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grandeur de ce bienfait les actions de grâces que le Sénat conservateur vient vous présenter en son nom.

» Si une république pure avait été possible en France, nous ne saurions douter que vous n'eussiez voulu avoir l'honneur de l'établir, et dans cette hypothèse nous ne serions jamais absous de ne l'avoir pas proposée à un homme assez fort pour en réaliser l'idée, assez grand personnellement pour n'avoir pas besoin d'un sceptre, et assez généreux pour immoler ses intérêts aux intérêts de son pays. Eussiez-vous dû, comme Lycurgue, vous bannir de cette patrie que vous eussiez organisée, vous n'y auriez pas hésité. Vos méditations profondes se sont portées plus d'une fois sur un si grand problème; mais pour votre génie lui-même ce problème était insoluble.

» Les esprits superficiels, frappés de l'ascendant que tant de succès et de gloire vous ont valu de si bonne heure sur l'esprit de la nation, ont pu s'imaginer que vous étiez le maître de lui donner à volonté le gouvernement populaire ou le régime monarchique. Il n'y avait point de milieu; personne ne voulait 、 en France de l'aristocratie: mais le législateur doit prendre les hommes tels qu'ils sont, et leur donner les lois non pas les plus parfaites que l'on puisse inventer, mais, comme Solon, les meilleures de celles qu'ils peuvent souffrir. Si le ciseau d'un grand artiste tire à son gré d'un bloc de marbre un trépied ou un dieu, on ne travaille pas ainsi sur le corps d'une nation. Sire, il est vrai que votre vie est tissue de prodiges; mais quand vous auriez pu ployer la nature des choses et le caractère des hommes au point de jeter un moment les masses de la France dans un moule démocratique, cette merveille n'eût été qu'une illusion passagere; si nous y eussions concouru, nous n'aurions forgé que des fers pour la postérité.

» Le vaste miroir du passé est la leçon de l'avenir. Toutes les républiques célèbres dans l'histoire ont été concentrées ou sur des montagnes stériles ou dans une seule cité; hors de là ce régime a fait dans tous les temps le désespoir et la ruine des provinces sujettes: la liberté des uns ne pouvait subsister que par l'esclavage des autres. Le peuple-roi était dans Rome, et le reste du monde n'était compté pour rien. La France n'est point dans Paris : une commune audacieuse voulait y usurper la place de la nation; mais elle a prouvé seulement ce qu'on、 savait déjà, que la pire des tyrannies est celle qui s'exerce sous le nom de la liberté.

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Quand nos représentans, placés sur les débris du trône, crurent fonder la République, leurs intentions étaient pures; avant d'être désenchantés par une triste expérience, ils adoraient de bonne foi ce fantôme trompeur qu'ils prenaient pour

l'égalité. Nous pouvons parler d'une erreur dont nous avons pu être un moment éblouis. Eh! qui aurait pu s'en défendre? Le torrent populaire emportait malgré eux les plus indifférens. Mais ceux qui embrassaient avec une franchise aveugle la république de Platon, supposant qu'un grand peuple pouvait renouveler ses mœurs aussi rapidement qu'il réformait ses lois, ne voyaient pas que les piliers de cet édifice idéal portaient uniquement sur un espace imaginaire. Des hommes généreux s'écriaient avec Cicéron : quel doux nom que la liberté ! (1) Ils oubliaient que Cicéron se plaignait déjà de son temps que ce' n'était qu'un mot, et que l'esprit républicain ne pouvait plus sympathiser avec la lie de Romulus (2). Comment nous flattions-nous de faire une démocratie, quand pour y réussir il faudrait rassembler des hommes qui fussent tous également de sangfroid, désintéressés, supérieurs à leur nature, c'est à dire des hommes qui n'eussent presque rien d'humain ! Sans cela la démocratie n'aura jamais pour terme que la tempête des partis et l'anarchie modifiée. Et quels fléaux, grand Dieu, que les partis et l'anarchie! La France les a éprouvés, et leur seul souvenir la fera longtemps frissonner.

>> On dit que les anciens Perses, pour convaincre le peuple du danger effroyable des abus de la liberté, pratiquaient un usage bien extraordinaire ; ils s'inoculaient un moment la peste des corps politiques. Quand un de leurs rois était mort il y avait cinq jours passés dans l'anarchie, sans autorité et sans lois; la licence n'était ni réprimée alors ni châtiée ensuite; c'était cinq jours abandonnés à l'esprit de vengeance, aux excès, à la violence; pour tout dire, c'était cinq jours de révolution. Cette épreuve, dit-on, faisait rentrer le peuple avec beaucoup de joie sous l'obéissance du prince.

