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marche. C'est là une de ces définitions qu'on donne dans un salon, qu'on reçoit avec un sourire approbateur, et qu'on oublie ensuite, parce que le mot est trop sérieux pour être colporté. Mais il ne l'est pas assez pour figurer en tête d'un traité, et encore moins pour être discuté longuement (1).

Nous n'enrichirons donc pas la science d'une nouvelle définition de la Statistique. Nous croyons devoir nous borner à adopter, en l'amplifiant légèrement, celle donnée il y a un siècle par le professeur Achenwall (mort en 1772) à qui la Statistique doit son nom. Selon le parrain de notre science, la statistique est la description de la situation, de l'état (status) d'un pays ou d'une partie d'un pays, soit qu'il s'agisse d'une localité particulière ou d'un ordre de faits déterminé. On distingue ainsi la Statistique générale, des statistiques partielles ou spéciales. La description de plusieurs pays, réunie dans le même ouvrage, constitue la Statistique universelle. Est-il besoin de dire que le pays comprend ici ses habitants constitués en société et en corps politique.

Lorsque la Statistique se borne à ce travail relativement élémentaire, on peut l'appeler Statistique descriptive. Mais souvent le statisticien va audelà de ces limites restreintes: il compare, soit les situations de divers pays dans le présent et dans le passé, soit aussi un certain ordre de faits dans le même pays à diverses époques. Il forme ainsi la Statistique comparée. Les deux mots descriptive et comparée n'indiquent pas ici des sciences, pas même des branches différentes; ils caractérisent seulement, si l'on peut dire ainsi, le degré d'intensité, ou la profondeur donnée à la description; mais la Statistique descriptive compare et la Statistique comparée décrit la science est une et, pour le moment, indivisible. Du reste, quelle que soit la variété des formules employées pour définir la Statistique, tous les auteurs ont en vue le même objet; seulement, avant d'en être convaincu, on a dû examiner minutieusement leur pensée, soit en analysant les termes de leur définition, soit en en cherchant la clé dans leur œuvre même.

La Statistique comparée comprend ce qu'à tort, on a appelé statistique mathématique, statistique abstraite et même arithmétique politique.

L'arithmétique politique est un mot dont l'usage se perd; les statisticiens ne le mentionnent plus que pour mémoire. Il a décoré le titre d'un petit nombre d'ouvrages seulement, et il n'y a peut-être pas deux d'entre eux qui traitent la même matière. Nous renvoyons le lecteur à l'énumération qu'en fait M. Joseph Garnier, dans l'article du Dictionnaire de l'économie politique. En dernier lieu, l'arthmétique politique était devenue l'une

(1) Combien de pages n'a-t-on pas remplies de discussions sur le point de savoir si la Statistique devait ou non se borner à décrire l'état présent d'un pays. Il est bien entendu que le statisticien est un homme trop positif pour prétendre décrire l'état futur; vous croyez peut-être qu'on aurait voulu répudier le passé? Aucunement. L'état antérieur est trop souvent l'explication naturelle, indispensable de la situation actuelle pour qu'on ait pu soutenir une idée aussi absurde. On voulait seulement déterminer le moment précis qui constitue le « fugitif présent; » on parlait d'un présent successif, d'un présent présent (vraie vérité) etc. Tout cela nous paraît stérile.

des applications du calcul de probabilité, et quelques statisticiens ne paraissent même connaître ou reconnaître que cette acception. Or, en se servant de la méthode du calcul de probabilité pour tirer certaines conséquences de quelques éléments de Statistique, on procède en réalité par voie de comparaison. La comparaison peut être faite entre des données composées aussi bien qu'entre des éléments simples. Si vous dites: la France a 36 millions d'habitants, la Belgique 4 millions, donc la France a une population neuf fois plus grande, vous mettez en regard des éléments simples, et vous vous arrêtez aux premières conséquences. Car le fait de la supériorité numérique de la population française peut être le point de départ de toute une série de conséquences.

