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Telle n'était pas la difficulté qu'eut à surmonter le savant auteur de l'Histoire philosophique des deux Indes. Tout était encore fixe au moment où il écrivait. Le gouvernement absolu regissait encore l'Europe et les colonies; le commerce était soumis à des lois positives ou à des priviléges connus, et son histoire se trouvait tracee en quelque sorte par les progrès mêmes des établissemens à décrire. Un coup-d'œil sur l'aspect des choses montre combien nous sommes loin aujourd'hui d'une aussi grande uniformité dans la marche de nos recherches. Des états se forment, d'autres succombent à la vétusté ou aux folles mesures de leurs maîtres; le commerce s'essaie sur des points où il suivait précédemment une routine consacrée; là il espère, ailleurs il craint; d'un côté la liberté semble lui promettre de nouveaux marchés, d'un autre le changement d'intérêts lui laisse peu d'espoir de voir sa prospérité s'étendre. Cependant, au milieu de cette confusion de vues et d'idees, l'industrie le presse; ses progrès, en multipliant les produits au-delà des besoins des consommateurs, l'oblige à chercher de nouveaux débouchés. Mais, au lieu de les rencontrer, il ne trouve souvent que des peuples qui, précédemment habitués à lui demander ses marchandises, en fabriquent aujourd'hui, et les lui offrent même à des prix inférieurs aux siennes. Ainsi l'industrie manufacturière, premier aliment d'un grand commerce, est devenue par son extension et par son

universalité, si l'on peut parler ainsi, une des causes qui en changent les élémens, en le poussant à de nouveaux efforts ou à de nouveaux sacrifices.

Lorsque Raynal écrivait son éloquent ouvrage, il était loin de trouver une semblable difficulté. Le commerce se présentait à lui sous les formes les plus prospères de riches colonies, une paix générale, et l'attention des hommes d'etat dirigée vers les progrès des arts et de la civilisation. Maintenant les sources du commerce s'épuisent, et l'on semble vouloir déclarer la guerre à ces mêmes principes qui venaient à l'appui de ses moyens de prospérité !

C'est assez en dire pour montrer dans quelle différence de situation se trouve l'écrivain qui traite ce sujet aujourd'hui, et l'historien des deux Indes au moment où il prit la plume. Que de faits à saisir ! Quels aperçus fugitifs s'offrent à la réflexion! Avec combien de prudence et de mesure doit-on flatter l'espoir du commerce et diriger ses spéculations !

Mais, quand nous parlons ici de cette langueur, notre attention s'éloigne de cette étonnante nation dont la politique comme l'industrie a résisté à toutes les attaques que la jalousie ou le besoin des autres nations lui ont suscitées; heureux effets de cet esprit public, enfant et soutien de la liberté, sans lequel l'Angleterre, réduite au rôle d'un peuple asservi, n'aurait juste que ce qu'il

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faudrait de force pour se tenir au rang des troisièmes puissances, privée qu'elle serait de ces domaines immenses qui égalent ses négocians aux souverains du monde !

L'examen de ce grand phénomène, fruit de la sagesse plus encore que du hasard, ne sera pas un des moindres sujets d'instruction dans notre ouvrage; et nous pourrons, en suivant la trace de notre modèle, y dévoiler aux yeux du monde commerçant les prodigieux effets de l'ambition jointe à l'énergie du patriotisme et du goût pour les grandes opérations de commerce.

Un plus important sujet de méditation que notre prédécesseur n'a pu prévoir, et qui rend notre travail éminemment intéressant, ce sont les deux grands établissemens, l'un formé, l'autre qui se forme sur le continent de l'Amérique. Quels changemens ils ont déjà apportés et apporteront encore dans le commerce des nations continentales de l'Europe! L'Amérique espagnole, par la nature de sa position et ses richesses, doit offrir de vastes dédommagemens aux pertes qu'elles ont faites ailleurs; et, pour mieux en montrer la possibilité, nous nous attacherons à bien en faire connaître l'intérieur et l'essor que doivent donner à ses moyens les événemens remarquables qui s'y passent.

Mais, tandis que l'Amérique attire ainsi nos regards, nous devons aussi les diriger sur deux points placés en quelque sorte aux extrémités du globe,

afin de soutenir les efforts de notre industrie croissante, et de porter ses produits chez des peuples où ils trouveront encore des placemens avantageux. La Cochinchine, pays dédaigné par la compagnie anglaise, mais fécond en ressources pour nous, semble tendre les bras au commerce français ; d'heureux essais viennent à l'appui de cet espoir, et la France pourra peut-être un jour compter cette riche contrée au nombre de celles qui favoriseront les spéculations de ses marchands.

Cependant l'instant approche où une révolution d'une autre espèce peut donner une nouvelle vie à notre commerce et à celui de l'Europe, et où cette surabondance de produits dont nous parlions trouvera un marché, et ne sera plus un fardeau plutôt qu'une richesse pour ses industrieux possesseurs.

La Turquie d'Europe est ce marché ; c'est dans les îles de Chypre, de Rhodes, de Candie, de l'Archipel; c'est dans les riches contrées de l'Asie mineure que la population européenne doit refluer avec les besoins et les ressources qui l'accompagnent. Une puissance rivale mine et sape l'empire de Constantinople; sa chute est prévue, et avec elle les grands résultats qu'il faut se hâter d'en faire naître. Des peuplades rendues à la liberté, d'autres gouvernées par des lois plus humaines, par des hommes moins barbares, des communications établies dans ces belles provinces où l'on ne peut aujourd'hui marcher que sous

la protection achetée d'avides pachas, doivent faire une mémorable époque dans l'histoire du commerce. L'Angleterre, ennemie seule de cette révolution, l'Angleterre y opposerait de vains obstacles, si, au lieu de laisser une ou deux puissances l'effectuer à leur avantage, une coalition sagement combinée l'entreprenait au profit de l'Europe entière. On a vu quelquefois une ambition trompeuse et trompée suggérer des mesures de conquètes, pourquoi ne serait - il pas permis d'en tenter une aujourd'hui qui rendrait à la civilisation, au commerce, aux arts, le plus beau et le plus malheureux pays du monde? Pourquoi ne ferait-on pas par ces grands motifs ce qu'on a essayé pour de moins grands intérêts? Les peuples ont aussi leurs droits; et l'on aime à croire qu'en reprenant ces anciens domaines des nations de l'Occident, on n'oubliera pas que c'est pour les hommes laborieux, utiles, industrieux, et non pour quelques puissans seulement, que ce grand événement s'effectuerait.

Mais nous anticiperions sur ce que nous avons à dire dans la suite, si nous poussions plus loin ces aperçus; ils suffisent pour attester au lecteur que la situation des choses donne à l'histoire du commerce des deux Indes une importance et des difficultés qu'elle n'avait pas vers la fin du siècle dernier; ils prouvent aussi que, pour en mieux saisir les traits et les résultats, nous avons besoin. d'attacher nos regards un moment sur la situa

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