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a choisi tout exprès pour lui adresser cette exhortation, est précisément le seul où il n'y ait pas eu l'apparence d'une querelle, et où l'union soit restée inébranlable au milieu des plus grandes calamités. Officiers et soldats, magistrats et citoyens, ce petit peuple n'a présenté, depuis cinq ans, qu'un cœur et qu'une âme, et Bonaparte le sait mieux que personne, car c'est précisément parce qu'il n'a point pu désunir les fils de Tell qu'il a renoncé à être leur médiateur et ne s'est plus opposé au retour chéri de la liberté de leurs pères.

Aussi n'aurais-je pas même parlé de cette correspondance, si les lettres des autres cantons eussent été écrites avec la même retenue: mais comment passer sous silence celle de l'un d'entre eux, qui, non content d'adresser au Consul ses actions de grâces particulières, s'est ingéré à le remercier d'avoir donné à la Suisse des constitutions adaptées aux usages, aux moyens, et aux localités des différens

cantons!

Cette adresse du canton de Bâle, à laquelle j'avoue que j'étais loin de m'attendre, m'a cependant moins affligé que celle du canton d'Uri, qui se termine par ces mots :-"Si jamais quelque trouble devait encore malheureusement éclater dans une partie moins bien intentionnée de la Suisse, no us espérons au moins en préserver nos montagnes, etc."

Je souhaite me tromper; mais le sens de ce passage me paraît être que bien qu'ils aient adhéré au nouvel acte fédéral par lequel Bonaparte vient de les lier étroitement au reste de la Suisse, les habitans d'Uri s'en regardent comme séparés, comme rentrés dans leur ancienne association des Waldstetten, et que si la grande république juge à propos de re-' fondre les constitutions de tel ou tel autre canton, ou de s'incorporer le pays de Vaud, ils se proposent

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de rester spectateurs du nouvel incendie, pourvu que leurs montagnes n'en soient point atteintes.

C'est précisément là ce que Bonaparte désirait le plus, et leur résolution ne développe que trop à quel point il a déjà réussi dans son projet de briser tous les faibles liens, qui, jusqu'en 1798, avaient unis les membres de la confédération Helvétique.

Il ne s'est point contenté de répondre aux habitans d'Uri que leur lettre l'avait vivement touché: dans T'espoir d'associer à leur défection celle des autres cantons démocratiques, il a chargé le général Rapp de s'y rendre, pour assurer M. Réding de sa baute bienveillance, et lui garantir que "dans le cas même où les autres cantons, en négligeant de se conformer à l'acte de médiation, l'obligeraient à prendre des mesures contre eux, ces mesures ne s'étendront jamais aux petits cantons dont la liberté et l'indépendance seraient toujours protégées."

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M. Réding a publié cette étrange communication, sans y ajouter aucune espèce de commentaire, et certes elle n'en avait pas besoin pour mettre au grand jour que dans un nouvel accès de loyauté le législateur de l'Helvétie lui fait déjà des avances pour l'engager à mettre de côté l'acte fédéral qu'il venait de dicter à la Suisse, et dont le premier article lie expressément tous les cantons à voler au secours les uns des autres, à se garantir leur liberté et leur indépendance contre les puissances étrangères. On voit que pour mieux cimenter l'union des dix-neuf fédérés, l'auteur de cet acte invite déjà six d'entre eux à fermer les yeux sur le sort qu'il réserve aux treize autres.

Tels sont les auspices sous lesquels M. D'Affry a reçu l'ordre de les convoquer tous à Fribourg, pour s'occuper de traités d'alliance et de commerce avec les puissances voisines, et pour procéder à la liquidation de leur dette nationale dont l'origine remonte aux emprunts forcés de Masséna. J'ignore

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jusqu'à quel point le honteux espoir de se partager le trésor de Berne achevera de remettre les confédérés aux prises; mais je tremble qu'en leur offrant l'expectative de cette dépouille, Bonaparte n'ait réussi à jeter parmi eux une nouvelle pomme de discorde. En associant à la maxime des anciens tyrans divide et impera, celle de se faire partout des complices, il l'a perfectionnée au delà de ses espérances. Si les Suisses donnent les mains à l'œuvre d'iniquité qu'il leur propose, c'en est fait pour eux de toute morale publique lorsque leur corrupteur en viendra à s'approprier tel ou tel canton, ils auront perdu jusqu'au droit de s'en plaindre, et la diète de Fribourg celle se trouvera maîtrisée de la même manière que de Ratisbonne.

