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de ces facéties discutables; il y a aussi, et en plusieurs endroits, la manifestation de ces sentiments de profonde affection que les deux frères éprouvaient non seulement l'un pour l'autre, mais encore pour tous les membres de la famille: ici c'est « la mai« son habitée par ma mère quand j'ai quitté la ville pour suivre « M. Jollois à Orléans »; ailleurs « Souvenir de mon bon frère « Eugène », à propos d'une lithographie de ce dernier représentant l'ermitage de Saint-Antoine; nous avons vu tout à l'heure que Charles Pensée parlait de « l'obligeance ordinaire >> de son frère au sujet des croquis qui lui servirent à composer les sépias de l'album Doublat; citons enfin les dessins des Templiers, « propriété de mon oncle Hogard », notamment une vue représentant en premier plan le pré du Templier qui a donné son nom à toute cette partie de la ville, et dans le fond l'habitation Hogard; « la fenêtre du premier étage du « pavillon est, dit M. Pensée, celle vis-à-vis de laquelle j'ai << travaillé plusieurs années. Je considère donc cette maison « comme le berceau de mon instruction d'artiste. >>

Ce pavillon, qui existe encore aujourd'hui, fut aussi le berceau de l'éducation artistique d'Eugène Pensée qui n'eut pas d'autre maître que son oncle Hogard, si ce n'est probablement son frère Charles; en examinant les dessins des deux frères, on est en effet frappé de la similitude du procédé, très différent de celui d'Hogard, adopté par eux après l'installation de l'aîné à Orléans.

L'œuvre de Charles Pensée est très importante et très répandue; elle comprend, outre de nombreuses lithographies, une grande quantité de dessins et d'aquarelles qui sont exécutés avec une remarquable habileté. Leur facture toute personnelle peut servir de modèle et d'enseignement à ceux que passionne encore le goût du dessin. Ils verront avec quelle légèreté, quelle simplicité de matière et quelle sobriété de détails, sont traités ces remarquables croquis de paysage si vibrants, si vaporeux et en même temps si exacts. Nul mieux que Charles

Pensée ne sut colorer ses paysages avec ce seul crayon noir, aujourd'hui complètement délaissé, et qu'il affectionnait. Un lever, un coucher de soleil, tout cela brille, produit son effet, sans le secours du moindre coloris, simplement par une distribution des ombres et des lumières qui dénote de la part de son auteur une science profonde et un art étonnant. Charles Pensée était un maître; moins modeste et mieux dirigé, il fût devenu, sans aucun doute, un de nos plus illustres paysagistes.

M. Eugène Pensée était, en matière artistique, le type de l'amateur sérieux. Possédant de bonne heure un remarquable talent de dessinateur, s'il ne devint pas un professionnel, comme son frère, il employa, du moins, les loisirs que lui laissait son étude d'avoué à se perfectionner dans l'art, puisant ses leçons dans le grand livre de la nature et s'appliquant surtout à recueillir au jour le jour des souvenirs de son cher Epinal qu'il ne quitta jamais.

Son œuvre, forcément moins importante que celle de son frère, ne comprend que des dessins au crayon noir d'une facture très habile sans être trop minutieuse, très consciencieuse sans être trop recherchée. Quel qu'ait été le degré de perfection auquel il parvint comme dessinateur, Eugène Pensée n'essaya jamais de la couleur; tout ce qu'il s'en permit, ce fut de rehausser de quelques touches au pastel certains de ses croquis au crayon noir.

La plupart des vues ainsi exécutées par lui ont été réunies dans un album dont la dédicace adressée à sa femme nous montre qu'il possédait, lui aussi, un grand sentiment de la famille et que l'affection que son frère lui portait était pleinement et dignement partagée. Cette dédicace est ainsi concue: « Ton album, ma chère femme, devait commencer par les » deux dessins que mon frère Charles t'a offerts dans ce but; >> mais je travaillerai de tout mon cœur à remplir les autres > feuilles par des dessins que nous ferons ensemble dans nos » promenades. Ce sera pour toi, dans le présent comme dans

>> l'avenir, un recueil de souvenirs agréables. Ton mari, » Eugène Pensée, 15 août 1860. »

Les croquis que contient cet album représentent de nombreux sites sur les bords de la Moselle, des vues d'Epinal de toutes les hauteurs avoisinantes, les quais et les ponts, le square du quai de juillet, effet de nuit avec, dans le ciel, la magnifique comète de Donati, les bois, la Vierge, la fontaine Guery, celle des trois soldats, beaucoup d'études d'arbres et de feuillage, etc. Dans plusieurs de ces dessins le paysage est animé par un groupe de personnages qui représente Madame Pensée, sa fille et son gendre et, jouant avec un chien, le petit fils de M. Pensée, aujourd'hui possesseur de l'album de son grand-père bien aimé.

M. Eugène Pensée est mort à Epinal le 12 septembre 1878, sept ans après son frère qui était décédé à Orléans le 11 juillet 1871.