D'un autre côté, si avec M. Quetelet vous prenez, pour chaque âge, le nombre des individus décédés dans une année ou mieux encore dans une période donnée, si vous comparez chacun de ces nombres avec le nombre correspondant des individus vivants du même âge, vous aurez, au moyen de quelques opérations arithmétiques, la plus parfaite table de mortalité qu'on puisse dresser.

Et quand on combine un tableau de la vie probable, fait-on autre chose que comparer les chances de vie d'autant de séries d'individus qu'on a formé de classes d'âge. Que des institutions de diverses natures s'emparent de ces chiffres pour les utiliser selon leurs vues, cela ne regarde plus le statisticien son œuvre achevée, elle appartient au public, qui en useou en abuse, sans que l'auteur ait plus rien à y voir.

L'arithmétique politique, si tant est qu'on veuille conserver ce mot, n'est donc qu'une partie de la Statistique comparée.

La Statistique mathématique indique seulement, et assez imparfaitement encore, la méthode employée; le terme de Statistique comparée, au contraire, fait connaître la chose; le choix entre ces deux expressions ne saurait donc être douteux.

La Statistique abstraite, que nous n'avons trouvée que dans un ou deux ouvrages, n'exprime en aucune façon la chose, parce que la Statistique comparée est quelque fois très-concrète, très-réelle.

En résumé, la première et la plus simple de toutes les définitions de la Statistique est en même temps celle qui comprend, sans qu'on ait besoin d'en forcer le sens, toutes les matières qui lui ont été attribuées par l'ensemble des auteurs ou que ces derniers ont traitées dans leurs ouvrages conformément ou contrairement à leurs définitions.

L'objet de la Statistique ressort déjà de sa définition. On a demandé, si la Statistique devait constater les faits politiques ou les faits sociaux ? Nous répondons : les uns et les autres, puisque ces faits se complètent et ne peuvent souvent pas être distingués les uns des autres.

Ainsi, quelques statisticiens ont énuméré les têtes de chapitre sous lesquels les matières statistiques doivent être rangées. Ils ont dit que la Statistique devait s'appliquer au territoire, à la population, à l'agriculture, à l'industrie, etc., etc. Nous demandons, si le territoire, la population, etc.

sont des faits politiques ou sociaux? L'étendue d'un État et le chiffre de sa population sont certes des données politiques de premier ordre. D'un autre côté, conçoit-on une société indépendante du territoire qu'elle habite. Est-ce qu'une société ne fait pas plus ou moins de progrès, selon qu'elle est nombreuse ou non, dense on clairsemée? D'un autre côté, est-ce que le degré de richesse, la nature des occupations d'un peuple (agriculture, commerce, etc.) ne sont pas des faits politiques? Mais pourquoi insister, lorsqu'il est évident que chaque fait social touche à la politique, et chaque fait politique à l'état social.

L'énumération des têtes de chapitres dont nous avons parlé a été une idée malheureuse, à cause de la difficulté d'être complet et du danger qu'on court de voir des lacunes involontaires considérées comme des exclusions systématiques. Les uns oublient la Statistique des cultes, de l'instruction publique; d'autres passent sous silence l'armée, la marine; d'autres encore omettent des renseignements divers non moins importants. Ces énumérations faisant naître l'idée d'une exclusion qui n'est pas toujours dans l'intention de l'auteur, il conviendrait de se borner à des formules générales telles que la suivante: Est du domaine de la Statistique, tout renseignement qui contribue à faire connaître la situation d'un pays, un état social ou un ordre de faits quelconques en relation avec la vie intellectuelle, morale ou matérielle d'une nation.

