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CHAPITRE X

DÉPART DE CHARLES X ET DE LA FAMILLE ROYALE.

Les commissaires envoyes à Rambouillet auprès de Charles X font connaître au lieutenant général l'insuccès de leur démarche. Le Gouvernement décide qu'une armée de volontaires ira contraindre Charles X à s'éloigner. -Le corps expéditionnaire se rassemble aux Champs-Élysées; le général Pajol est chargé de le commander.- Les commissaires retournent à Rambouillet.Départ de l'expédition. Elle arrive à Coignères, où le général Pajol établit son camp. Les commissaires sont reçus par Charles X.- Ils le décident à partir.-L'armée des volontaires revient à Paris; un détachement va recevoir et ramène à Paris les diamants de la Couronne et les voitures de la Cour.La famille royale arrive à Maintenon.-Le Roi se sépare d'une partie de son armée. Départ pour Dreux; les habitants veulent s'opposer au passage de la famille royale.-Arrivée à Verneuil; à Laigle; au Merlerault.—A Argentan, Charles X apprend l'avénement de Louis-Philippe Ier.-Il consent à réduire son escorte aux seuls gardes du corps. - Dispositions hostiles des habitants de Condé-sur-Noireau; la vie du maréchal Marmont est menacée.-Vire; Saint-Lô.- Un rassemblement formé à Carentan se propose d'enlever la famille royale.- Séjour à Valognes.- Charles X fait ses adieux à ses gardes du-corps. Il écrit au roi d'Angleterre et à l'empereur d'Autriche. - Départ pour Cherbourg. Dispositions prises pour le transport de la famille royale hors du territoire national.- Ordres donnés par le capitaine Dumont-Durville, commandant de l'escadrille.- La famille royale s'embarque sur le Great-Britain; l'escadrille jette l'ancre devant Cowes.- Le gouvernement anglais refuse de rendre à Charles X les honneurs royaux.- La famille royale s'établit à Lielleworth.- Ministres du 8 août; MM. d'Haussez, de Montbel et Capelle parviennent à passer la frontière; MM. de Peyronnet, de ChanteJauze, de Guernon-Ranville et de Polignac sont arrêtés et enfermés à Vincennes. Licenciement des gardes du corps et de la garde royale.

Le mardi, 3 août, avant six heures du matin, les commissaires, de retour de Rambouillet, se présentaient au Palais-Royal. Le duc d'Orléans avait travaillé une partie de la nuit; il reposait encore. Sur leur pressante prière,

il les reçut à demi vêtu. Les commissaires lui firent connaître l'insuccès de leur démarche. « Le Roi, ajoutèrentils, paraît avoir conservé des projets hostiles, et il ne saurait y avoir de sécurité pour la capitale tant que l'armée royale n'en sera séparée que par deux étapes. Une manifestation vigoureuse de la volonté du Gouvernement pourra seule obliger Charles X à s'éloigner. C'est à vous, Monseigneur, à prendre dans ce but des mesures pénibles, mais nécessaires. » Le prince se montra fort ému de cette proposition. « Sans doute, répondit-il, il importe d'obtenir l'éloignement du Roi; mais comment voulezvous que ce soit moi qui prenne contre lui des moyens de contrainte? » Cependant l'intérêt public invoqué par les commissaires ne lui permettait pas de se retrancher inactif derrière ses répugnances personnelles. Il convoqua ses ministres et le général Lafayette, pour examiner avec eux ce qu'il serait utile de faire.

Le Conseil n'était pas encore réuni, que déjà la nécessité d'agir promptement était devenue manifeste. Dans ces jours où Paris vivait sur la place publique, le résultat du voyage des commissaires n'avait pas tardé à être connu. Bientôt la rumeur avait grossi, et mille bruits alarmants s'étaient répandus. « Charles X, disaient les uns, refuse de quitter Rambouillet, d'où il prétend, avec ses anciens ministres, continuer de gouverner la France. »—« Il marche sur Paris avec son armée, disaient les autres, pour nous forcer à coups de canon à reconnaître son petit-fils.»-« Il a envoyé soulever la Vendée, ajoutait-on encore, et il attend ses cohortes de paysans pour recommencer la guerre. » Les têtes s'échauffaient. On sentait, au frémissement de la population, l'approche d'un de ces moments d'exaltation qui poussent irrésistiblement les masses en avant. Qu'arriverait-il si la guerre se rallu

mait? Vainqueur, le peuple de Paris serait sans pitié; vaincu, la France entière se lèverait pour le venger. Dans l'un comme dans l'autre cas, la famille royale était perdue.

Le Conseil arrêta qu'afin de rester, autant que possible, maître du mouvement, le Gouvernement en prendrait la direction. Il fut convenu, en outre, qu'on lui donnerait des proportions assez imposantes pour convaincre Charles X de l'inutilité de la résistance, et prévenir ainsi l'effusion du sang. Le général Lafayette reçut, en conséquence, l'ordre de faire prendre les armes à six mille gardes nationaux, et de les envoyer sur Rambouillet.

