Page images
PDF
EPUB

Nous ne croyons pas que cette objection soit fondée. La règle de l'art. 327 n'a en effet rien de commun avec celle de l'art. 3 C. I. crim.; elle statue en vue d'une action qui n'est pas du tout l'action civile du code d'instruction criminelle. On ne peut donc argumenter de l'art. 3 du C. I. crim., pour interpréter l'art. 327. Celui-ci n'est pas, à notre avis, un texte exceptionnel qu'il faille interpréter restrictivement. Il se suffit à lui-même. D'ailleurs, même en admettant, comme on le dit généralement, que l'art. 327 déroge à l'art. 3 C. I. crim., on pourrait faire remarquer (et ceci viendrait à l'appui du système de la jurisprudence) qu'il y a entre les deux textes une différence de rédaction. L'art. 3 C. I. crim. dit que l'exercice de l'action civile « est suspendu tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique intentée avant ou pendant la poursuite de l'action civile ». Il est donc certain que l'action civile peut, en vertu de ce texte,. être intentée avant l'action publique, sauf à être suspendue si l'action publique est intentée avant qu'elle soit définitivement jugée. L'art. 327 dit au contraire : « L'action criminelle ne pourra COMMENCER qu'après le jugement définitif sur la question d'état » ce qui semble bien signifier que l'action publique ne peut même pas être intentée tant que l'action civile n'a pas été définitivement jugée.

On tire aussi, contre le système général, un argument des travaux préparatoires, mais il ne nous paraît pas avoir une bien grande portée. Le législateur, dit-on, lorsqu'il a édicté la règle de l'art. 327, a voulu prévenir les fraudes consistant à saisir la justice criminelle de la question d'état, dans le but d'échapper à l'application des règles sur la preuve. Or de telles fraudes ne sont pas à craindre de la part du ministère public; il n'y a donc pas de raison pour paralyser son action (). - Il est vrai que ces motifs ont été invoqués au cours de la discussion, pour justifier les dispositions de l'art. 326 et de l'art. 327. Nous savons d'ailleurs que les craintes des rédacteurs du code étaient absolument vaines. Mais il paraît bien difficile de ne pas admettre que, par

(1) Locré, VI, p. 162, 203, 309.

action criminelle, l'art. 327 désigne l'action du ministère public, et dès lors l'argument perd toute sa valeur. D'ailleurs l'art. 18 du projet primitif décidait que l'action publique pourrait être intentée, nonobstant le silence gardé par la partie, et soumettait le ministère public, en ce qui concerne la preuve, à l'observation des conditions posées par l'art. 323. On écarta cette proposition, pour ce motif, inexact d'ailleurs, que la preuve par témoins est toujours admissible devant les tribunaux criminels, et l'on fit remarquer qu'il valait mieux refuser au ministère public le droit d'agir, tant que la question d'état ne serait pas jugée au civil (1).

On dit enfin, et c'est là l'objection qui nous paraît la plus grave, que les termes de l'art. 327 ne sont pas aussi absolus que le prétend l'opinion dominante. « L'action criminelle », dit cet article, « ne pourra commencer qu'après le jugement définitif sur la question d'état ». Cette disposition ne donnet-elle pas à entendre qu'il y a une question d'état engagée? La loi, qu'on le remarque bien, ne dit pas : après le jugement définitif sur l'état, mais bien sur la question d'état. Il faut donc qu'il y ait une question d'état; or la question d'état ne naît que quand elle est posée au juge, c'est-à-dire quand il y a une action intentée (2). —A cette objection, l'on répond que la loi parle bien de question d'état, et suppose par conséquent un débat sur l'état, mais qu'elle est conçue en termes généraux qui peuvent tout aussi bien faire allusion à l'instance non encore engagée sur la filiation, qu'à l'action qui est déjà intentée.

