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cependant, pour les faits dont la preuve est à faire devant les tribunaux criminels.

Ainsi la preuve testimoniale n'est admise devant les tribunaux criminels que dans les cas et sous les conditions où elle pourrait l'être devant les tribunaux civils. La preuve à faire varie suivant la nature des faits à prouver et non suivant la juridiction devant laquelle la preuve doit être faite.

Quelques applications mettront ce principe dans tout son jour. Ainsi le fait d'un vol peut être prouvé par témoins sans commencement de preuve par écrit, soit par le ministère public exerçant au nom de la société l'action publique, soit par la partie lésée intentant son action civile en réparation du préjudice causé par l'infraction, parce qu'il a été impossible à l'un comme à l'autre de se procurer une preuve écrite du vol. Et la situation de la partie lésée sera la même, à ce point de vue de la preuve, soit qu'elle intente, comme elle en a le droit, son action civile devant un tribunal criminel, saisi ou non de l'action publique, soit qu'elle l'intente devant un tribunal civil. Mais supposons qu'il s'agisse d'une violation de dépôt, délit qui est compris dans le code pénal sous la dénomination générique d'abus de confiance (C. pén., art. 408). L'existence du contrat de dépôt, base du délit qui nous occupe, pourra-t-elle être prouvée par témoins sans commencement de preuve par écrit, soit par le ministère public, sur l'action publique, soit par la partie lésée, le déposant, sur son action civile? Non, tout au moins quand il s'agira d'un dépôt volontaire et que la valeur de la chose déposée excèdera 150 francs. Le droit commun en effet n'autorise ici la preuve par témoins que moyennant un commencement de preuve par écrit (art. 1341 et 1347), et cette règle doit s'appliquer, qu'il s'agisse de prouver l'existence du contrat de dépôt devant un tribunal criminel ou devant un tribunal civil (1).

Conformément à ces principes, si le législateur avait admis que les tribunaux criminels peuvent être saisis de l'action

(1) Cass., 3 juin 1892, D., 92. 1. 431, S., 92. 1. 431. — Cpr. Cass., 3 janv. 1890, D., 93. 1. 300, S., 90. 1. 144. - Cass., 2 fév. 1901, D., 04. 1. 102.

en réclamation d'état, le réclamant n'aurait pas été plus favorisé, pour la preuve à faire de son état, devant les tribunaux criminels que devant les tribunaux civils. Dans un cas comme dans l'autre, il n'aurait pu prouver sa filiation maternelle par témoins que moyennant les adminicules exigés par l'art. 323 (').

Mais de ce que l'on a donné, lors de la confection de la loi, une mauvaise raison pour justifier les règles des art. 326 et 327, ce n'est pas à dire qu'il n'en existe pas de bonnes.

D'abord, à la différence de ce qui a lieu dans les autres infractions, la question civile née à l'occasion du délit de suppression d'état a pu paraître à bon droit plus importante que la question pénale, en ce sens que la société est plus intéressée au rétablissement de l'état supprimé qu'à la punition du coupable, auteur de la suppression (2). La conservation de l'état des citoyens est en effet l'une des bases de l'ordre social, et la loi a considéré que le rétablissement de cet état, quand il a été supprimé, offre un intérêt de premier ordre. A ce point de vue, l'on comprend fort bien que la loi ait voulu que la question la plus importante ne fût pas préjugée par celle qui l'est le moins; elle l'eût été, si l'action publique avait pu être jugée la première, car les juges civils auraient subi l'influence de la décision rendue par les juges criminels. Ils auraient même été liés par cette décision, si l'on admet, conformément à l'opinion générale et à une jurisprudence constante, que la sentence des tribunaux criminels a l'autorité de la chose jugée par rapport aux tribunaux civils (3). De là

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Note de la cour de cassation du 12 nov. 1813, rédigée par M. le président Barris, et approuvée par Merlin, 2o. Mangin, op. cit., I, n. 171, 240; Bonnier, Des preuves, I, n. 224 s.; Demolombe, V, n. 271; Demante, II, n. 53 bis, I; Héan p. 198; Laurent, III, n. 471; Planiol, I, n. 1404.

(*) Lahary, Rapport (Locré, VI, p. 257).