Le rappel fut aussitôt battu dans les douze légions, qui devaient fournir chacune cinq cents hommes, et le rendez-vous général fut indiqué aux Champs-Élysées.

L'agitation des trois journées s'était réveillée dans la capitale. Aux tambours de la garde nationale se joignaient des hommes du peuple, qui parcouraient la ville en criant: « A Rambouillet! à Rambouillet! » On vit même un élève de l'École Polytechnique se promener par les rues, debout dans un cabriolet, avec un tambour sur lequel il battait la générale; la foule applaudissait. Chacun s'armait de son mieux et courait au lieu de réunion. La gaieté expansive et bruyante du peuple de Paris transformait en une partie de plaisir une expédition qui pouvait aboutir à un combat meurtrier. De tous les points, et surtout des quartiers occupés par les classes ouvrières, on voyait se porter vers les Champs-Élysées des foules joyeuses aux aspects les plus divers. En quelques heures, le rassemblement couvrit toute l'étendue de l'immense promenade. Il présentait un pêle-mêle indescriptible, où tous les rangs, tous les âges, tous les costumes se rencontraient et se confondaient. Quelques uniformes de gardes nationaux et un petit nombre d'habits bourgeois y étaient noyés au

milieu d'un océan de blouses, de vestes et d'épaules nues, diapré de mille débris de costumes militaires, trophées de la bataille. Celui-ci avait substitué à sa casquette le bonnet à poil d'un grenadier de la garde ou l'élégant shapska d'un lancier. Celui-là était affublé d'une cuirasse par-dessus sa souquenille en lambeaux. Cet autre portait en bandoulière un ceinturon d'où pendait un sabre démesuré. Quelques-uns étaient hérissés d'armes disparates, comme des brigands de mélodrame. D'autres n'avaient pour tout moyen d'attaque qu'un mauvais pistolet, un court briquet d'infanterie, ou même une baïonnette fixée au bout d'un bâton. C'était une de ces cohues moitie grotesques, moitié terribles, dont on retrouve l'image dans les gravures qui nous ont retracé les scènes de la Fronde.

Les commissaires, dont cette étrange armée devait appuyer les efforts, furent invités à retourner près de Charles X, et à insister fortement pour le déterminer à ne pas attendre l'agression. Ils prirent donc les devants. Quand ils traversèrent les Champs-Élysées, plus de dix mille volontaires y étaient déjà rassemblés, et d'autres continuaient à y affluer. L'élan était si général, que le Gouvernement envoya à toutes les mairies l'ordre de le calmer et de retenir la population. Certes, ce spectacle avait son éloquence; et nul, en ce moment, parmi les hommes qui ne se refusent pas à l'évidence, n'eût osé concevoir la pensée de ramener le duc le Bordeaux à Paris et de l'asseoir sur le trône. M. de Chateaubriand cependant n'hésita pas à en donner le conseil. Dans une entrevue qu'il eut au Palais-Royal avec le duc d'Orléans, il lui dit : « Charles X et M. le Dauphin ont abdiqué; Henri V est maintenant le roi; Monseigneur le duc d'Orléans est lieutenant général du royaume; qu'il

soit régent pendant la minorité de Henri V, et tout est fini. » La chose, en effet, eût été fort simple ainsi. Il n'y fallait qu'une condition : que la France s'en accommodât.

A cette armée improvisée, qui ne connaissait ni l'obéissance, ni la discipline, on donna pour commandant en chef le général Pajol, homme d'une grande énergie; on lui adjoignit le colonel Jacqueminot comme chef d'étatmajor. Des élèves de l'École Polytechnique se partagèrent, par bataillons ou compagnies, les volontaires groupés au hasard. Aucun militaire ne se faisait illusion sur le sort qui attendait cette multitude, si elle se trouvait, en rase campagne, en présence de quelques régiments de la garde royale; aussi le général Pajol avait-il pour instructions, en cas d'attaque, de se jeter dans les bois, où les troupes réglées perdraient leurs principaux avantages. Le général Lafayette passa en revue ces tumultueuses légions, et son cœur de vieux républicain s'épanouit à la vue de ce qu'il a appelé « la plus singulière et la plus intéressante armée qu'on pût voir '; » puis l'ordre de départ fut donné.

Alors la scène changea non de caractère, mais d'aspect. Un immense hourrah s'éleva, auquel succédèrent des chants et des clameurs entremêlés de coups de fusil, et la foule se déploya en colonne sur la route. Le peuple était dans ses jours de royauté; il n'entendait pas parcourir à pied les quinze lieues qui séparent Rambouillet de Paris. On mit en réquisition toutes les voitures qu'on put trouver omnibus, fiacres, cabriolets, diligences, voitures bourgeoises, tapissières, et tous ces véhicules aux formes

1 Mémoires d'outre-tombe, t. IX.

2 Mémoires, correspondance, etc. t. VI.

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