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En résumé, la méthode directe est toujours et incontestablement préférable; mais pour la rendre susceptible d'une application générale, il faudrait une loi qui forçât le citoyen, et surtout le cultivateur, l'industriel, le commerçant, de répondre consciencieusement aux questions posées par la Statistique, sous peine d'être pendu, roué, écartelé, et plus encore, pour chaque mensonge. Cette loi n'ayant aucune chance d'être adopté de sitôt, il est injuste de crier trop fort contre les chiffres résultant d'une induction prudente, pourvu: 1o qu'on ne l'emploie qu'à défaut de renseignements obtenus par la méthode directe, et 2° qu'on avertisse le lecteur en lui faisant connaître les bases et les unités dont on s'est servi. S'il se soumet à ces restrictions, l'honneur scientifique du statisticien est sauf. Jusqu'à présent, nous n'avons considéré la méthode que relativement aux modes de recueillir les éléments de la Statistique; examinons-la maintenant au point de vue de leur élaboration.

La méthode qui doit présider à l'élaboration des éléments de la Statistique, consiste dans l'emploi des moyens de contrôle particuliers à chaque nature de renseignements, d'après un plan dressé avec soin et suivi avec persévérance. Le but de ce plan serait non-seulement de rendre certaine et pour ainsi dire mécanique, la rectification des erreurs matérielles, mais encore de faire ressortir les défauts d'un ordre supérieur, les exagérations, atténuations et autres altérations de la vérité. Une opération de cette nature, faite sans plan, n'offre aucune espèce de garantie.

Le travail de l'élaboration consiste dans l'examen de la valeur intrinsèque des chiffres, dans la rectification des erreurs de calculs et de copie, dans la correspondance avec les autorités locales ou les personnes qui ont fourni les éléments, et enfin dans une série d'opérations arithmétiques qu'il est inutile d'indiquer ici. Plus on aura mis de soin à tracer le plan de ces opérations, plus il sera facile d'en exposer convenablement les résultats.

La méthode d'exposition, ou le mode de présenter la Statistique, se divise en 1° méthode synoptique, qui se borne à donner les faits numériques sous forme de tableaux; 2o méthode graphique, qui vise surtout à faire saisir d'un coup d'œil les degrés d'intensité, au moyen de gradations de teintes, de courbes ou de lignes de différentes longueurs ; 3° méthode raisonnée, qui accompagne les chiffres des explications et déductions qui paraissent devoir en faciliter l'intelligence.

La méthode graphique a une valeur très-secondaire, parce qu'elle comporte rarement la rigueur nécessaire dans les travaux scientifiques. Elle a cependant son utilité et mérite d'être encouragée dans une certaine

mesure.

La méthode raisonnée est dans beaucoup de cas la meilleure. Souvent le chiffre seul ne suffit pas, et l'interprétation de l'auteur est nécessaire pour en faire saisir toute la portée. Seulement, il y a là quelquefois un écueil, c'est que l'auteur peut défendre une thèse, ou se laisser influencer par ses préférences.

Par cette raison, la méthode synoptique est celle que le statisticien et même l'administrateur préfère. N'ayant devant lui que des tableaux, il n'a à craindre qu'une chose très-rare, l'altération volontaire des chiffres, et un défaut plus commun: les fautes typographiques. En revanche, il ne court aucun risque d'être séduit par des raisonnements spécieux.

Toutefois, ce ne sont pas, en général, les statisticiens de profession qui soutiennent des thèses ou défendent une opinion préconçue, mais plutôt les personnes qui consultent accidentellement la Statistique pour un besoin du moment. Les statisticiens ont avant tout l'ambition de découvrir ce que les chiffres disent réellement et spontanément; ils ont rarement un intérêt à les inspirer. Ils ne se passionnent pas habituellement pour une opinion reçue et enregistrent avec impassibilité, nous dirions presque, avec une égale indifférence, les faits statistiques qu'on peut considérer comme favorables ou défavorables.

Qu'on veuille bien le remarquer et nous insistons sur ce point, l'indifférence (continuons d'employer ce mot), relativement aux déductions qu'on peut tirer de ces chiffres, n'implique en aucune façon que le statisticien néglige l'exactitude et les autres conditions ou qualités élémenmentaires de son travail. Bien au contraire, il n'en scrutera qu'avec plus de sévérité, d'impartialité et de persévérance la valeur des données premières.

Une Statistique dressée sans autre préoccupation que la vérité n'est pas, du reste, celle qui échappe le mieux aux reproches. On lui impute de fournir des armes à la fois pour et contre une opinion. Si la Statistique se trouvait seule dans ce cas, nous en serions vraiment ému; ce qui nous tranquilise, c'est qu'on fait (à tort ou à raison) le même reproche aux saintes Écritures, aux Codes (de tous les pays) et à plusieurs sciences; la Statistique se trouve donc en fort bonne compagnie. Pour ne pas sortir de notre cadre, nous nous bornerons à expliquer, en ce qui la concerne seulement, ce fait qui a paru choquer plusieurs personnes, mais qui nous semble tout naturel.

