance à l'égalité. Les idées égalitaires se constituent et passent dans les faits. L'aristocratie se dissout pour faire place à la bourgeoisie, et celle-ci, à son tour, se résout dans une démocratie admettant progressivement à l'égalité de pouvoir les couches les plus inférieures de la population.

Là est, pour la politique, le sens du mouvement, l'orientation est à gauche; on ne peut pas changer la direction du courant, pas plus qu'on ne peut faire refluer les eaux d'un fleuve; seulement, une politique avisée peut et doit ralentir le mouvement, l'économiser le plus possible, l'utiliser à créer des institutions qui soient des freins ou des relais de force. Pourquoi? parce que l'égalité de pouvoirs absolue est une limite et que cette limite une fois atteinte marquera la fin de l'institution politique; parce que l'énergie propre du système social sera épuisée, étant entière

ment répartie entre tous les individus, et parce que l'individualisme excessif amènera la dissolution du système'.

b) Pour observer convenablement le rôle des équilibres dans l'organisation économique, il est besoin de faire porter son observation sur l'entreprise de production qui est le véritable agent économique concret. Alors on s'aperçoit que la différenciation fonctionnelle des entreprises de production est précédée et accompagnée d'un phénomène de séparation, qui est sous une forme particulière une séparation et un équilibre de pouvoirs et d'intérêts.

D'abord, l'entreprise économique n'est possible que sur la base d'une autonomie préexistante qui se traduit juridiquement par la propriété des moyens de production et par celle des produits. Cette autonomie, fondée sur la propriété individuelle, crée à chaque entreprise une sphère propre d'influence et sépare les entreprises les unes des

autres.

Ensuite, chaque entreprise économique a l'ambition de se créer une clientèle, un chiffre d'affaires, d'augmenter constamment ce chiffre d'affaires et d'accroître ses bénéfices, tous éléments nouveaux qui viendront renforcer sa sphère d'influence propre. De cette ambition du pouvoir économique naît la concurrence. La concurrence est un phénomène impossible à encadrer dans l'explication de l'organisation économique, si l'on fonde celle-ci sur la seule division du travail; la concurrence est étrangère à la division du travail, elle est une lutte d'intérêts et de pouvoirs et non pas une lutte de fonctions. Ce sont surtout les entreprises similaires qui se font concurrence. Cependant, la concurrence à elle seule peut aboutir à de l'organisation; pour se limiter, elle marche à des ententes, à des

1. Cf. Bouglé, Les idées égalitaires.

cartels, à des trusts qui sont des équilibres créés entre puissances industrielles et commerciales. Il est vrai que dans ces ententes et à leur suite quelquefois des spécialisations fonctionnelles naîtront, surtout dans les trusts; la division du travail apparaîtra comme le moyen de concilier les diverses ambitions des intérêts en modifiant les activités. De plusieurs usines à papier qui auront formé un trust, l'une se spécialisera dans la pâte de bois, l'autre dans le papier de paille, une troisième dans le papier de chiffon.

Ainsi la division du travail, avec ou sans entente préalable, semble bien plutôt être due, dans l'industrie et le commerce, à la préoccupation d'éviter la concurrence qu'à celle du moindre effort dans le travail. La spécialisation est précédée et conditionnée par la lutte des intérêts et des pouvoirs et assez souvent par des équilibres.

De même que la séparation des petites entreprises fondées sur la petite propriété avait fourni la base de la concurrence et de l'organisation de la petite industrie et du petit commerce, de même, de nos jours, la constitution de grandes propriétés capitalistiques, par la concentration des éléments de la richesse mobilière, soit entre les mains d'individus, soit dans les mécanismes des Sociétés anonymes, a permis la naissance de grandes entreprises séparées; ces grandes entreprises, à leur tour, par les formes nouvelles de leur concurrence, par la façon dont elles tendent à s'équilibrer entre elles, provoquent de nouveaux modes de division du travail et de nouveaux modes d'organisation qui seront ceux de la grande industrie et du grand commerce'. Et toujours la même série de phéno

1. Ainsi la grande industrie, avec ses machines perfectionnées, réduit la décomposition technique des tâches, elle recompose le travail. De

mènes se sera reproduite : séparation des intérêts et des pouvoirs capitalistiques, grâce à une forme de propriété, lutte de ces intérêts et de ces pouvoirs à la recherche d'un équilibre; au cours de cette recherche, différenciation des fonctions et organisation.