» Oh! que n'a pas coûté à notre nation le déplorable essai qu'elle a fait de ces saturnales de la licence politique! non pendant cinq jours seulement, mais pendant les longues années de nos déchiremens et de nos troubles intestins! Quels fruits amers ont recueillis de leur enthousiasme ceux qui avaient rêvé des théories républicaines! à quelle horrible alternative se sont trouvés réduits ceux qui, persuadés de l'erreur d'un grand peuple, et néanmoins pleins de respect pour les décisions de la majorité, n'ont su d'abord quel parti prendre entre l'ivresse populaire, qui les punissait sur le champ de leur incertitude, et la conviction de l'intérêt national, qui leur mon

(1) Dulce nomen libertatis! CICERO.

(2)

Non sumus in republica Platonis, sed in face Romuli. CICERO.

trait en perspective, dans un avenir éloigné, ce retour aux principes, ou plutôt ce miracle dont nous sommes témoins mais qu'alors on pouvait désirer seulement sans oser l'espérer! La Justice et la Vérité sont les filles du Temps. La révolution devait avoir un terme; mais par quelles routes sanglantes devions-nous y être amenés! et qui pouvait prévoir que ces affreuses tragédies obtiendraient de nos jours un dénoûment si glorieux !

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que

Après des fluctuations plus terribles celles d'une mer agitée, on crut avoir trouvé un remède in faillible aux convulsions populaires par l'établissement d'une polygarchie. Le dépôt de l'autorité dans les mains de plusieurs valait mieux que l'absence ou la dispersion de cette autorité; mais on ne pouvait pas enfermer dans un même corps des âmes différentes et des volontés opposées, ainsi que le manichéisme plaçait deux principes contraires à la tête de l'univers. La lutte de ces deux principes aurait anéanti la France, sans le parti qu'on prit de revenir enfin à un pouvoir plus concentré. C'est ce qui consacre à jamais la journée du 18 brumaire.

>> C'est aussi ce qui vous ramène et vous attache, Sire, ceux des républicains dont le patriotisme a pu être le plus fervent et le plus ombrageux. Ils s'étaient affermis dans leur haine contre le trône par leur attachement aux intérêts du peuple, et le désir ardent de la félicité publique : leurs idées n'ont été remplies que par votre gouvernement. Désabusés de leur chimère, et ramenés par vous à la réalité, ils sont bien convaincus qu'il était impossible de songer sérieusement à implanter la république proprement dite chez un peuple attaché à la monarchie par besoin, par instinct, par la force d'une habitude que rien ne peut détruire. Oui, Sire, sur ce point il n'y a plus qu'un sentiment; oui, le gouvernement d'un seul est pour un si vaste pays ce que la statue de Pallas fut autrefois pour les Troyens; en la leur enlevant on précipitait leur ruine.

» Mais ce n'est pas encore assez. L'unité de l'empire est le faisceau de sa puissance; mais les dards en seraient bientôt désunis et rompus si l'hérédité du faisceau n'en assurait pas le lien un ordre de succession déterminé d'avance est le plus ferme appui du gouvernement monarchique. Aussi, par l'élection même qui vous fait empereur, le Sénat et le peuple se sont-ils dépouillés du droit d'élire à l'avenir, tant que subsisteront les lignes glorieuses auxquelles ils transmettent le droit exclusif à l'empire. C'est un grand fidéicommis, consacré par le droit des gens, et dont la nation a senti la nécessité, afin de n'avoir plus de lacune à prévoir ni de troubles à craindre daus cette délégation de son pouvoir suprême.

