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LE

MUSÉE DÉPARTEMENTAL DES VOSGES

NOTICE (1)

SUR LA GALERIE DE PEINTURE

PAR

L. GONSE

Membre du Conseil supérieur des Beaux-Arts et du Conseil
des Musées nationaux.

Dans mes voyages de découvertes à travers nos collections provinciales, je n'ai guère rencontré de musée qui soit moins connu et qui, toutes proportions gardées, soit plus digne de l'être que le petit musée départemental des Vosges. Songez donc, un musée qui possède un Rembrandt indiscutable, un Rembrandt de la grande, de la dernière époque!

Il faut raconter tout de suite, pour expliquer cette aventure, que le noyau principal de ce musée vint de la suppression, en

(1) Extrait de l'ouvrage « Les Chefs-d'œuvres des Musées de France La Peinture par L. Gonse. Gr. in-40, Société française d'éditions d'art, L. Henry May, Paris, 1900.

1793, de la principauté indépendante de Salm-Salm, et de la confiscation, au profit du département, de la galerie de tableaux, réunie en son château de Senones, par celui que l'on appelait le « petit prince des Vosges ». Cette galerie jouissait alors d'une réputation méritée; elle avait été formée dans la seconde moitié du XVIe siècle. Le catalogue, dressé en 1778, nous en a été conservé (1). Il nous indique que, si tous les tableaux confisqués n'arrivèrent pas à destination, s'il s'en égara un certain nombre entre le décret de confiscation et l'arrêté de transfert à Epinal, le 4 Germinal An VIII (1796), s'il en périt ensuite dans l'incendie de la Préfecture en 1808, la majeure partie et les principaux, du moins, nous sont parvenus intacts, et figurent aujourd'hui au musée d'Epinal. Aux 66 tableaux provenant du fonds de Salm, s'en étaient ajoutés 25 donnés par le duc de Choiseul, président du Conseil général des Vosges. C'est à l'initiative de ce dernier qu'on doit l'installation (1828) de ces richesses dans les locaux si pittoresquement situés au confluent de la Moselle et du canal des GrandsMoulins.

Le Rembrandt est un portrait : une vieille femme à mi-corps, grandeur naturelle, les yeux rougis, enfoncés, la figure noyée d'ombre sous une béguine blanche presque entièrement recouverte d'une longue cape aux tons dorés. Une signature et une date nous renseignent: Rembrandt, F. 1661. Le maître a peint cinq fois, vers le même moment, cette étrange et énigmatique figure, sûrement celle de quelque personne de son entourage immédiat, peut-être la mère de sa compagne, la bonne et douce Hendrickje Stoffels. M. Emile Michel, dans son beau livre sur Rembrandt, a, le premier, rapproché le portrait

(1) V. la notice publiée par M. P. Chevreux dans le XXIe volume des Réunions des Sociétés des Beaux-Arts des départements.

d'Epinal des trois portraits de vieille femme du musée de l'Ermitage et de celui de la collection de Moltke, à Copenhague : ces cinq toiles nous montrent le même visage triste, livide, endolori, ravagé, presque tragique en sa mélancolie. L'exemplaire d'Epinal, le dernier peint, est peut-être le plus émouvant.

C'est une sorte d'ébauche frémissante, une vision qui n'a plus rien de terrestre. L'année 1661 est celle des « Syndics », du « Saint-Mathieu » du Louvre. Mis en faillite, vendu, expulsé de sa maison, le vieux maitre succombe sous le poids. des soucis matériels, des embarras sans issue, sa santé s'altère, la mort approche; alors sa pensée grandit encore, plus dégagée; sa main, plus docilement, suit les emportements de sa volonté. Son œuvre ultime, la « Réunion de Famille », du musée de Brunswick, est peut-être ce qu'il a peint de plus extraordinaire. A ce moment, la simplification du métier devient, chez lui, d'une audace extrême, d'une violence et d'une énergie sans pareilles; l'exécution, martelée à grands coups, s'achève par la distance. Pour dégager la force, la splendeur de tableaux tels que le « Rembrandt âgé » et le « SaintMathieu du Louvre, que les « Syndics » d'Amsterdam, ou que le tableau de Brunswick, il faut regarder de loin, en clignant des yeux; rien alors, dans le domaine de la peinture, ne semblera aussi vivant, aussi puissant, aussi objectif; rien, dans le domaine de l'idée, ne paraitra aussi éloquent, aussi expressif, aussi profond. Le tableau d'Epinal appartient à cette série de productions sublimes, quintessenciées, abstraites pour ainsi dire. Les outrages du temps, d'anciennes retouches exécutées sous forme de repiquage, une grossière couture dans la toile (la gène de Rembrandt explique qu'il ait utilisé deux morceaux de toile, en les rapiéçant), tout cela n'a pu prévaloir contre le génie du peintre, contre l'éclair fulgurant de son pinceau.

