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Art. 326. « Les tribunaux civils seront seuls compétents pour » statuer sur les réclamations d'état ».

Art. 327. « L'action criminelle contre un délit de suppression » d'état ne pourra commencer qu'après le jugement définitif » sur la question d'état ».

On dit généralement que ces deux textes sont venus apporter aux règles du droit commun une double dérogation. A quelles solutions conduirait en effet l'application du droit commun, tel qu'on l'entend en général? Souvent un enfant légitime est mis dans la nécessité d'avoir recours à la preuve testimoniale, pour établir sa filiation maternelle, à la suite d'un crime ou d'un délit qui a eu pour résultat de supprimer la preuve de son état et qu'on désigne dans la doctrine sous la dénomination générique de crime ou délit de suppression d'état. Ainsi l'officier de l'état civil a commis un faux en rédigeant l'acte de naissance d'un enfant : par exemple, il a inscrit cet enfant sous d'autres noms que ceux qui lui ont été déclarés par les comparants (C. pén., art. 146); ou bien encore les comparants ont donné de fausses indications à l'officier de l'état civil qui, en relatant exactement leurs déclarations, a ainsi donné à l'enfant, dans son acte de naissance, une filiation mensongère (C. pén., art. 345); ou enfin l'officier de l'état civil a inscrit l'acte de naissance sur une feuille volante (C. pén., art. 192), ce qui lui enlève son autorité au point de vue de la preuve de la filiation. Dans tous ces cas et dans d'autres encore, il y a un crime ou un délit dont le résultat est de mettre l'enfant dans l'impossibilité d'établir sa véritable filiation par le mode de preuve normal, la représentation de son titre de naissance; et si la possession d'état lui fait défaut, il sera forcé d'exercer une action en réclamation d'état. Le crime ou le délit dont l'enfant a été victime donne donc naissance à deux actions: l'action publique, intentée au nom de la société, et ayant pour objet d'assurer la répression de l'infraction par l'application d'une peine; et l'action civile, intentée par l'enfant, victime de l'infraction, et tendant à faire la preuve de son état supprimé. Cela posé, si la loi n'avait établi ici aucune règle particulière, il aurait fallu, dit-on, décider, par application des principes du droit commun :

1° Que l'action civile née du crime ou du délit de suppression d'état, c'est-à-dire l'action en réclamation d'état, peut être intentée, soit principalement devant les tribunaux civils, soit incidemment à l'action publique, devant le tribunal criminel déjà saisi de cette action (C. I. cr., art. 3), ou même par voie principale devant le tribunal de police correctionnelle, au cas où la preuve de l'état a été supprimée par suite d'un simple délit (C. I. cr., art. 182);

2o Que dans le cas où le tribunal civil, d'une part, et un tribunal criminel, d'autre part, se trouveraient saisis, l'un de l'action civile, l'autre de l'action publique résultant d'un crime de suppression d'état, il devrait être sursis au jugement de l'action civile jusqu'après la décision des tribunaux criminels, d'après la règle : le criminel tient le civil en état; EN ÉTAT, c'est-à-dire en suspens, in statu quo (C. I. cr., art. 3).

Or l'art. 326 serait venu déroger à la première règle, en décidant que l'action en réclamation d'état ne peut être portée devant les tribunaux répressifs, ni principalement, ni incidemment à l'action publique. La deuxième serait renversée par l'art. 327: en matière d'état de filiation, le civil tient le criminel en état (1). `

593. Nous avons des doutes sérieux en ce qui concerne l'exactitude de cette manière de voir. La doctrine que nous venons d'exposer repose sur cette idée fondamentale que, dans le cas où l'enfant a été privé de la preuve de son état par un crime ou par un délit, l'action en réclamation d'état constitue l'action civile dont il est question au code d'instruction criminelle. Or il n'en est rien, à notre avis. L'action civile est ainsi définie par le code d'instruction criminelle : « L'action en réparation du dommage causé par un crime, par un délit ou par une contravention » (art. 1). En quoi consiste la réparation du dommage causé par l'infraction? L'art. 2 l'indique en nous disant que l'action civile est exercée contre le

(1) Richefort, 1, n. 148; Toullier, II, n. 901; Duranton, III, n. 163; Marcadé, sur les art. 326 et 327, n. 1; Ducaurroy, Bonnier et Roustain, I, n. 464 s.; Allemand, II, n. 839 s.; Massé et Vergé sur Zachariæ, I, § 160, note 23; Demolombe, V, n. 267 s.; Demante, II, n. 53 s.; Héan, p. 197; Laurent, III, n. 471 s.; Vigié, I, n. 547 s.

prévenu et contre ses représentants. L'art. 182 nous parle de la «< citation donnée directement au prévenu et aux personnes civilement responsables du délit par la partie civile ». L'action est donc dirigée contre l'auteur du délit, ses héritiers ou les personnes civilement responsables de ses actes; elle a pour but de leur demander l'exécution d'une obligation personnelle née du délit; l'accomplissement d'une prestation destinée à faire disparaître les conséquences dommageables du fait qui a été commis ('). Aucun de ces caractères ne convient à l'action en réclamation d'état. Elle n'est pas nécessairement intentée contre l'auteur du délit ; elle est dirigée contre ceux qui contestent l'état de l'enfant. Elle ne tend pas à faire valoir une créance née du délit; le droit qui en fait l'objet ne constitue pas un droit de créance, et l'on ne peut pas dire non plus qu'il ait sa source dans l'infraction. Il s'agit de faire constater l'état véritable de l'enfant, qui est antérieur à celle-ci. L'action en réclamation d'état est, si l'on veut, une action en réparation du dommage résultant de la suppression d'état. Mais cette prétendue réparation, c'est la société, représentée par les juges, qui l'accordera à l'enfant, en faisant droit à sa demande. Elle ne dépend pas de l'auteur du délit (*).