Les limites de la Statistique sont à beaucoup d'égards fixées par l'énoncé de son objet. Toutefois, il ne sera pas sans utilité de faire remarquer que les mots de faits politiques et sociaux doivent être pris dans le sens le plus large possible. La Statistique étant l'instrument dont se servent plusieurs sciences expérimentales (et pas seulement l'économie politique), le statisticien peut être appelé à recueillir des renseignement qu'à première vue, on ne considérera ni comme sociaux, ni comme politiques. Telles sont, par exemple, les causes des décès; question purement médicale, dont se sont de préférence occupés les médecins, parmi les membres des divers Congrès de statistique. Néanmoins, si l'on parvenait à généraliser ces recherches sur les causes de décès, il en sortirait des résultats d'une grande importance sociale. C'est ainsi encore, qu'au Congrès de statistique de Vienne, on a proposé de relever un certain nombre de phénomènes périodiques de la nature, afin de déterminer les signes précurseurs et indicatifs des saisons et surtout la date de leur commencement et de leur déclin. C'est le travail du naturaliste qu'on impose au statisticien, mais c'est pour un but social.

N'a-t-on pas réuni des observatoires météorologiques (Berlin) ou des bureaux de topographie (Stuttgard) avec les services statistiques. Il y a certes de la parenté entre la météorologie, la topographie et la Statistique, mais il n'y a pas identité. Leur réunion peut cependant avoir des avantages dignes d'être pris en considération, et si nous sommes bien renseigné, ces avantages sont réels. Mais ce sont là des questions administratives et comme telles, étrangères à notre cadre.

Relativement aux limites de la Statistique, il a été soutenu encore que l'on ne devait relever que les faits variables. Il est pourtant quelques renseignements fondamentaux, tels que la superficie d'un État, la longueur des cours d'eau, etc., dont le statisticien ne saurait se passer. Faudra-t-il les négliger? Personne ne le conseillera. Seulement, il suffira de constater une fois pour toute ces données fixes, tandis qu'il faudra renouveler périodiquement les faits variables. Il en résulte, qu'en principe, la Statistique comprend aussi des faits qui ne se modifient pas, tandis que dans la pratique le statisticien n'aura à s'occuper que de ceux qui sont dans un état continuel de changement. Il devra même les suivre d'aussi près que possible. Car, si le savant trouve souvent un grand intérêt à étudier des situations se rapportant à des époques passées depuis longtemps, l'administrateur ne peut appuyér ses mesures que sur des données ou des renseignements contemporains. On prend une décision en vue d'un besoin actuel.

La proposition que nous venons d'écrire répond indirectement à une autre question posée par des statisticiens, la voici: Le langage de la Statistique consiste-t-il uniquement en chiffres?

Une Statistique sans chiffres nous paraît une expression contradictoire. Supprimer les chiffres, c'est remplacer par des énoncés indéterminés les nombres qui, à défaut de la vérité absolue que l'insuffisance de nos moyens d'investigation ne nous permet pas de saisir, nous indiquent du moins la pensée exacte de celui qui les énonce; tandis qu'en se servant de mots comme beaucoup, peu, etc.; on reste entièrement dans le vague. Beaucoup, cela veut dire un million ou cent millions? Comment un administrateur prendrait-il une mesure sur un renseignement aussi peu défini, ou comment en faire le point de départ d'un raisonnement mathématique ?

Donc les chiffres sont indispensables. Mais comme pour bâtir une maison en pierres, il ne suffit pas de réunir des pierres, et qu'il faut encore employer un ciment; de même les chiffres seuls ne répondent pas toujours à tout. Il faut souvent les expliquer, faire connaître leur origine, de quoi ils se composent, rappeler les faits contemporains qui ont pu les influencer, etc. Ces explications sont surtout nécessaires, quand on vent comparer divers pays ou des époques différentes. Elles feront éviter de réunir sous la même rubrique des choses qui ne se ressemblent pas.

On n'a pas assez tenu compte de cette circonstance, pourtant généralement admise en principe. Ce qui l'a fait négliger, c'est un certain besoin de synthèse qui nous pousse vers les généralisations. C'est ce même besoin qui a porté beaucoup de staticiens à rechercher des lois.