On peut dire d'une bonne Statistique qu'elle est un miroir qui reflète fidèlement la vie. Or la vie politique et sociale est le résultat d'un concours de causes nombreuses et variées qui se secondent, se combattent ou se neutralisent, et qui ont une puissance inégale selon les temps et les licux. Tantôt une cause unique l'emporte sur un groupe de causes, tantôt une combinaison victorieuse pendant un moment est vaincue par une autre qui, à son tour, subit de nouvelles influences, de sorte qu'il se forme presque à chaque instant de nouveaux groupements. C'est là la loi de la société.

Seulement, ce mouvement perpétuel des causes, dont un grand nombre nous sont même cachées, nous empêche de suivre et de mesurer l'effet de chacune d'elles. Il en est beaucoup que nous nions, faute de les voir, de sorte que nous faisons une fausse attribution de leurs effets.

Les effets, d'une nature plus palpable, sont aussi mieux constatés. Mais

l'erreur est ici encore assez commune. On n'est en général frappé que du résultat principal tandis qu'on ignore, ou dédaigne, les résultats accessoires. Ces derniers peuvent cependant prendre des proportions telles, qu'ils contrebalancent le résultat principal, comme les exceptions l'emportent quelquefois sur la règle. La Statistique doit reproduire exactement toutes ces nuances des faits, mais il n'est pas certain que nous puissions les apercevoir à la fois, ou qu'elles frappent la vue de chacun de nous de la même façon. Selon nos positions respectives, nous ne voyons souvent que la médaille ou son revers; sans cela comment expliquer les pleurs d'Héraclite en présence du rire de Démocrite?

Donc, l'écueil à éviter, lorsqu'on veut remonter aux causes des faits sociaux, c'est de les attribuer trop exclusivement à une cause unique. A peine si l'on peut admettre les causes prédominantes. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple entre mille, avant 1853 les droits d'entrée sur les bœufs étaient de 55 fr., et les autres bestiaux étaient imposés en proportion. Si l'on avait dit alors à certaines personnes que les droits allaient être supprimés, elles auraient craint de voir la France inondée de viande étrangère ; il y avait dans cette crainte une apparence de raison, car la viande était alors, sur tcut le continent, moins chère qu'en France. Pourtant les droits ayant été abaissés au point de devenir nominaux (3 fr. par tête), les importations ont, il est vrai, augmenté, mais sans rien produire qui ressemblât à une inondation, puisque le prix des bestiaux a continué de hausser.

Il s'en suit que la seule différence des prix entre deux pays n'est pas une raison suffisante pour que, dans tous les cas, la contrée où les prix sont plus élevés attire la marchandise. Et nous supposons ici que la différence soit assez forte pour couvrir tous les frais de transport, les ris ques, les bénéfices plus grands que demandent les personnes qui envoient leurs marchandises au loin, et les chances aléatoires de toute nature.

Dans l'exemple que nous avons choisi au hasard, les causes qui empêchent une inondation de notre marché en espèces ovine et bovine peuvent être, a priori:

1o Le faible excédant de la production étrangère (nous croyons que c'est là réellement une des causes).

2o Le peu de goût des Français pour la viande (improbable, puisque la consommation augmente).

3° L'insuffisance des revenus des consommateurs (contredit par les faits). 4o Des prohibitions ou des droits prohibitifs de sortie (il n'en existe presque pas).

5° La concurrence d'autres marchés plus avantageux (par exemple, celui de l'Angleterre), où les prix sont plus élevés, les transports plus faciles ou moins coûteux, où l'on est peut-être seulement attirés par la force des habitudes et des relations établies. Car quoique le commerce soit la moins routinière des industries, il lui est impossible d'échapper complétement à la loi commune des hommes qui consiste dans une lutte entre le mouvement et l'inertie.

Nous n'avons énuméré ici qu'une partie des causes possibles, car nous avons omis l'influence des mœurs et des préjugés, l'extension de la consommation dans les pays producteurs, l'effet des règlements administratifs, le défaut de capitaux entreprenants, la rareté du crédit et mille autres circonstances dont l'action est moins sensible ou moins visible.

Nous demanderons enfin, si l'on est toujours sûr de distinguer, dans chaque cas particulier, la cause principale des causes accessoires?

Lorsque la Statistique paraît donner des armes à la fois pour et contre une opinion, cela provient de ce que les adversaires ne poursuivent chacun que son idée et non les faits. On est si heureux d'avoir trouvé ce qu'on prend pour une loi ou pour une règle, qu'on s'aveugle involontairement sur les infractions et les exceptions. L'adversaire ne manque pas alors de les relever. Nous avons déjà dit ailleurs que, pour être dans le vrai, pour être inattaquable, il ne faut jamais oublier d'énoncer en même temps la règle, c'est-à-dire les cas fréquents, avec les exceptions, ou les cas rares. Sinon, vous courez le risque de vous voir démentir, lorsque vous dites, par exemple, que l'année a 365 jours, cette règle n'énonçant pas l'exception représentée par les années bissextiles.

