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pas devancer, de ne pas égaler même les Norvégiens dans la voie des réformes administratives et libérales. La Norvége ne se soucie guère, et cela se comprend, de rapprocher ses institutions, où respirent la jeunesse et l'esprit moderne, des institutions suédoises, qui sentent encore leur moyen âge; elle n'est pas jalouse de la division en quatre ordres; elle a aboli sa noblesse et fait une plus grande part dans la vie politique aux classes moyennes. Tandis que la Suède a conservé des débris du système prohibitif, elle s'est avancée hardiment dans la voie de la liberté industrielle et commerciale, et on conçoit que de telles différences entre les deux pays rendent difficile l'application d'un système de douanes communes et d'échanges réciproques. Plus d'une fois des comités dont les membres étaient élus dans les deux pays ont été chargés d'aviser aux moyens de resserrer l'union, plus d'une fois la diète a été saisie de projets qui devaient aboutir au même but; mais les incroyables lenteurs de l'administration et les complications infinies de la machine représentative en Suède ont toujours fait échouer ces tentatives, et la Norvége impatiente, sans attendre si longtemps, a pris son essor.

Que les Norvégiens aient usé de leurs avantages pour constituer leur indépendance et pour réaliser en effet le rêve d'une monarchie. servie par des institutions républicaines, en vérité on ne saurait le leur reprocher, surtout quand leurs progrès intéressent la cause générale de la liberté; mais n'en abusent-ils pas, et n'ont-ils pas eu des torts à leur tour? Ne leur siérait-il pas de témoigner quelque reconnaissance envers la Suède, qui a été au-devant de leurs vœux en applaudissant tout d'abord à leur affranchissement? Ne pourraient-ils se mieux souvenir que, s'ils ont eu, eux aussi, un passé historique, ils n'avaient pas, au moment où le sort de la guerre les a unis à la Suède, de passé politique? Leur en devrait-il coûter de se rappeler les noms de Gustave Wasa, de Gustave-Adolphe, de Charles XII lui-même, bien qu'il leur ait fait la guerre, d'adopter leur gloire et d'en prendre leur part, afin de couvrir la nudité dans laquelle la Suède les a reçus? Ils font bruit aujourd'hui encore de leur roi Christian-Frédéric, et ils disent qu'ils se sont donnés librement à la Suède en 1814. Cela est contraire à la vérité historique; Christian-Frédéric et les Norvégiens en 1814 étaient des révoltés, et si Bernadotte avait hardiment poussé sa conquête, il est bien évi– dent qu'ils n'auraient pas pu résister. Ils ont profité très adroitement d'un incroyable concours de circonstances, à la bonne heure. Ils s'en sont servis au grand profit des institutions libérales; nous y applaudissons: qu'ils en jouissent noblement et qu'ils en offrent à la Suède, en l'y attirant, l'excellent exemple; mais le souvenir de la dextérité qu'ils ont déployée en 1814 efface-t-il entièrement celui de

leur subite élévation? Il serait bien à des parvenus de montrer une modération qui attesterait la force. Or il y a quelque apparence que les Norvégiens n'ont pas toujours montré assez de modération dans leurs rapports avec les Suédois. Ils ont affiché quelquefois une fierté plébéienne qui choque et qui blesse : « Assurez vos collègues, dit un jour le roi, de mes sentimens paternels. Sire, répond le président du storthing, les Norvégiens ne veulent pas être traités comme des enfans! » Nous omettons bien d'autres souvenirs, pour ne rien envenimer. Mais cette prétention d'être un état absolument égal et même souverain est-elle réellement appuyée sur la vraisemblance et sur le droit? Jadis un des représentans de la Norvége, M. Hielm, conçut le projet d'adresser aux cours étrangères la liste des griefs contre la Suède et d'invoquer leur intervention auprès du cabinet de Stockholm. C'était insensé, cela n'a pas cessé de l'être, et aujourd'hui encore cela ne réussirait pas. Le droit public européen ne connaît pas une cour de Norvége séparée de la cour de Suède; il ne connaît, d'après les traités, qu'un roi réunissant sur sa tête les deux couronnes, et la Norvége n'est pas, elle ne saurait être un état souverain...

