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les forteresses de Choczin et de Bender. Les garnisons, peu nombreuses, attaquées à l'improviste, et lorqu'elles se confiaient en la foi des traités, ont dû céder à la supériorité du nombre, et les deux forteresses ont été occupées par les Russes.

» Tout ce qui est sacré parmi les hommes a été foulé aux pieds. Le sang humain coulait pendant que l'envoyé de Russie, dont la présence seule devait être la preuve et le garant de la continuation de l'état de paix, était encore à Constantinople, et ne cessait d'y donner des assurances de l'amitié de son souverain pour Sa Hautesse. La Porte n'a su qu'elle était attaquée, elle n'a appris que ses provinces étaient envahies que par le manifeste du général Michelson, que j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de Votre Majesté; et, ce qui est aussi révoltant que bizarre, au moment où la Porte recevait ce manifeste l'envoyé de Russie, protestant qu'il n'avait reçu aucune instruction de sa cour, et qu'il ne croyait pas à la guerre, paraissait désavouer les proclamations des généraux, et révoquer en doute l'entrée des armées russes sur le territoire ottoman!

» A quel sort l'Europe serait-elle réservée, si ses destins pouvaient dépendre des caprices d'un cabinet qui change sans cesse, que différentes factions divisent, et qui, ne suivant que ses passions, semble ou ignorer ou méconnaître les sentimens, les procédés, les devoirs qui entretiennent la civilisation parmi les hommes !

»La Porte Ottomane avait depuis longtemps la certitude qu'elle était trahie par le prince Ypsilanti, hospodar de Valachie. Le prince Moruzzi, hospodar de Moldavie, ne lui inspirait plus une entière confiance. Usant de son droit incontestable de souveraineté, elle les déposa l'un et l'autre, et les remplaça par les princes Suzzo et Callimachi. Cette mesure déplut à la Russie: son envoyé déclara le 19 septembre qu'il quitterait Constantinople si les hospodars destitués n'étaient pas rétablis. A cette époque une inconcevable guerre paraissait sur le point d'éclater entre la France et la Prusse. Etonnée de voir en mésintelligence les deux puissances les plus inté ressées à sa conservation, la Porte sentit quel avantage leur désunion donnerait à son ennemi naturel. Un amiral anglais parut avec une escadre, et signifia que l'Angleterre ferait cause commune avec les Russes si les anciens hospodars n'étaient pas rétablis. La Porte céda à la nécessité, et conjura l'orage dont elle était menacée en remettant en place les hospodars qu'elle venait de déclarer traitres, et en déposant les hommes de son choix. La Russie devait être satisfaite : l'Angleterre le fut au delà de ses espérances. La Porte avait cru et

dû croire que, pour prix de sa condescendance, elle conserverait la paix qu'elle avait si chèrement, si douloureusement achetée. Mais la nouvelle de la guerre déclarée par la Prusse et des premières hostilités commises ne tarda point à arriver à Saint-Pétersbourg. La cour de Russie s'applaudit intérieurement d'une guerre qui mettait aux prises deux alliés contre lesquels elle nourrissait en secret un égal ressentiment, deux puissances qui devaient être constamment d'accord pour s'opposer à ses projets contre l'empire Ottoman. Dès lors elle ne garda plus aucune mesure. Elle expédia au général Michelson l'ordre d'entrer en Moldavie, et dévora en espérance une proie qu'elle convoitait depuis tant d'années, et que l'union de la France et de la Prusse l'avait jusque là forcée de respecter. Heureusement pour la Turquie, la guerre de la Prusse n'a duré qu'un moment, et l'armée française, arrivant sur la Vistule lorsque les troupes russes se concentraient sur le Dniester, les a forcées de rétrograder et d'accourir pour défendre leurs frontières menacées. La Porte Ottomane a senti son espoir renaître : elle a sondé dans toute sa profondeur l'abîme que sa condescendance avait creusé sous ses pas; elle a reconnu qu'un miracle l'avait sauvée, et toute la Turquie a couru aux armes pour être désormais l'inséparable alliée de la France, sans le secours de laquelle elle était en danger de périr.