» Parmi les résultats heureux de la loi de l'hérédité, telle que les Français viennent de l'adopter, la sagacité du grand peuple lui a fait distinguer deux avantages principaux. C'est d'abord qu'une dynastie élevée par la liberté sera fidèle à son principe: on ne voit point de fleuves qui remontent contre leur source. C'est qu'en outre on doit espérer, d'une tradition suivie dans ce gouvernement paternel et perpétuel, une nouvelle consistance pour le crédit public, soit au dedans, soit au dehors. Dans l'intérieur, en effet, quelle sécurité plus grande pour les créanciers de l'Etat que la loyauté éprouvée de Votre Majesté impériale! l'exactitude, sans exemple en tout autre pays, dans le paiement des arrérages, et la garantie prolongée que présente pour l'avenir une suite constante et non interrompue d'empereurs héritiers de vos intentions comme de votre diguité! Quel gage pour les fonds publics que celui qui se trouve assigné à la fois sur la gloire de votre nom et sur l'honneur de votre empire! Dans l'étranger aussi, sur quelle base plus solide vont reposer nos alliances! C'est l'intérêt commun qui fait tous les nœuds de ce monde : les amis de la France pouvant compter sur elle, elle pourra compter sur eux ; et cette superbe contrée, replacée dans l'Europe au rang dont la faiblesse l'avait laissée déchoir, pourra exercer désormais une influence permanente sur le repos des nations et sur la paix du continent. Nous n'avons pas d'autre intérêt, et vous avez assez prouvé que vous n'avez pas d'autres vues.

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Quant à nos ennemis, s'ils persistent à l'être, leur désespoir doit redoubler en considérant le service qu'ils nous ont rendu malgré eux: nous avons été avertis par leurs trames atroces. Pour dernière ressource ils méditaient des crimes; nous devions les rendre inutiles. Ainsi donc, à quelques égards, notre bonheur est leur ouvrage; mais, Sire, en attendant que leurs yeux se dessillent, ou que notre armée indignée aille punir leur perfidie, notre bonheur fait leur supplice. Quel spectacle pour eux que celui de la France, de cette même France qu'ils voulaient déchirer, et qu'ils doivent savoir maintenant réunie autour de son auguste chef, ayant un même esprit, formant les mênies vœux, et célébrant tranquillement les fêtes qui annoncent l'union de la liberté, ce premier des mobiles, avec ce grand système conservateur des nations, la monarchie héréditaire!

» Il est bien vrai que ce principe avait été reçu en France; mais malheureusement son application n'était ni fixe ni réglée. L'ordre de succéder au trône, qu'on appelait la loi salique, n'était point une loi, mais une coutume observée par une tradition vague et qui ne fut jamais écrite. Au lieu de lois fonda

mentales, nos ancêtres ne nous avaient guère laissé que des maximes dont le sens s'était dépravé au gré des partisans du pouvoir arbitraire. Qui veut le roi, si veut la loi; dans la langue de nos aïeux cet adage ne signifie autre chose sinon que le roi ne veut rien que ce que veut la loi; mais on sait trop qu'on lui donnait un sens précisément contraire : loin que le prince se fit gloire de dépendre des lois, on voulait que les lois dépendissent du prince. Dans cette monarchie informe et inconstante, tour à tour militaire et superstitieuse, féodale et fiscale, rien n'était défini; on n'avait aucun monument vrai

les

ment constitutionnel, aucun pacte du genre de ceux que capitulaires caractérisent par ces mots : la volonté nationale publiée sous le nom du prince. C'était ce monument, c'était ce pacte que voulaient en 1787 les arrêts de toutes les cours, en 1788 les cahiers de tous les bailliages, en 1789 les vœux de tous les citoyens. On demandait que le contrat entre le monarque et le peuple fût reconnu et rédigé de manière à lier ensemble le peuple et le monarque; on désirait que celui-ci signât de bonne foi la définition du pouvoir monarchique donnée par Fénélon, lorsqu'il dit si précisément : « Les lois de » Minos veulent qu'un seul homme serve par sa sagesse et par » sa modération à la félicité de tant d'hommes, et non » pas que tant d'hommes servent par leur misère et leur » servitude lâche à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul » homme » (1). On voulait que le chef d'un grand état comme la France promît à son avénement non pas d'être le roi des nobles ni d'aucune autre caste, mais le chef de la nation, non pas de maintenir les priviléges usurpés, qui, dans un pays agricole et chez un peuple industrieux, flétrissaient néanmoins l'agriculture et l'industrie pour enrichir de leurs dépouilles les complices du despotisme, mais qu'il jurât au peuple ces articles fondamentaux, ces bases éternelles des sociétés policées :

» La liberté des cultes, ce premier droit de tous les hommes, puisque l'autorité ne peut jamais forcer la conscience;

» L'égalité des droits de tous les citoyens, égalité qui est la seule raisonnable et possible;

» Le respect pour la liberté politique et civile, sans lesquelles les nations ne sont que des troupeaux d'esclaves également indifférens à la fortune de leurs maîtres et à leur propre destinée ;

» La garantie inviolable de la propriété, qui prévient surtout la levée des impôts arbitraires, et ne permet aucun sub

(1) Télémaque, livre V.

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