Mais je m'arrête, je ne voudrais pas rechercher plus longtemps des torts à un peuple dont les prétentions et la fierté ont après tout un côté fort respectable, puisqu'elles sont inspirées en partie par le sentiment et l'amour de la liberté. Il est dans l'intérêt des deux peuples de rester unis; leur indépendance est à ce prix. L'union ne saurait désormais porter atteinte à l'autonomie de l'un ni de l'autre; ils sont même égaux désormais, soit, mais comme un peuple d'un million et demi d'habitans, élevé tout à coup à la vie politique, est égal à un peuple qui a une population double, qui a joué un grand rôle dans l'histoire moderne, et que les autres puissances de l'Europe ont appris à estimer et à respecter. C'est assurément ainsi que les Norvégiens les plus sensés l'entendent, et sur cette base l'entente se rétablira. Nul doute que dans quelque temps, quand les passions excitées aujourd'hui se seront calmées, les Norvégiens ne se prêtent à une révision des textes sur lesquels repose l'union, car, s'ils n'y consentaient pas, ils perpétueraient ainsi un état de trouble et d'incertitude qui leur nuit aussi bien qu'à la Suède en rendant leurs rapports avec elle bientôt insupportables, en arrêtant tout progrès en commun, en ruinant tout bénéfice d'un voisinage et d'une amitié utiles.

L'Europe est elle-même intéressée à ce que cette bonne entente soit promptement et solidement rétablie. L'équilibre du Nord lui importe; il ne lui est pas indifférent que la presqu'île scandinave, grâce à une forte unité, forme une puissance défensive capable de

désespérer, du côté de l'orient ou de l'occident, toute vue d'agrandissement ou seulement toute prétention d'influence; c'est en particulier l'intérêt de la France, qui a accepté en 1855 la garantie de l'intégrité des deux royaumes contre toute atteinte de l'une des deux parts. Si les rapports mutuels entre la Suède et la Norvége s'envenimaient un jour, on ne saurait entrevoir d'autre perspective à l'issue de ces déplorables querelles qu'une tentative de république en Norvége sous la protection de l'Angleterre. Cette prévision ne paraîtra pas exagérée à quiconque a visité la Norvége. La Norvége est à demi anglaise déjà par les mœurs, au moins dans les villes, et elle affecte de l'être plus qu'elle ne l'est encore; mais cela même est dangereux. Tandis qu'en Suède on parle français et allemand, on parle beaucoup en Norvége un fort mauvais anglais et on prend le thé. Les Anglais y viennent chaque année en grand nombre pour chasser l'ours, pour pêcher le saumon, ou bien pour raffiner le sucre et établir des scieries. Les Anglais sont comme nous, depuis 1855, protecteurs officiels de ce vaste pays, dont le voisinage met à leur portée plus qu'à la nôtre les précieuses ressources. Qui sait ce qu'enfanteraient de troubles imprévus dans le Nord d'une part les dissentimens devenus extrêmes entre la Suède et la Norvége, de l'autre certaines complications que pourrait entraîner le fâcheux état du Danemark? Hâtons de nos vœux, comme contre-poids à de telles chances dans l'avenir, l'établissement d'une forte alliance défensive entre les deux peuples qui occupent la péninsule scandinave. Lors même qu'ils grandiraient jusqu'à figurer en Europe comme puissance offensive, nous n'aurions point à nous en inquiéter; loin de là: nous verrons, en étudiant la politique extérieure du roi Oscar, qu'un de ses mérites a été précisément de replacer à cet égard dans ses voies traditionnelles un pays habitué à considérer la France comme une naturelle et ancienne alliée.

A. GEFFROY.

HERMINE

I.