>> Le 29 décembre l'ambassadeur russe a quitté Constantinople avec toutes les personnes attachées à sa légation, avec tous les négocians russes, et même avec les négocians grecs qui étaient à Constantinople sous la protection de la Russie. Tous ont été respectés, tous ont pu se retirer librement, tandis que les Russes emmenaient prisonnier en Russie le consul de Votre Majesté à Yassy, quoiqu'ils lui eussent donné des passe-ports pour se retirer Ï'Autriche.

par

» Le 30, la déclaration de guerre de la Porte a été proclamée à Constantinople. Les marques du commandement suprême, l'épée et la pelisse, ont été envoyées au grand-visir; le cri de guerre a retenti de toutes les mosquées; tous les Ottomans se sout montrés unanimement convaincus que la voie des armes est la seule qui leur reste pour préserver leur empire de l'ambition de ses ennemis.

» Peu de nations ont mis dans la poursuite de leurs desseins autant d'artifice et de constance que la Russie. La ruse et la violence, qu'elle a tour à tour employées pendant soixante ans contre la Pologne, sont encore les armes dont elle se sert contre l'empire Ottoman. Abusant de l'influence que depuis les dernières guerres elle avait acquise sur la Moldavie et la Valachie, eile a, du sein de ees provinces, soufflé partout l'esprit de

sédition et de révolte; elle a encouragé les Serviens rebelles à la Porte; elle leur a fait passer des armes; elle leur a envoyé des officiers pour les diriger. Profitant du naturel sauvage des Monténégrins et de leur penchant à la rapine, elle les a soulevés et armés. Elle a pareillement, et pour ses futurs desseins, armé secrètement la Morée, après l'avoir effrayée de dangers imaginaires dont elle avait adroitement semé le bruit. Elle a enfin, sous les prétextes les plus frivoles, continué d'occuper Corfou et les autres îles de la mer Ionienne, dont elle avait elle-même reconnu l'indépendance. L'exécution de ses projets étant ainsi préparée par tous les moyens que l'artifice et l'intrigue pouvaient lui fournir, elle a saisi habilement l'occasion que lui offrait la guerre de la France et de la Prusse, et marché ouvertement à son but avec cette violence qui ne connaît aucun droit ou n'en respecte aucun.

» Des circonstances aussi graves m'obligent de rappeler à Votre Majesté la conduite que tint l'ancien gouvernement de la France à une époque à laquelle il faut remonter pour trouver la cause des événemens actuels. De toutes les fautes de ce gouvernement, la plus impardonnable, parce qu'elle a été la plus funeste, fut de souffrir, comme il le fit avec une inconcevable imprévoyance, le premier partage de la Pologne, qu'il aurait pu si facilement empêcher. Sans ce premier partage les deux autres n'auraient pu s'effectuer, et n'auraient pas même été tentés à l'époque où ils furent faits: la Pologne existerait encore; sa disparition n'aurait pas laissé un vide et l'Europe aurait évité les secousses et les agitations qui l'ont tourmentée sans relâche depuis dix ans.

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» Le cabinet de Versailles aggrava encore cette faute en laissant la Porte ottomane seule aux prises avec les Russes, et forcée aux plus douloureux sacrifices quand il pouvait les lui épargner, quand il lui était si facile de la secourir, soit en 1783, après la paix qu'il venait de faire, soit cinq ans plus tard, lorsque commença cette guerre qui fut terminée par la déplorable paix de 1791.

» Cet oubli des intérêts de la France et de l'Europe entière aurait encore aujourd'hui pour l'une et l'autre des conséquences nouvelles et bien plus funestes, si Votre Majesté ne les avait pas rendues impossibles.

» Mais Votre Majesté a tout fait pour que ses ennemis désirent la paix, et elle a tout fait encore pour la rendre facile; car on ne peut pas supposer que la Russie s'aveugle elle-même au point de renoncer à tous les bienfaits de la paix en refusant de prendre le seul engagement que Votre Majesté veuille exiger d'elle, celui de s'abstenir désormais des

entreprises qu'elle a faites depuis trente ans, et qu'elle poursuit ou renouvelle en ce moment sur les états qui l'avoisinent au midi, et de reconnaître l'indépendance et l'intégrité de l'empire Ottoman, qui importent si essentiellement à la politique de la France et au repos du monde.

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Varsovie, le 28 janvier 807. Signé C.-M. TALLEYRAND, prince de Bénévent. »

(Le Sénat répondit à cette communication en offrant à Sa Majesté, dans une Adresse présentée par M. Lacépède au nom d'une commission spéciale, le tribut de sa gratitude, de son admiration et de son respect.)

