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En même temps que ceci se passait à l'intérieur de l'hôtel, des charges de cavalerie exécutées sous les fenêtres à travers la foule ameutée, le lourd galop des chevaux ébranlant le sol, les cris des malheureux renversés et foulés aux pieds, les vociférations des fuyards, les premiers coups de feu retentissant dans le lointain, disaient assez qu'il était trop tard désormais pour prévenir un conflit entre l'autorité et la population. Sous cette impression, il fut décidé qu'une protestation serait rédigée, et que, pour en prendre connaissance, on se réunirait le lendemain, rue du faubourg Poissonnière, dans les bâtiments occupés par la maison de roulage de M. Audry de Puyraveau. MM. Guizot, Dupin et Villemain étaient chargés de rédiger, chacun isolément, un projet de protestation.

A quatre heures, le maréchal Marmont assigna à ses troupes leurs positions militaires dans l'ordre suivant : Le 1er régiment d'infanterie de la garde sur le boulevard des Capucines, avec deux pièces de canon et cinquante lanciers; le 3o de la garde, avec quatre pièces de canon, cent cinquante lanciers et la gendarmerie d'élite, sur la place du Carrousel; le 7o de la garde (Suisses), avec six pièces de canon, sur la place Louis XV1; le 15 léger, au Pont-Neuf; le 5° de ligne, sur la place Vendôme; le 53° de ligne, sur les boulevards Poissonnière et SaintDenis; le 50 de ligne, avec le 1er de cuirassiers de la garde, à la place de la Bastille. Pour relier entre eux ces divers corps, des patrouilles d'infanterie et de cavalerie parcouraient la rue de Richelieu, la rue Saint-Honoré, les environs des Tuileries, du Palais-Royal et de la place Vendôme. Les troupes avaient ordre de ne faire usage de leurs armes que pour se défendre. Mais dans ce passage

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continuel des détachements à travers des rues encombrées de peuple, et où la circulation était partout entravée, il y avait des heurts fréquents, des accidents, des blessures; il y eut même quelques morts, et les cadavres promenės en spectacle servirent à irriter les colères populaires. Déjà il était facile de voir, à l'attitude de la ligne, à ses ménagements, à son extrême mansuétude, que sa fidélité était chancelante. Le peuple, sur son passage, criait: Vive la ligne! Ne tirez pas sur vos frères! Et, en effet, les soldats se sentaient portés à tendre vers la foule une main fraternelle, beaucoup plus qu'à lui présenter le canon de leurs fusils. La garde royale elle-même n'avait ni élan ni ardeur; elle ne combattait qu'à regret, officiers et soldats ne pouvant se dissimuler que le bon droit n'était pas derrière leurs drapeaux.

A la fin de cette première journée, le peuple avait pris possession de la rue, et, comparant ses masses profondes avec le petit nombre des soldats qui lui étaient opposés, il s'était pénétré du sentiment de sa force. Le pillage des armuriers avait donné des armes aux plus entreprenants; quelques postes avaient été enlevés et désarmés; quelques barricades avaient été dressées; le premier sang avait coulé; les colères étaient allumées; les faubourgs et les Écoles, les ouvriers et les bourgeois s'étaient rencontrés sur les mêmes pavés, animés d'un même sentiment; l'habit, la blouse et le haillon fraternisaient dans une pensée commune, ceux-ci prêts à se laisser conduire, ceux-là prêts à leur donner l'exemple et l'impulsion. C'était comme une répétition préliminaire pour se préparer au grand drame du lendemain. Et ce qui était décisif, ce qui équivalait à la promesse d'une victoire, l'insurrection avait un signe visible, un emblème qui résumait pour tous les aspirations les plus diverses. Le drapeau de 1789,

de 1792 et de 1810, le drapeau de la monarchie libérale, de la Révolution, de la République et de l'Empire, le drapeau tricolore avait été déployé.

Mais que faisait alors le Gouvernement? Le Roi continuait à être tranquille et confiant à Saint-Cloud. La sécurité de M. de Polignac ne s'était pas démentie. Tandis que les réverbères brisés livraient Paris à une profonde obscurité et qu'un silence lugubre se faisait dans les rues, tout à l'heure si bruyamment agitées, le premier ministre recevait, dans son hôtel resplendissant de lumières, les félicitations de ses familiers et envoyait aux journaux amis la note banale sur sa nombreuse et brillante réception.

La journée du mercredi, 28, s'annonça comme une journée de bataille. S'il y avait encore de l'hésitation dans les hommes politiques, il n'y en avait plus dans le peuple; il se disposait au combat.