Hennebon est situé près de Lorient comme l'ambulance près du champ de bataille. Si une retraite intempestive réduit à néant les rêves ambitieux de quelque fonctionnaire à dix-huit cents francs d'appointemens, le malheureux s'enfuit à tire-d'aile vers Hennebon pour dérober à l'œil triomphant d'un rival les tortures de son amourpropre et le déficit de son budget. Si quelque pauvre fille dévorée de la légitime passion du mariage emploie pour arriver à ses fins des manœuvres trop hardiment britanniques, et qu'un billet intercepté par une main malveillante lui ferme à jamais le chemin de la mairie et de l'autel, la mère désolée s'empresse d'enseyelir dans les rues silencieuses d'Hennebon l'humiliation de son enfant et l'éternel remords de son insuccès. A plus forte raison, les fonctionnaires et les filles non mariées atteints par l'inexorable loi de la limite d'âge transportent leurs pénates sur les rives verdoyantes du Blavet. Les fonctionnaires retraités, anciens officiers de marine pour la plupart, s'adonnent à l'horticulture, ou se promènent depuis le matin jusqu'au soir sur le petit port d'Hennebon, surveillant avec un intérêt marqué le chargement et le déchargement des rares bateaux qui parviennent à remonter la rivière. Si l'on distingue parmi eux quelque vieillard à la mine rébarbative, à la tenue irréprochable, on peut soupçonner un ancien officier de l'armée de terre, car l'officier de marine joint volontiers à la bonhomie des manières un remarquable laisser-aller de costume. Quant aux vieilles filles, en les voyant sortir de l'église et traverser la place par escouades de cinq ou six sœurs, on apprécie la justesse du proverbe : « un malheur n'arrive jamais seul ! »

L'étranger que sa mauvaise étoile conduirait un dimanche sur la place d'Hennebon à l'heure où l'on sort de la grand' messe pourrait, rien qu'à la rareté des jeunes visages, deviner une anomalie dans le mode de recrutement de la population. Après avoir accompagné du regard quelques pâles victimes du célibat jusqu'aux rues étroites et désertes où elles disparaissent l'une après l'autre, il se poserait probablement cette lugubre question : « Pourquoi et pour qui ces femmes-là vivent-elles? - Pour Dieu!» eût-on répondu il y a deux ou trois siècles. Aux âges de foi, plusieurs d'entre ces femmes, aujourd'hui ennuyées, inutiles et ridicules, eussent été adorées comme des saintes; d'autres auraient gouverné de puissantes abbayes; à presque toutes, la vie monastique eût assuré le repos de l'esprit, les mystiques extases de l'âme, les consolations du cœur, le respect, l'admiration de la plèbe laïque des fidèles. Il y a autant de distance entre la religieuse et la vieille fille qu'entre la martyre des premiers siècles affrontant, radieuse d'enthousiasme, la gueule des tigres, en plein soleil, devant une foule immense, et la morne condamnée des cours d'assises qui meurt au petit jour, dans un quartier perdu, entre quelques sergens de ville et la populace stupide des barrières. Les vieilles filles de nos jours, dira-t-on peutêtre, peuvent aussi aisément que les vieilles filles d'autrefois se procurer les avantages de la vie monastique... Hélas! non. La méditation des saints mystères n'a plus d'enivremens pour ces pauvres âmes en peine. Les hommes de notre époque n'ont plus de louanges pour le sacrifice des devoirs humains à l'exclusive préoccupation du salut. Dans l'ignorance des compensations ultérieures réservées sans doute aux générations déshéritées, comment n'être pas navré devant de pauvres créatures que les croyances anciennes n'exaltent plus, que les institutions du passé ont cessé de protéger, et aux yeux desquelles la lumière de l'avenir n'a pas encore brillé, pour lesquelles le monde présent n'a pas de place?

Chose peu flatteuse pour la nature humaine, l'esprit de prosélytisme est mille fois plus ardent chez les malheureux que chez les privilégiés de la fortune. Les retraités et les vieilles filles furent enchantés le soir où ils apprirent que le lieutenant de vaisseau Tranchevent allait s'établir à Hennebon avec sa femme et ses deux filles : une maison était déjà louée pour eux rue de la Claverie. Le lieutenant Tranchevent devait être définitivement classé dans la catégorie des gens qui n'ont pas de chance. En 1814, AlexandreAchille Tranchevent avait dix-huit ans et des aiguillettes d'aspirant de marine. Pour cause de velléités républicaines invétérées, son père, marin aussi, avait vu arriver la chute de l'empire avant d'avoir atteint le grade de contre-amiral. Par malheur pour ce brave

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