(3) Ce principe doit être entendu en ce sens seulement « qu'il n'est jamais permis au juge civil de méconnaître ce qui a été nécessairement et certainement décidé par le juge criminel » (Cass., 31 mai 1892, D., 92. 1. 381, S., 92. 1. 292). Il ne fait donc pas obstacle à ce que le juge civil prononce une condamnation à des dommages-intérêts à raison d'un fait pour lequel le défendeur a été acquitté par une juridiction criminelle, si sa décision respecte de tous points celle du juge criminel. Ainsi l'auteur d'un fait dommageable ayant été traduit à raison de ce fait devant une juridiction répressive et acquitté, parce que le fait ne présentait pas les élé

cette règle qu'en matière de réclamation d'état le civil tient le criminel en état : ce qui permet à la question civile, celle du rétablissement de l'état supprimé, d'arriver vierge de tout préjugé devant le tribunal qui doit en connaître.

D'un autre côté, les questions d'état sont souvent difficiles et compliquées; le juge chargé de les résoudre a besoin de calme non moins que de science. Or, à ce point de vue, la justice civile offrait plus de garanties que la justice criminelle; en effet, le juge civil siège dans une atmosphère moins tourmentée que le juge de répression; il n'a pas à lutter contre toutes les passions qui s'agitent autour des procès criminels(').

Quelque opinion que l'on puisse avoir sur la valeur des motifs que nous venons de donner, les textes étant formels, il faut s'incliner devant les dispositions qu'ils contiennent. L'art. 326 est même rédigé en termes si absolus que sa portée dépasse celle de ces motifs. Il attribue compétence exclusive aux tribunaux civils en matière de réclamation d'état de filiation. Donc tous les tribunaux d'exception, et non pas seulement les tribunaux répressifs, sont incompétents pour en connaître, alors même qu'ils en seraient saisis incidemment à une autre question pour la solution de laquelle la loi leur attribue compétence (2).

595. II. L'art. 327 constitue, avons-nous dit, le complément et le corollaire de l'art. 326. Il résulte de cet article que les tribunaux criminels ne peuvent être saisis de l'action publique, à raison d'un crime ou d'un délit de suppression d'état,

ments d'un délit, rien ne s'oppose à ce que le tribunal civil prononce une condamnation à des dommages et intérêts à raison de ce même fait envisagé comme quasidélit. Cass., arrêt précité, et 10 janv. 1893, D., 93. 1. 84, S., 93. 1. 200, et 24 mars 1891, D., 93. 1. 585, S., 93. 1. 198.

(1) On a fait remarquer cependant (Planiol, 3e édit., I, n. 2139, note) que, si les cours d'assises présentent moins de garanties que les tribunaux civils au point de vue de la connaissance du droit, il n'en est pas de même des tribunaux correctionnels, qui sont composés des mêmes juges que les tribunaux civils; et que, d'autre part, le législateur n'a pas hésité à confier aux juridictions répressives la mission de statuer sur certaines questions d'état (V. l'art. 198 en ce qui concerne le rétablissement de la preuve du mariage. Sur ce dernier point, v. Laurent, III, n. 472 el Proudhon, II, p. 97 s.).

(*) Demolombe, V, n. 265 et 266; Aubry et Rau, VI, § 544 bis, texte et note 23; Laurent, III, n. 471.

que lorsque les tribunaux civils auront définitivement statué sur la question d'état, de sorte que la justice criminelle est paralysée jusqu'à ce que la justice civile se soit pronon

cée.

D'après une jurisprudence constante, la disposition de l'art. 327 ne signifie pas seulement que l'action publique résultant d'un délit de suppression d'état doit être suspendue jusqu'à ce qu'il ait été prononcé définitivement sur la question d'état par le tribunal civil qui en est actuellement saisi; elle signifierait en outre que le ministère public a les mains liées, tant qu'il plait à l'enfant de ne pas saisir les tribunaux civils de son. action en réclamation d'état; de sorte que si, par négligence ou par collusion, les intéressés ne soulèvent pas la question d'état, l'action du ministère public sera paralysée. Un simple particulier pourrait donc ainsi tenir en échec l'action publique. Les décisions judiciaires invoquent en ce sens le texte même de l'art. 327 et les motifs sur lesquels il est fondé.