Quoi qu'il en soit, si la loi doit être interprétée dans le sens que lui donne la jurisprudence, elle mérite, nous semble-til, d'être critiquée. Doit-il dépendre d'un particulier d'arrêter le cours de la justice criminelle? Peut-on admettre surtout que l'impunité soit assurée au coupable, lorsque l'action

(1) D'après l'art. 323 du code civil néerlandais, qui consacre d'ailleurs, en principe, la règle de notre art. 327, le ministère public pourra, dans le silence des parlies intéressées, intenter l'action pénale pour suppression d'état, pourvu qu'il y ait un commencement de preuve par écrit, sur lequel il sera préalablement statué. Dans ce dernier cas, l'action publique ne sera pas suspendue par l'action civile. (*) Marcadé, sur l'art. 327, n. 2; Laurent, III, n. 473. — Cpr. discussion au Conseil d'Etat, séance du 29 fructidor an X Locré, V1, p. 162).

civile ne peut plus être exercée, soit par suite de la mort de l'enfant à qui cette action appartient, soit pour toute autre cause? A moins qu'on ne dise que l'intérêt de l'enfant, dont l'état a été supprimé ou compromis, domine et absorbe l'intérêt social, et que la loi a cru devoir, en se plaçant à ce point de vue, rendre la victime de l'infraction maîtresse de la poursuite criminelle, en ce sens que, tant qu'elle ne réclamera pas, la société n'aura pas le droit d'élever la voix (').

596. Quelle que soit la portée que l'on attribue à la disposition de l'art. 327, il est un point sur lequel tout le monde est d'accord: c'est que, le législateur ayant voulu, en l'édictant, empêcher que la question d'état soit préjugée par la décision rendue au criminel, il convient de restreindre l'application de l'art. 327 aux seuls cas où cela pourrait se produire. On est ainsi conduit aux conséquences suivantes :

L'art. 327 s'applique à la supposition de part, de même qu'à tout crime ou délit ayant eu pour effet de supprimer la preuve de la filiation, car la question de filiation se poserait nécessairement devant les juridictions répressives. L'impunité sera assurée au coupable, non seulement pour le délit de suppression d'état, mais même pour ceux qui se rattacheraient à celui-ci par un lien de connexité (2).

Mais l'art. 327 ne s'appliquerait pas, et la poursuite criminelle pourrait commencer sans attendre le jugement des tribunaux civils, si la décision des tribunaux criminels ne doit pas préjuger la question de filiation. Il en est ainsi dans les cas de recel, enlèvement ou exposition d'enfant (3).

(Cpr. Demolombe, V, n. 271. La cour de cassation a décidé le 2 juillet 1819 (J. G., yo Paternité, n. 372) que l'art. 327 cesse d'être applicable lorsque le décès de l'enfant a rendu impossible l'exercice de l'action en réclamation d'état. Dans le même sens, Mangin, op. cit., I, n. 190.

() V. les arrêts cités supra, p. 540, note 1. - Adde: Richefort, I, n. 149, 150; Mangin, op. cit., I, n. 184 s.; Demolombe, V, n. 273, 274; Héan, p. 200; Laurent, III, n. 476; Aubry et Rau, VI, § 544 bis, texte el note 24. Cpr. Allemand, II, n. 844: Bertauld, op. cit., n. 15, 18, 20, 23, 24, 26, 34; Demante, II, n. 53 bis, V. (3) Cass. Belg., 5 janv. 1822, J. G., vo Paternité, n. 371. Cass., 26 sept. 1823, J. G., ibid., S., 24. 1. 107. — Cass., 12 déc. 1823, J. G., ibid., S., 24. 1. 181. Cass., 8 juil. 1824, J. G., ibid. - Cass., 8 avril 1826, J. G., ibid., S., 27. 1. 10. Cass., 7 avril 1831, J. G., vis Acte de l'état civil, n. 505. — Cass., 1er oct. 1842, J. G., vo Paternite, n. 371, S., 42. 1. 417. Cass., 20 mars 1862, D., 67. 5. 162,

597. Il a été jugé que l'art. 327 doit être appliqué à l'action en dommages-intérêts et que l'enfant ne peut demander de dommages-intérêts à raison du crime ou du délit dont il se prétend victime, tant qu'il n'a pas fait constater son état par les tribunaux civils. Les motifs, non moins que le texte de l'art. 327, peuvent être invoqués en faveur de cette solution. L'action en dommages-intérêts, c'est-à-dire l'action civile du code d'instruction criminelle, paraît bien être une action criminelle dans le sens de l'art. 327. D'ailleurs, si l'enfant était admis à l'intenter avant d'avoir fait trancher par les tribunaux compétents la question d'état qu'elle soulève nécessairement, les inconvénients que le législateur a voulu écarter ne se produiraient-ils pas? (').

