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Nature et importance du rôle des bureaux. Les bureaux des ministères constituent l'Administration centrale proprement dite, le ministre et le cabinet étant plutôt des organes de gouvernement que des organes d'administration. Ils ne sont pas seulement la courroie de transmission entre le moteur gouvernemental et les rouages extérieurs. Ils sont, dans le ministère, le contrepoids nécessaire du cabinet, le volant dont la puissance assure le fonctionnement normal et continu de la machine. « Les bureaux, peut-on dire dans cet ordre d'idées, sont l'appareil régulateur de la machine administrative: ils possèdent la tradition; aux époques où la direction politique manque, ils y suppléent; aux époques où elle se manifeste avec excès, ils la modèrent (2). »

Dans l'ensemble de l'organisation administrative, les bureaux des ministères occupent une place prépondérante, et le terme d' « Administration supérieure » qui leur est appliqué répond à une réalité dans les faits. Ils sont bien « l'État-major de l'armée administrative » (3). Aucune affaire importante n'est solutionnée sans avoir passé par leurs mains; ils dirigent et contrôlent toute l'activité administrative du département. Théoriquement, les

(1) Voir le numéro de février 1912, t. I, p. 161.

(2) HAURIOU, Précis de droit administratif, 7o édition, p. 224. (3) BERTHÉLEMY, Traité élémentaire de droit administratif.

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bureaux n'ont pas de pouvoir propre de décision; mais, en pratique, la plupart des affaires n'arrivent pas au ministre, surchargé de besogne par ailleurs, et, sont, avec son autorisation, solutionnées dans les bureaux. Pour les autres, les plus importantes, celles dans lesquelles l'intervention du ministre lui-même est obligatoire, le rôle des bureaux est encore loin d'être négligeable. Entre le moment où une affaire est amorcée, et celui où la décision définitive est prise, une foule de négociations et d'études sont nécessaires, la plupart longues et délicates, pouvant nécessiter beaucoup de science et beaucoup de conscience; des procédures nouvelles sont parfois à créer, des incidents à prévenir, des répercussions plus ou moins lointaines à prévoir; tout cela constitue le travail propre des bureaux. Ils mettent l'affaire au point, et fournissent au ministre tous les éléments nécessaires à la conclusion qu'il devra formuler; souvent ils vont plus loin, préparent la solution elle-même, et la proposent au ministre qui, neuf fois sur dix, la fera sienne sans y rien changer.

Dans son ouvrage sur le personnel des administrations centrales, M. Demartial a admirablement mis en relief l'importance du rôle des bureaux quand il a dit :

« Les administrations centrales des différents départements ministériels, ce qu'on appelle dans le langage courant les ministères, jouent un rôle prépondérant dans la marche des services. publics. Préparant le projet du budget et les projets de loi d'initiative gouvernementale, fournissant au Gouvernement des études et des avis sur les propositions d'initiative parlementaire, rédigeant les décrets de l'exécutif, ayant la haute direction, la tutelle de tous les services de la République; statuant en outre dans toutes les espèces dont la solution appartient au pouvoir central ou lui sont déférées par la voie du recours hiérarchique, devant pourvoir à la nomination de tous les fonctionnaires de quelque importance, elles sont, en quelque sorte, à l'appareil administratif ce que le cœur est à l'appareil circulatoire. »>

C'est là ce qu'on appelle le pouvoir des bureaux; exagéré, il serait dangereux, et plusieurs fois, déjà, certains hommes politiques ont pris ombrage de son développement. M. Pelletan a dit un jour de lui: « Au lieu d'un Parlement qui fasse les ministres, lesquels règlent à leur tour l'action des bureaux, nous avons des

bureaux qui règlent l'action des ministres, lesquels font marcher le Parlement. » Peut-être y a-t-il, chez l'auteur de cette spirituelle boutade, quelque rancune contre ces bureaux qui, alors qu'il exerçait les fonctions de ministre, s'efforcèrent souvent de mettre un frein à son ardeur réformatrice; il n'en est pas moins vrai que, pour être réellement féconde, l'action des bureaux doit demeurer purement administrative (1).