Quel admirable enseignement, Messieurs, la vie de ces hommes excellents ne devrait-elle pas fournir aux jeunes générations si facilement attirées vers un prétentieux scepticisme! Ils étaient simples, sincères et bons, ces trois artistes dont le meilleur de l'existence se passa dans l'étude et la reproduction des sites et des monuments de leur cher pays. Le calme de leurs âmes se révèle dans la conscience avec laquelle ils travaillaient, toujours avides de perfection.

« Je ne comprends pas un art qui ne serait pas gai», disait Corot. L'un des plus enviables privilèges de l'artiste est, en effet, cette bienheureuse faculté de s'abstraire, d'oublier le monde et ses laideurs, au moment où il est possédé par l'idée et par l'art; et certes ces amoureux de leur petite ville, aux heures où ils en croquaient passionnément les riants paysages et les antiques curiosités, ne devaient pas avoir l'àme envahie par la tristesse morbide des décadents d'aujourd'hui.

Ils étaient fortement attachés au sol de leur patrie, et lorsque les nécessités de la vie les en éloignaient, « les souvenirs

lointains de leur pays » leur tenaient toujours au cœur. Ils appartenaient à la bourgeoisie spinalienne de la première moitié du XIXe siècle dont les générations intermédiaires se réjouissent d'avoir connu les derniers représentants. Elle n'était pas mesquine et maussade comme cette bourgeoisie caricaturale que nous ont dépeinte les Henri Monnier, les Grandville et les Daumier; la nôtre avait ses artistes, ses dessinateurs et ses peintres, comme elle avait ses poètes et ses savants. Très dignes sans être compassés, très polis sans étre obséquieux, les bourgeois spinaliens étaient naturellement enclins aux passetemps intellectuels et aux jouissances de l'esprit. Ils échangeaient leurs idées, se communiquaient leurs travaux en des causeries spirituelles où régnait l'urbanité la plus parfaite, au milieu de ces intérieurs d'une physionomie bien spéciale, où la minutieuse propreté des objets et la grande dignité des personnes mettaient un luxe de bon goût.

C'est de là que sont sortis ces richesses et ces trésors artistiques que nous admirons aujourd'hui. Pour en apprécier tout l'intérêt et toute la valeur documentaire, il faut entendre les vieux Spinaliens retrouvant, dans ces croquis, tel détail emporté par les transformations si rapides de notre ville, s'écrier comme le vieil Immortel de Daudet: « J'ai encore vu ça, moi ! » Serait-ce le seul titre de leurs auteurs à la gratitude de leurs concitoyens, ils ont alimenté le foyer des souvenirs.

« Crois-tu qu'il restera quelque chose de moi ? » demandait Alexandre Dumas à son fils la veille de sa mort. Je ne sais si la même préoccupation a traversé l'esprit de ces hommes de bien. à qui j'ai essayé de rendre un faible hommage, mais nous pouvons nous rendre compte, par ce qu'ils ont laissé, que le produit d'un travail intelligent et soutenu ne se perd jamais et la reconnaissance des hommes ne laissera pas tomber dans l'oubli la mémoire de ces laborieux, grâce à qui la richesse du passé nous console de la pauvreté du présent et ranime notre confiance dans l'avenir.

Messieurs,

Il me reste un pieux devoir à remplir, celui d'adresser un dernier hommage à l'un des plus anciens membres de votre Société, au vénérable curé d'Epinal, que la mort vient d'enlever à l'affection de tous ceux qui l'ont connu.

M. l'abbé Brenier était membre de la Société d'Emulation depuis 1874. Il avait fait de solides études au collège St-Pierre, à Nancy, à la Malgrange, au petit séminaire de Châtel et enfin au grand séminaire de Saint-Dié.

Esprit fin, très cultivé, ce prêtre, qui se cachait pour faire le bien, était trop modeste pour se produire en public dans une œuvre littéraire que les exigences de son sacerdoce et de sa bienfaisance ne lui eussent pas, d'ailleurs, laissé le loisir de composer. Ceci nous explique pourquoi, à notre grand regret, il lui fut impossible de prendre une part plus active aux travaux de votre Société à laquelle il portait un si vif intérêt.

De plus autorisés que moi ont déjà parlé de sa charité inépuisable et de sa tolérante bonté qui lui avaient concilié l'affection et le respect de tous les Spinaliens sans distinction de croyances ni d'opinions; aussi me bornerai-je à dire que M. l'abbé Brenier était de ceux qui honorent une Société comme la vôtre, attentive à glorifier toutes les vertus.

Il était, par excellence, le pasteur des humbles, et l'exemple de sa vie, toute de dévouement et d'abnégation, restera toujours présent à la mémoire de ceux qui, comme nous, ont eu le bonheur de le connaître et de l'admirer.

Je dois enfin, Messieurs, et c'est par là que je termine, souhaiter, en votre nom, la bienvenue à nos nouveaux collègues : M. Hermann, conducteur principal des ponts et chaussées de première classe;

M. Gillet, président du Tribunal civil d'Epinal;

M. Clément, pharmacien à Epinal ;

M. Bidu, chef de section à la Compagnie de l'Est;

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