Or, la Statistique peut-elle découvrir ou poser des lois?

Si l'on met en regard, d'un côté, le sens absolu donné avec raison au mot loi, et de l'autre, les résultats statistiques qu'on décore quelquefois de ce titre, on s'étonne que tant d'esprits distingués puissent parler des lois statistiques.

Montesquieu définit la loi un rapport n 'cessaire qui dérive de la nature des choses. Ajoutons que ces rapports nécessaires supposent l'existence d'une

force, « la nature des choses. » Une force est essentiellement active; c'est une cause en permanence qui, chaque fois qu'elle se rencontre avec un objet sur lequel elle peut agir, produit toujours le même effet.

L'homme ne saurait concevoir une cause dont les effets ne seraient pas toujours identiques à eux-mêmes; lorsqu'on découvre des faits variés, on conclut à une multiplicité de causes. En d'autres termes : les lois sont des rapports simples (cause unique), des nécessités, tandis que les rapports compliqués (causes multiples) ne peuvent constituer que des faits (des accidents) et ne donner lieu qu'à des probabilités.

La Statistique a pour objet des faits politiques et sociaux, faits essentiellement variables et compliqués, elle ne saurait donc jamais découvrir ou poser des lois; elle ne pourrait indiquer que des probabilités ou des tendances (1).

Dans le monde, on ne distingue pas toujours la certitude d'une probabilité plus ou moins grande; dans la science, on devrait être plus rigoureux et employer les termes propres. De plus, quand on examine le peu de probabilité qu'ont pour elles certaines données posées comme lois, on reste confondu. On a un chiffre applicable à une ville, même à un pays, mais seulement pour une époque très-restreinte, chiffre qui ne s'applique ni aux autres époques, ni aux autres pays, ni à plusieurs villes, et on l'appelle loi. On dit aussi (quel emploi abusif du mot): c'est la loi statistique de cette ville pour telle époque. Parler ainsi, c'est considérer les termes opposés de fait (accidentel) et de loi comme identiques. Qui dit loi, dit nécessité; en constatant une nécessité, on prévoit des effets. L'astronome opère au moyen de lois, aussi peut-il prévoir le retour des phénomènes célestes. Le statisticien n'est pas confiné non plus dans le passé, mais il ne saurait prévoir avec certitude. Moins heureux que l'astronome, il ne connaît pas toujours les causes des faits qu'il a enregistrés; ces faits sont trop compliqués pour qu'il en saisisse les lois, ou, si l'on veut, les causes sont trop nombreuses pour qu'il puisse faire la part de chacune d'elles; aussi ses prévisions de l'avenir se réduisent-elles à des probabilités.

Qu'on ne croie pas, du reste, que nous voulions diminuer l'importance de la Statistique, ou rejeter les ressources qu'elle offre en indiquant des tendances ou des probabilités plus ou moins grandes. De précieuses institutions sont fondées sur ces données, et d'autres encore peuvent être créées sur de nouvelles combinaisons. Les bases de ces institutions (assu

(1) Nous n'envisageons ici la Statistique que comme l'une des sciences politiques et sociales; mais on peut aussi donner le nom de Statistique à un procédé de l'esprit humain, oublié dans les traités de logique, mais d'un emploi très-fréquent. Ce procédé, quand il s'applique à des cas simples, nous l'appellerions la comparaison des nombres et nous lui reconnaîtrions une certaine parenté avec le syllogisme, quoique d'une utilité pratique supérieure, puisqu'elle sert à distinguer la règle des exceptions. Lorsque le procédé en question s'applique à des cas compliqués, il porte un nom particulier: calcul des probabilités. L'usage du procédé ou de la méthode statistique est si répandu, qu'on a souvent de la peine à déterminer si le cas qu'on a devant soi appartient à la science sociale et politique ou au procédé intellectuel, à la méthode.

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