C'est d'ailleurs ce qui se produit très généralement; les critiques, fort nombreuses et fort vives, qui sont adressées aux bureaux des ministères, visent surtout leur organisation ou leurs méthodes de travail; nous les examinerons, pour chaque point particulier, en étudiant le détail du fonctionnement des bureaux. Dans son ensemble, l'utilité des bureaux est incontestée. J.-J. Rousseau disait déjà, dans le Contrat social, qu'un peuple ne peut se gouverner lui-même que « si la cité est très petite »; la bureaucratie est une des nécessités de la vie administrative moderne; elle se manifeste dans les grandes entreprises privées au même degré que dans l'Administration publique. Il faut seulement, pour que les bureaux remplissent leur rôle au mieux de l'intérêt général, qu'ils se gardent de la routine et de l'étroitesse d'esprit, et possèdent un personnel d'une instruction générale et professionnelle impeccable, en état de se maintenir, en toute circonstance, au courant du progrès législatif et économique.

Caractère essentiel et physionomie générale des bureaux; les bureaux et la littérature. L'aspect général et les caractères distinctifs des bureaux découlent directement du rôle même qu'ils sont appelés à jouer. Ces caractères sont une stabilité complète, une organisation hiérarchique rigoureuse, enfin une régularité absolue de fonctionnement, cette troisième particularité étant d'ailleurs, en partie, une résultante des deux premières.

La stabilité des bureaux tient, d'une part, à ce que leurs cadres ne peuvent être modifiés au gré de chaque ministre, une loi ou un décret en Conseil d'État étant, comme nous le verrons, nécessaire pour opérer toute réorganisation importante, d'autre part, à ce que leur personnel bénéficie d'un statut qui assure son indépendance. Cette stabilité est telle que le changement du ministre

(1) Voir sur ce point le chapitre I de notre troisième partie (Compétence du ministère).

lui-même est sans répercussion aucune, peut-on dire, sur la vie normale des bureaux. L'avènement du nouveau ministre fait, un jour durant, l'objet des conversations habituelles; l'assurance qu'il ne professe pas, à l'égard des feuilles de présence, un culte exagéré, suffit à satisfaire la curiosité du plus grand nombre; dans tel bureau, un vieil employé maniaque s'empresse de gratter le portrait du ministre tombé, qu'il a collé, quelques mois auparavant, au-dessus de sa cheminée, et de lui substituer celui de son ⚫ remplaçant, qu'il a découpé, le matin, dans son journal; les commis d'ordre s'occupent, sans hâte, à faire changer le nom gravé sur le timbre dont ils revêtent chaque jour les copies conformes; et c'est tout. Quelques heures à peine ont passé, et, tandis qu'au cabinet se manifeste encore l'agitation consécutive d'une petite révolution de palais, les gens des bureaux déjà ne pensent plus à cet homme, qui est leur chef, mais qu'ils ne verront sans doute jamais, sauf, peut-être, l'espace de quelques secondes, à la réception traditionnelle du 1er janvier, si toutefois, à ce moment, il est encore ministre. « Que voulez-vous », répondait un vieux chef de bureau, à quelqu'un qui s'étonnait, le lendemain de la chute de son ministre, de ne le voir aucunement troublé, « c'est, en comptant bien, le quarante-cinquième que je vois passer! » Toute la stabilité des bureaux est résumée en ce mot, et, peut-être, en même temps, leur force.

La hiérarchie établie dans les bureaux mérite, de son côté, une mention spéciale; elle rappelle quelque peu la hiérarchie militaire, à laquelle elle peut être comparée sans désavantage. Qu'il nous suffise de citer, sur la façon parfois assez curieuse dont elle se manifeste, le passage suivant :

<< Partout, du directeur à l'expéditionnaire, une réglementation minutieuse fixe tous les détails extérieurs qui, à défaut d'uniforme, différencieront le fonctionnaire et marqueront son degré d'importance. La forme et la nature des meubles, des tapis, des tentures sont savamment déterminées. Ici, le sous-chef lira l'heure du départ sur « une pendule à un trou », le chef l'entendra sonner à « une pendule à deux trous ». Le directeur méditera sur la fuite du temps devant une pendule « à deux trous et à sujet ». Là, les lampes, les pincettes et les balais de coin de feu sont gradés comme leurs détenteurs. Telle autre Administration assigne le

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