Au milieu de la subversion où Bonaparte a plongé la Suisse, et aussi long-temps qu'il n'en retirera pas ses troupes, ce n'est point par les adresses mensongères qu'elles viennent d'arracher à tel ou tel canton, qu'on peut se faire une idée de ce qui s'y passe. Pour bien juger cette malheureuse contrée, il faut la diviser en quatre parties très-distinctės les sentimens qui y règnent.

par

19. Les cantons populaires qui comprennent Schwitz, Uri, Underwald, Appenzell, Glaris, Zug et même les Grisons. Ces sept cantons ont peine à croire à leur miraculeuse délivrance, et sont si effrayés de l'inextricable confusion où se trouve le reste de la Suisse, qu'ils commencent à s'isoler et à détourner leurs regards de ce qui se passe autour d'eux. Ceci nous explique pourquai ils n'attachent jusqu'ici aucune espèce de prix à la nouvelle dignité de Cantons Directeurs, au partage de laquelle Bonaparte n'a point jugé à propos de les appeler.

2. Les habitans des pays de Vaud, d'Argovie, de Thurgovie, de Saint Gall et du Tessin, qu'il a

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proclamés cantons indépendans en les déliant de l'allégiance qu'ils avaient jurée à leurs souverains. Ce qui rend leur émancipation une véritable crise pour eux, c'est qu'il s'y trouve si peu d'hommes propres aux affaires publiques, que les anciens baillages Italiens ont été obligés d'introduire plusieurs moines dans leur conseil législatif. Autant que j'en puis juger, les opinions des peuples de ces nouveaux cantons sont fort divisées sur l'avantage ou le désavantage de leur indépendance. Je crois cependant qu'ils s'en réjouissent assez généralement, excepté dans l'Argovie où la majorité désire et désirera de plus en plus rentrer sous la tutèle de l'ancien gouvernement Bernois. Mais c'est pour cela même que Bonaparte avait confié l'organisation de ce nouveau canton au désorganisateur Dolder qui a déjà réussi à s'y faire nommer citoyen Président, et s'est empressé de remercierson protecteur d'avoir rendu aux Argoviens la constitution fondée par leurs ancêtres.

3. Les sept cantons, de Berne, Zurich, Lucerne, Soleure, Fribourg, Shaffouse et Bâle qui viennent de se reconstituer selon les ordres de Bonaparte, et où, en dépit de lui, les électeurs ont donné presque exclusivement leurs suffrages aux anciennes familles. Le triomphe de celles-ci a même été tel, que sur les 195 membres des nouveaux conseils de Berne, on n'en compte pas moins de 122 patriciens. Mais d'un autre côté, le pacificateur de la Suisse avait si bien pris ses mesures pour favoriser les chefs du parti anarchiste, que Ochs a réussi à se glisser dans le petit conseil de Bâle, et Ruttiman dans le grand conseil de Lucerne, où leur faction aura, ainsi qu'à Zurich, une minorité très-faible quoique suffisamment active pour y tenir les partis en état de fièvre.

40. Le Valais séparé pour jamais de la Suisse, et déclaré république isolée et indépendante, sous la

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seule condition de donner à la France le libre et perpétuel usage d'une route commerciale et militaire.-La Valteline incorporée à la république Italienne, incorporation qui leur répugne également.---Enfin la république de Genève et les villes de Bienne et de Mulhouse que la grande nation a confisquées à son profit. C'est là, c'est surtout à Genève que sont les regrets les plus profonds, et qu'on voue au bienfaiteur de l'Helvétie, de la manière la moins déguisée, tous les sentimens qui lui sont dus. Qu'il essaye de solliciter des Genevois une lettre d'actions de grâces pour les avoir annexés au meilleur des peuples. Un cri unanime lui répondra :

For this we may thank Adam; but our thanks
Shall be our execration.

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