598. D'ailleurs l'art. 327 vise seulement la question d'état de filiation. Il suppose une réclamation d'état qui a été rendue nécessaire par un crime ou par un délit de suppression d'état. Nous en tirons les deux conséquences suivantes :

1o L'art. 327 ne s'applique pas, bien qu'il s'agisse de filiation, lorsque le crime ou le délit qui a été commis n'a pas mis l'enfant dans la nécessité d'exercer une action en réclamation d'état. Ainsi le titre de naissance de l'enfant a été détruit. Mais l'enfant a la possession de son état. L'auteur du délit peut être poursuivi devant les tribunaux répressifs. Il en serait autrement, si l'acte de naissance avait été seulement altéré de manière à rendre inopérante la possession de l'enfant (arg. art. 320) (*).

-

S., 62. 1. 847. Cass., 3 juil. 1862, S., 63. 1. 53. - V. les observations de Jollivet et de Treilhard, à la séance du Conseil d'Etat du 29 fructidor an X (Locré, Vl, p. 162 in fine); Toullier, II, n. 906; Allemand, II, n. 841, 842; Bonnier, op. cit., n. 231; Mangin, op. cit., 1, n. 190; Demolombe, V, n. 275; Héan, p. 202; Aubry et Rau, VI, § 544 bis, texte et note 24; Laurent, III, n. 477; Vigié, 1, n. 548: Huc, III, n. 55. Cpr. Cass., 30 nov. 1876, D., 77. 1. 459, S., 77. 1. 433. — Demante, 11, n. 53 bis, IV et V. — Contra Richefort, I, n. 152. (1) Paris, 20 fév. 1810, J. G., vo cit., n. 366.

n. 475; Huc, III, n. 56.

Héan, p. 200; Laurent, III,

(2) Toullier, II, n. 907; Proudhon, II, p. 96; Allemand, II, n. 841; Demante, II, n. 53 bis, IV (au cas cité par nous cet auteur ajoute celui où l'enfant serait porteur d'un extrait délivré avant la destruction des registres); Héan, p. 201; Bertauld, op. cit., n. 13 et 20. - Cpr. Duranton, III, n. 166. - Cass., 30 nov. 1876, supra.

2o L'art. 327 est sans application possible aux autres questions d'état. Ainsi la preuve de la célébration du mariage peut être faite devant les tribunaux répressifs, avant que cette question ait été tranchée par la juridiction civile ('). Cette solution résulte de l'art. 198, d'après lequel la preuve de la célébration du mariage peut être acquise à la suite d'une poursuite criminelle. Par exemple la cour d'assises, appelée à statuer sur une accusation de bigamie, peut se prononcer sur l'existence et la validité des deux mariages contractés successivement. La cour de cassation fait cependant une distinction: La cour d'assises peut incontestablement résoudre la question de l'existence du second mariage, car c'est là le corps même du délit dont la connaissance lui est déférée. Mais elle serait incompétente, lorsqu'il s'agit de décider sur l'existence et la validité de la première union. Cette question doit être réservée à l'examen des seuls tribunaux civils (').

La solution que nous venons de donner doit être maintenue même dans le cas où des enfants sont issus du mariage dont l'examen est soumis à la juridiction répressive. Il a cependant été jugé, en sens contraire, que les art. 326 et 327 doivent recevoir leur application. En effet, a-t-on dit, l'état des enfants est en question; le jugement qui sera rendu sur l'état d'époux aura une influence sur la légitimité des enfants (3). Mais les art. 326 et 327 sont relatifs à l'action en réclamation d'état; ils supposent donc que l'instance engagée a directement pour objet la filiation même de l'enfant. Or, dans l'hypothèse que nous envisageons, la filiation de l'enfant n'est aucunement en question; il ne s'agit pas de savoir quelle est la mère de l'enfant. Le jugement qui interviendra influera sans doute sur la légitimité de l'enfant ; mais

() Allemand, II, n. 841; Duvergier sur Toullier, IX, n. 152, nole a; Demolombe, V, n. 276; Bonnier, Des preuves, I, n. 233; Demante, II, n. 53 bis, VI; Héan, p. 202; Laurent, III, n. 477 in fine; Vigié, I, n. 548; Huc, III, n. 56.

(2) Note de la cour de cassation rédigée par M. le président Barris et approuvée par Merlin, le 12 novembre 1813, n. 8; Mangin, op. cit., I, n. 194; Merlin, Rép., v Bigamie, n. 2 (cpr. vo Légitimité, sect. IV, § 4, n. 5). (3 Grenoble, 9 déc. 1822, J. G., vo Paternité, n. 374. 67. 1. 355 et la note, S., 67. 1. 341.

PERS. IV.

[ocr errors]

Cass., 13 avril 1867, D.,

35

« PreviousContinue »