Sous le même nom figure encore au catalogue (1) comme provenant de la collection de Salm une ébauche du « Christ montant au Calvaire », qui, à tous égards, me paraît bien peu digne de Rembrandt. Elle n'est, pour moi, ni de lui, ni de personne. Je dois à la vérité de dire, cependant, qu'il existe à la bibliothèque de l'Université de Strasbourg une ébauche de mèmes dimensions, représentant une autre station du Calvaire, et attribuée également à Rembrandt.

Après la poésie des ambiances intérieures, celles du plein air et des lointains lumineux. Un beau Claude est toujours un morceau rare, les collections de l'étranger en ayant fait, dès le XVIIe siècle, une ample moisson. Nous n'en rencontrerons pas, dans les musées de province, de plus intéressant que celui du musée d'Epinal. Il provient des magasins du Louvre, et a été envoyé par l'Etat, en 1874; on le considérait alors comme une simple répétition d'atelier de deux toiles représentant le même sujet, l'une à la National Gallery de Londres, l'autre au Louvre. Le mauvais état de conservation du tableau et de nombreux repeints dans le ciel, pouvaient, jusqu'à un certain point, justifier ce dédain. M. Félix Voulot, dans un mémoire publié par la Lorraine Artiste en 1892, a déduit avec finesse les raisons qui lui semblaient devoir militer en faveur d'une attribution au Lorrain lui-même. Je suis de son avis. Il s'agit là d'une œuvre originale, d'une variante où l'on retrouve les grandes, les inimitables qualités de Claude. Cette « Vue des environs de Rome » est pleine de noblesse, de grandeur et de vérité ; elle a cette profondeur aérienne que nul autre peintre n'a su exprimer ainsi. Il m'est agréable de rapprocher de ce Claude, un délicat paysage de Van Goyen, signé et daté 1634, des bords de rivière blonds et transparents.

C'est en songeant aux formules du paysage italien, selon Salvator Rosa, qu'on comprend mieux la grandeur simple et

(1) A l'ancien catalogue de 1880.

naturelle de notre Claude, l'intimité exquise d'un Van Goyen, d'un Ruysdaël. La comparaison peut se faire à Epinal même ; car, de la collection de Salm, le musée tient une des œuvres les plus complètes et les mieux caractérisées du peintre italien: un coin de ravin sauvage, où gisent pêle-mêle des rochers et des arbres renversés au bord d'une flaque d'eau, dans un effet de crépuscule. Je crois bien que ce Salvator Rosa magistral vaut le fameux paysage du Louvre. Et cependant, combien peu nous chaut cette dépense d'énergie picturale, au regard de la force tranquille du maitre français ou de la vérité sans artifice des deux maîtres hollandais !

Mais voici, dans un tout autre genre, un petit chef-d'œuvre qu'il est indispensable de mettre en lumière. Il s'agit d'une Sainte famille de l'Ecole germano-flamande du xvIe siècle. Au catalogue on nous parle de Jean Gossaert de Maubeuge (1); le catalogue se trompe; ceux qui ont vu quelques peintures du maître que les auteurs, faute de mieux, ont qualifié de « Maitre de la mort de Marie », ne sauraient hésiter. Nous avons précisément au Louvre une de ses œuvres les plus importantes et les plus typiques. Par elle nous sommes avertis que nous nous trouvons en présence d'une production indiscutable et charmante, due au pinceau de cet artiste. Le verre, le couteau, le citron seraient déjà à eux seuls une signature. Il existe au musée de Saint-Pétersbourg une répétition de notre tableau, mais inférieure, paraît-il. L'exemplaire d'Epinal vient de la collection de Salm; il est fort bien conservé.

Non moins aventurée l'attribution à Holbein d'un portrait présumé de Calvin. L'oeuvre ne saurait être passée sous silence:

(1) Le nouveau catalogue rétablit l'attribution au « Maître de la mort de Marie. » (V. la reproduction dans le Musée départemental des Vosges; origine et description, par P. Chevreux, Epinal, 1900).

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