Avant les premières heures du jour, la foule avait commencé à se répandre dans les rues, non plus seulement curieuse et inquiète, mais frémissante et irritée. Aux armes dont elle s'était emparée, elle avait joint tout ce qui pouvait être instrument de mort ou de destruction, de vieux fusils, des sabres rouillés, des pistolets, des piques, des outils, des bâtons même. Les munitions, on les trouva chez les armuriers et chez les débitants, qui s'empressèrent ou furent forcés de les donner. La rue elle-même en fournissait d'un autre genre; on accumulait dans les maisons, à tous les étages, des pavés, des matériaux de construction, projectiles destinés à être lancés sur le passage de la troupe. Des barricades s'élevaient de toutes parts, enserrant les quartiers occupés par l'armée, comme la tranchée autour d'une ville assiégée. L'insurrection, en outre, s'était recrutée de cette

population étrange, hideuse, aux figures sinistres, aux instincts brutaux, qui, dans les jours de troubles, sort comme de dessous terre et disparaît dès que le calme est rentré dans la cité. C'étaient ces mêmes hommes qui avaient inauguré la révolution de 1789 par le pillage et l'incendie de la maison Reveillon, et qui, sous le nom de brigands, parurent au premier plan dans toutes les horreurs de ce grand drame.

Par suite de l'insuffisance des forces militaires et de l'absence de précautions, de nombreux postes, trop faibles pour résister, des dépôts importants furent bientôt au pouvoir des insurgés. La prise de l'Arsenal, de la poudrière des Deux-Moulins, du dépôt d'armes de Saint-Thomasd'Aquin, de l'Abbaye, de la Manutention militaire, de la mairie des Petits-Pères, des postes occupés par les pompiers, augmentait de moment en moment les forces de l'insurrection. La garde nationale, licenciée, n'avait point été désarmée; trente mille fusils étaient ainsi restés entre les mains des citoyens. Les uns s'en étaient munis pour leur propre usage; les autres les remettaient sans difficulté aux ouvriers qui se présentaient pour en faire la demande. On voyait reparaître dans les rues les uniformes des légions. Comme à la revue du 29 avril 1827, ceux qui les portaient criaient Vive la Charte! Ils ne criaient plus Vive le Roi! Sans s'attaquer encore à la Couronne, le peuple commençait à s'attaquer à ses images. Les enseignes des fournisseurs de la Cour, les armoiries de France peintes sur les devantures des boutiques, les panonceaux des officiers ministériels, les drapeaux blancs des mairies, étaient détachés, traînés dans la boue et brisés. Les fleurs de lis et les insignes de la royauté étaient partout détruits.

Ainsi montait la colère du peuple, croissant et s'exal

tant en raison même de l'impunité acquise à ses premiers excès.

Si l'on en excepte les principaux quartiers du centre, Paris tout entier était abandonné aux caprices de la foule. L'Hôtel-de-Ville lui-même n'était pas protégé. Le poste de seize hommes qui y était placé d'habitude en avait été retiré. Le peuple s'y étant présenté, en trouva les portes fermées. Il les enfonça sans que rien fût tenté pour y mettre obstacle, pénétra dans les appartements, arbora le drapeau tricolore au sommet du pavillon central et sonna le tocsin. Le préfet était alors dans l'hôtel. Il put, sans être inquiété, transporter la caisse et les papiers importants dans quelques salles de l'intérieur et abandonna le reste aux envahisseurs. Vers le même moment, le drapeau tricolore était hissé sur les tours de Notre-Dame; et le bourdon de la vieille métropole appelait au combat les populations des quartiers les plus reculés.

Le mouvement n'avait jusqu'alors ni direction, ni but déterminé. On se battait, parce que le peuple et l'armée se disputaient la rue; mais l'insurrection était sans guides et sans chefs reconnus. Elle était désavouée et déplorée par tous ceux qui en comprenaient la gravité, sans pouvoir lui supposer aucune chance de succès. Les journalistes qui, les premiers, avaient donné le signal de la résistance, ne l'avaient prévue ni si soudaine, ni si tumultueuse; ils n'avaient pas pris les armes. Les chefs de l'opposition parlementaire en étaient encore à arrêter les termes de leur protestation. Et le peuple, devançant journalistes et députés, se faisait tuer sur ses barricades pour la liberté des journaux qu'il ne lisait pas et pour la liberté électorale avec laquelle il n'avait rien à démêler.

Mais le peuple éprouvait surtout le besoin de se sentir commandé. C'est ce qui explique le rôle que furent appe

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