Comme l'étude de l'organisation économique est l'objet véritable de l'économie politique, s'il est vrai que les équibres des intérêts et des pouvoirs économiques soient le principal agent de cette organisation, ils doivent donc, eux aussi, devenir le principal objectif de la science. Sans doute, les économistes ont déjà senti l'importance de la notion de l'équilibre, mais ils ne la mettent pas encore à sa vraie place qui est la première; elle devrait figurer dans la définition même de l'économie politique, qui deviendrait la science des équilibres dans la production et la répartition des richesses en vue de l'organisation économique de la société'.

Il suffit de passer en revue les problèmes économiques les plus importants pour se rendre compte que tous reposent sur des questions d'équilibre. Nous venons de voir que la concurrence cache des intérêts et des pouvoirs qui cherchent à s'équilibrer; les problèmes de l'organisation du travail, du salaire, du capital, cachent aussi des questions d'équilibre entre les facteurs de la production, c'est-à-dire entre des fonctions. Mais c'est surtout l'équilibre des intérêts qui est la grande affaire de l'économie politique, et on peut dire que la croyance à la tendance naturelle

même elle supprime le sectionnement du travail en déterminant la reprise, par une même entreprise, de toutes les étapes de la production d'un même produit (exemple des fabriques de pâtes alimentaires qui font leurs farines, fabriquent leurs caisses d'emballage, etc.).

1. On peut observer que la notion de l'équilibre figure implicitement dans celle des « rapports des hommes » que l'on tend à introduire dans la définition de l'économie politique; mais l'allusion est trop lointaine.

qu'ont les intérêts à s'équilibrer objectivement est son postulat.

Tont le problème de la valeur est un problème d'équilibre entre des intérêts, puisque la valeur des choses se ramène à des égalités d'utilité finale. Le phénomène de l'échange et tous ses dérivés sont à base d'équilibre d'intérêts, la circulation monétaire, les banques d'émission, le change d'un pays sur l'autre,. le libre échange ou la protection, tous ces phénomènes, toutes ces institutions, tous ces systèmes, reposent sur des équilibres entre des valeurs, entre des utilités, entre des intérêts'.

En ces matières, le raisonnement de l'économiste repose invariablement sur la donnée d'une équation; pour cette raison d'ailleurs, la matière de l'échange ou catallactique a pu être traitée par le procédé de l'algèbre (Stanley Jevons, Walras, Wilfrido Pareto, etc.).

Soit à expliquer le jeu de la loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire les phénomènes d'oscillation qui se produisent dans un marché donné autour de la fixation des prix. Le raisonnement supposera que ces oscillations se produisent autour d'un point d'équilibre. Si les offres de marchandises sont nombreuses et si les demandes sont

1. La question de la monnaie-signe ou de la monnaie-marchandise n'est évidemment pas susceptible d'une solution absolue dans un sens ou dans l'autre; la monnaie est à la fois une marchandise et un signe, et il y a un rapport d'équilibre entre le degré où elle est un signe et celui où elle est une marchandise.

La question de l'étalon monétaire (monométallisme ou bimétallisme), au dire des bimétallistes, recèle aussi un équilibre à établir entre deux métaux.

La question du libre-échange et de la protection ne peut visiblement être solutionnée que par un équilibre pratique entre les deux tendances, équilibre lié à beaucoup d'autres, dont les uns sont politiques, les autres économiques, les uns nationaux, les autres internationaux, etc., etc., et qui se traduit par la politique des traités de commerce.

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