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L'art. 327 nous dit : « L'action criminelle... ne pourra commencer ». L'action criminelle. Par ces mots, la loi désigne l'action née directement du délit, c'est-à-dire l'action publique; l'art. 326 avait déjà parlé de l'action en réclamation d'état ne pourra commencer. Donc le texte ne veut pas dire seulement que le cours de l'action publique sera suspendu par suite de l'exercice de l'action en réclamation d'état. Il laisse entendre très clairement que l'action publique ne pourra même pas être mise en mouvement, tant que la réclamation d'état n'aura pas été portée devant les tribunaux civils et jugée définitivement par eux.

Les motifs pour lesquels l'art. 327 a été édicté confirment cette interprétation littérale du texte. Que se serait-il produit en effet, si l'action publique avait pu être intentée avant le jugement de l'action en réclamation d'état? C'est que, en supposant que cette dernière fût ensuite exercée, la question d'état ne serait pas arrivée vierge de préjugé devant le tribunal civil. Et celui-ci serait même lié par la décision rendue par le tribunal répressif, de sorte que la juridiction répressive aurait en définitive décidé du sort de la réclamation d'état.

Une pareille solution serait évidemment contraire au vœu de la loi (').

La grande majorité des auteurs approuve l'interprétation extensive que la jurisprudence donne de l'art. 327 (2). Ce n'est pas cependant que les objections manquent. Il est vrai que, parmi ces objections, il en est qui peuvent être assez aisément réfutées.

On invoque d'abord contre la solution généralement admise un argument d'analogie tiré de l'art. 3 du code d'instruction criminelle. D'après ce texte, l'action civile n'est suspendue jusqu'au jugement de l'action publique que lorsque l'action publique est «< intentée avant ou pendant la poursuite de l'action civile ». Par conséquent la maxime : le criminel tient le civil en état signifie que l'action publique intentée suspend le cours de l'action civilequi n'a pas encore reçu une solution définitive. La maxime retournée, qui résulte de l'art. 327 C. civ. : le civil tient le criminel en état, doit donc signifier que l'action en réclamation d'état intentée avant ou pendant le cours de l'action publique suspend l'exercice de celle-ci. En d'autres termes, de même que l'exercice de l'action civile, dans les cas ordinaires, n'est pas suspendu par la simple éventualité de l'exercice de l'action publique, de même, dans le cas qui nous occupe, l'exercice de l'action publique ne doit pas être suspendu par la simple éventualité de l'exercice de l'action civile.

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Cass..

Cass., 9 fév. 1810, J. G., ibid., S., 17. 1. 60. Cass., 30 mars 1823, J. G., ibid., S., 24. 1. 135. Paris, 10 janv. 1851, D., 51.

(') Cass., 10 messidor an XII, J. G., vo Paternité, n. 369, S., 4. 1. 366. 2 mars 1809, J. G., vo et loc. cit., S., 9. 1. 300. S., 11. 1. 57. Cass., 21 août 1812, J. G., ibid., 1813, J. G., ibid., S., 13. 1. 239. Cass., 24 juill. - Cass., 9 juin 1838, J. G., ibid., S., 38. 1. 1008. 2. 97, S., 52. 2. 265. Cass., 29 mai 1873, S., 73. 1. 485. D., 77. 1. 459, S., 77. 1. 433 et la note de M. Villey. Suppl., vo cit., n. 120, S., 84. 2. 13. 25 mars 1891, D., 93. 2. 63.

- Cass., 30 nov. 1876, Paris, 26 juin 1883, J. G.. Cass., 5 déc. 1885, D., 87. 1. 93. — Paris.

(2) Toullier, II, n. 903; Proudhon et Valette sur Proudhon, II, p. 93-96; Mangin, Traité de l'act. publ., I, n. 188 s.; Duranton, III, n. 165 (cpr. cep. n. 166 in fine); Zachariæ, et Massé et Vergé sur Zachariæ, I, § 160, note 25; Bertauld, Quest. et except. préjud., n. 7, note; Allemand, II, n. 841; Demante, II, n. 53 bis, II; Demolombe, V, n. 270; Héan, p. 198; Aubry et Rau, VI, § 544 bis, texte et note 25; Bonnier, Des preuves, I, n. 230; Huc, III, n. 53, 54; Planiol, I, n. 1406. - Contra: Merlin, Quest. de Droit, vis Quest. d'état, § 2; Marcadé, sur l'art. 327, n. 2; Richefort, I, n. 24; Laurent, III, n. 473.

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