N'imputons pas à la Statistique la faute de ceux qui s'en servent mal. Et nous ne parlerons pas ici du groupement artificiel ou artificieux des chiffres, ce serait être trop exigeant que de vouloir qu'on abuse de tout, sauf de la Statistique. Nous soutenons seulement que lorsqu'on la consulte de bonne foi et qu'on embrasse l'ensemble des faits, il ne serait pas difficile de découvrir la synthèse qui concilie les contradictions apparentes.

Malheureusement la Statistique est une des sciences que tout le monde croit posséder par intuition, à tel point, que quelques auteurs lui ont même contesté la qualité de science. Il y ont vu, tout au plus, un art. Acceptons l'art, puisqu'on peut tout faire artistement, même des tableaux de chiffres; mais n'en revendiquons pas moins pour elle la qualité de science. Pour parler sérieusement, la Statistique n'étant pas une théorie abstraite, une pure spéculation transcendante, mais une science donnant lieu à de continuelles applications, elle a dû faire naître, comme toutes ses sœurs, un art correspondant; mais cela n'empêche pas, et il sera facile de le démontrer, qu'elle forme une branche spéciale du savoir humain.

La Statistique renferme, en effet, des notions qui lui sont propres. Lorsque vous dites: la France a 36,000,000 d'habitants, vous énoncez un fait ou une donnée purement et exclusivement statistique. La géographie, la politique, l'économie politique et d'autres sciences peuvent la lui emprunter, mais elle ne leur appartient pas. On trouve ces chiffres, il est vrai, dans les traités de géographie, mais c'est au même titre que les notions de géologie, de météorologie, d'histoire naturelle, etc. Du reste, les sciences se soutiennent et se complètent mutuellement et pourvu que

le géographe veuille bien reconnaître qu'il a pris tel chiffre dans telle publication statistique, nous n'y voyons aucun mal.

La Statistique agricole, industrielle, commerciale, judiciaire, financière, la Statistique des cultes, de l'instruction, de la bienfaisance, des voies de communication, des consommations, etc., renferment des données d'une haute importance, susceptibles d'être classées et de former un ensemble digne de figurer à côté de plusieurs branches du savoir humain auxquelles personne ne conteste la qualité de science. Ces données sont d'une nature particulière, sui generis, leur absence formerait une véritable lacune, et aucune classification ne saurait les ranger sous le nom d'une autre science.

Ces points étant reconnus par la majorité des auteurs, il est inutile d'insister; il sera seulement utile d'examiner ici si la ligne de démarcation entre la Statistique et l'économie politique est si difficile à tracer qu'on le pense généralement.

Et d'abord, on ne saurait tirer aucune déduction défavorable contre deux sciences de ce fait qu'elles ont un domaine commun, ou de ce que les notions qui leur sont propres se confondent quelquefois. En disant que l'olivier croît en France, en Italie, en Afrique, etc., est-ce une notion de géographie ou de botanique qu'on énonce? N'a-t-on pas établi une véritable promiscuité scientifique en inventant le mot malheureux de GEOgraphie des plantes? D'un autre côté, le savant qui emploie la pile électrique pour décomposer un corps, fait-il de la chimie ou de la physique?

On peut donc admettre, sans blesser aucune susceptibilité, que la Statistique et l'économie politique se pénètrent et se confondent en certains points. Mais en conclure que le statisticien, chaque fois qu'il raisonne ses chiffres, empiète sur le domaine de l'économie politique, c'est aller trop loin. Il n'est pas de science qui soit restreinte à une simple nomenclature, et la seule existence d'une statistique comparée ou d'une méthode raisonnée (voir plus haut) prouve que le statisticien reste sur son terrain en tirant des chiffres les déductions qu'ils comportent.

Mais, dira-t-on, l'économiste emploie des chiffres pour appuyer ses démonstrations.

Nous répondons: Tout dépend ici du point de départ. Lorsque l'économiste expose un fait ou une doctrine économique, quelle que soit la quan· tité de chiffres qu'il emprunte à la Statistique à titre d'arguments, il reste sur son domaine. La Statistique lui sert seulement d'instrument; de même que nous sommes impressionnés par les changements de température sans pouvoir en préciser exactement les degrés sans le secours d'un thermomètre, telle la Statistique sert à donner aux observations de l'économiste la rigueur qu'il lui faut pour s'assurer lui-même et convaincre les autres de la justesse de ses vues.

Lorsqu'au contraire les chiffres sont le point de départ d'une série de conséquences, toute la série appartient au statisticien, même lorsqu'il

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