Le bulletin cinquante-six et le cinquante-septième donnent le récit de quatre nouveaux combats; ce sont de nouveaux succès. Le cinquante-huitième rapporte enfin une grande affaire ; c'est la bataille d'EYLAU, donnée le 8 février 1807. Le voici; il porte un caractère de vérité remarquable les rapports subséquens, même ceux de l'ennemi, ont démontré que les pertes des Russes avaient été plus considérables que ce bulletin ne l'avait d'abord annoncé.

:

A Preussich-Eylau, le 9 février 1807.

Combat d'Eylau.

<< A un quart de lieue de la petite ville de Preussich-Eylau est un plateau qui défend le débouché de la plaine. Le maréchal Soult ordonna au quarante-sixième et au dix-huitième régimeut de ligne de l'enlever. Trois régimens qui le défendaient furent culbutés; mais au même moment une colonne de cavalerie russe chargea l'extrémité de la gauche du dix-huitième, et mit en désordre un de ses bataillons. Les dragons de la division Klein s'en aperçurent à temps; les troupes s'engagèrent dans la ville d'Eylau. L'ennemi avait placé dans une église et un cimetière plusieurs régimens; il fit là une opiniâtre résistance, et, après un combat meurtrier de part et d'autre, la position fut enlevée à dix heures du soir. La division Legrand prit ses bivouacs au devant de la ville, et la division Saint-Hilaire à la droite. Le corps du maréchal Augereau se plaça sur la gauche. Le corps du maréchal Davoust avait dès la veille marché déborder Eylau, et tomber sur le flanc gauche de l'ennemi s'il ne changeait pas de position. Le maréchal Ney était en marche pour le déborder sur son flanc droit. C'est dans cette position que la nuit se passa.

pour

Bataille d'Eylau.

» A la pointe du jour l'ennemi commença l'attaque par une vive canonnade sur la ville d'Eylau et sur la division Saint-Hilaire. » L'empereur se porta à la position de l'église, que l'ennemi avait tant défendue la veille. Il fit avancer le corps du maréchal Augereau, et fit canonner le monticule par quarante pièces d'artillerie de sa garde. Une épouvantable canonnade s'engagea de part et d'autre.

» L'armée russe, rangée en colonnes, était à demi-portée de canon; tout coup frappait. Il parut un moment, aux mouvemens de l'ennemi, qu'impatienté de tant souffrir il voulait déborder notre gauche. Au même moment les tirailleurs du maréchal Davoust se firent entendre, et arrivèrent sur les derrières de l'armée ennemie; le corps du maréchal Augereau déboucha en même temps en colonnes pour se porter sur le centre de l'ennemi, et, partageant ainsi son attention, l'empêcher de se porter tout entier contre le corps du maréchal Davoust. La division Saint-Hilaire déboucha sur la droite, l'une et l'autre devant manœuvrer pour se réunir au maréchal Davoust. A peine le corps du maréchal Augereau et la division Saint-Hilaire eurent-ils débouché, qu'une neige épaisse, et telle qu'on ne distinguait pas à deux pas, couvrit les deux armées. Dans cette obscurité le point de direction fut perdu, et les colonnes, s'appuyant trop à gauche, flottèrent incertaines. Cette désolante obscurité dura une demi-heure. Le temps s'étant éclairci, le grand duc de Berg, à la tête de la cavalerie, et soutenu par le maréchal Bessières à la tête de la garde, tourna la division Saint-Hilaire, et tomba sur l'armée ennemie; manœuvre audacieuse s'il en fut jamais, qui couvrit de gloire la cavalerie, et qui était devenue nécessaire dans la circonstance où se trouvaient nos colonnes. La cavalerie ennemie, qui voulut s'opposer à cette manœuvre, fut culbutée; le massacre fut horrible. Deux lignes d'infanterie russe furent rompues; la troisième ne résista qu'en s'adossant à un bois. Des escadrons de la garde traverserent deux fois toute l'armée ennemie.

» Cette charge brillante et inouïe, qui avait culbuté plus de vingt mille hommes d'infanterie, et les avait obligés à abaudonner leurs pièces, aurait décidé sur le champ la victoire sans le bois et quelques difficultés de terrain. Le général de division d'Hautpoult fut blessé d'un biscayen. Le général Dalhmann, commandant les chasseurs de la garde, et un bon nombre de ses intrépides soldats, moururent avec gloire. Mais les cent dragons, cuirassiers ou soldats de la garde, qu'on trouva sur le

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