Si d'ailleurs il fallait voir, dans notre action, l'action civile du code d'instruction criminelle, on devrait aller jusqu'au bout et lui appliquer les règles qui gouvernent la prescription de l'action civile. Sans doute ces règles devraient être écartées en ce qui concerne l'enfant (art. 328). Mais, puisque la loi ne dit pas par quel délai l'action en réclamation d'état se prescrit, lorsqu'elle appartient aux héritiers, nous devrions décider que les héritiers n'ont pas le droit de l'exercer, quand l'action publique est éteinte par la prescription. Personne n'admet cette conséquence. N'est-ce pas la preuve que le principe est faux (3)?

(') Cpr. Mangin, Traité de l'act. publ. et de l'act. civile, I, n. 123; Le Sellyer, Traité de la criminalité, II, n. 346; Traité de l'exercice et de l'extinct. des act. publ. et priv., I, n. 262 s.

(*) Dans le même sens, Huc, III, n. 51.

(3) Cpr. Mangin, op. cit., II, n. 367, 368; Garraud, Traité théor. et prat. de dr. pénal, II, n. 69.

L'action civile du code d'instruction criminelle serait l'action en dommages-intérêts que l'enfant ou ses représentants pourraient exercer contre l'auteur de l'infraction ou ses représentants, pour leur demander la compensation pécuniaire du préjudice par eux souffert.

La discussion à laquelle nous nous sommes livrés n'est pas sans intérêt au point de vue de l'interprétation des textes. Si l'on considère les art. 326 et 327 comme contenant une dérogation aux règles du droit commun, ces textes doivent être interprétés restrictivement. Si l'on admet notre manière de voir, il n'y a pas à se préoccuper des règles édictées par le code d'instruction criminelle, et, pour saisir le sens de nos articles, l'on doit s'en tenir uniquement à leurs termes et rechercher leur esprit; les art. 326 et 327 se suffisent à euxmêmes. C'est cette idée générale qui dominera l'étude que nous allons en faire.

594. I. Disposition de l'art. 326 (1). Il résulte de ce texte qu'en dehors des tribunaux civils (tribunaux d'arrondissement, au premier degré, et cours d'appel, au deuxième degré), nulle juridiction n'est compétente pour connaître des réclamations d'état, même incidemment. En aucun cas donc les tribunaux criminels ne peuvent être appelés à statuer sur ces questions. L'art. 326 est complété par l'art. 327, qui décide qu'en notre matière, le civil tient le criminel en état.

La règle de l'art. 326 et son corollaire édicté par l'art. 327 paraissent avoir été établis, les travaux préparatoires en font foi (2), pour remédier aux inconvénients d'une pratique fréquente dans notre ancienne jurisprudence. Une personne réclamait un état dont elle n'avait pas la possession. Elle n'avait pas, par hypothèse, de commencement de preuve par écrit à l'appui de sa prétention. Au lieu de porter sa récla mation devant les tribunaux civils, qui n'auraient pas ordonné l'enquête, elle saisissait d'une plainte les tribunaux répressifs, soutenant qu'elle avait été dépouillée par un crime de la

(), Cpr. code civil néerlandais, art. 322.

(2) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs (Locré, VI, p. 203); Duveyrier, Discours (Locré, VI, p. 309).

preuve de son état. C'était alors une règle unanimement admise que, devant les tribunaux criminels, tous les modes de preuve étaient autorisés. Et sous prétexte de prouver le délit dont elle se disait victime, la partie, par ce détour, arrivait à établir son état par la preuve testimoniale toute nue. Les rédacteurs du code voulurent réagir contre cette pratique. Ils avaient édicté, dans l'art. 323, des règles protectrices du repos des familles, objet de leurs constantes préoccupations. Ils n'avaient autorisé l'admission de la preuve testimoniale, pour établir la filiation maternelle, que moyennant un commencement de preuve par écrit ou moyennant des présomptions ou indices graves résultant de faits dès lors constants. Ils craignirent que la possibilité d'agir en réclamation d'état devant les tribunaux criminels ne fournit un moyen d'éluder cette règle salutaire. La preuve testimoniale toute nue, a-t-on dit, étant toujours admise devant les tribunaux criminels, si on les autorise à statuer sur les actions en réclamation d'état, le réclamant pourra prouver sa filiation par témoins, sans avoir fourni les garanties préalables exigées par l'art. 323. Ces craintes étaient chimériques. Elles supposent en effet que les règles édictées par le code civil relativement à la preuve ne sont pas applicables devant les tribunaux criminels, qu'un même fait pourrait être prouvé par un mode différent, suivant qu'on aurait à en faire la preuve devant un tribunal civil ou devant un tribunal criminel. Or il n'en est rien. Aucune loi n'établit de règles spéciales pour la preuve à faire devant les tribunaux criminels; ils restent donc soumis à cet égard aux règles du droit commun, et si la preuve testimoniale est d'un usage si fréquent devant les tribunaux criminels, cela tient, non pas au prétendu principe, dont notre loi ne contient aucune trace, que la preuve testimoniale est toujours admise de plano devant les tribunaux criminels, mais à cet autre principe, écrit celui-là dans l'art. 1348, qu'à l'impossible nul n'est tenu, et que par suite la preuve testimoniale est autorisée sans aucune restriction, quand il a été impossible au réclamant de se procurer une preuve écrite des faits qu'il doit prouver ce qui arrive presque toujours, mais non toujours

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