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meil. La pauvre fille racontait le lendemain matin que, vers deux heures de la nuit, elle avait vu passer devant ses yeux comme une lueur blanche et entendu comme une musique céleste. Effrayée, elle s'était approchée du lit d'Hermine: Hermine n'existait plus... Lorsque Jean arriva au couvent quelques heures après, on le fit entrer dans le parloir, où la supérieure lui tint de longs discours, qu'il n'entendit pas, sur la vanité des choses humaines. Il fallut presque employer la force pour l'empêcher de monter près d'Hermine. Pour le calmer, on lui promit qu'il pourrait la revoir dans l'après-midi. Il consentit à se retirer; mais dès qu'il se trouva seul dans la campagne, sa tête se troubla. Il ne s'est jamais rappelé comment il avait passé cette journée. Le lendemain, au moment même où il s'avançait machinalement vers le couvent, le convoi d'Hermine en sortait. En tête marchaient le lieutenant et Firmin Tranchevent. Le père d'Hermine ne parut pas s'apercevoir de la présence de Jean; mais Firmin Tranchevent s'avança vers son fils avec de grandes démonstrations de surprise. Jean garda un morne silence. Les cérémonies usitées accomplies, tous les assistans se retirèrent successivement. Il ne resta bientôt plus dans le cimetière que Jean, son père et son oncle. Firmin Tranchevent, qui n'aimait pas les émotions inutiles, crut devoir arracher le lieutenant et son fils à ce lieu funèbre. Il les prit tous les deux par le bras et les entraîna loin de la tombe d'Hermine. Tous les deux étaient tellement accablés qu'ils ne firent aucune résistance. Arrivés à la porte du cimetière : - Sois tranquille, dit Firmin à Jean, je ne te laisserai pas repartir pour l'Afrique.

Cette parole réveilla Jean. Transporté de fureur, il saisit d'une main son père, de l'autre le lieutenant, et les ramena sur la tombe d'Hermine. A genoux! s'écria-t-il avec délire, à genoux tous les deux devant celle que vous avez tuée! Puis il sortit en courant du cimetière...

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Depuis ce jour, on n'entendit plus parler de Jean. Son père lui écrivit plusieurs lettres qui restèrent sans réponse. Firmin Tranchevent s'étant adressé enfin au ministère de la guerre, on lui apprit que Jean avait péri dans une escarmouche en Afrique. Cette nouvelle causa une véritable douleur au châtelain de Keraven, car le fils de Louise était mort d'une fièvre typhoïde deux mois après l'enterrement d'Hermine, et l'ancien préfet se trouvait sans héritier.

MAX VALREY.

UNE

NOUVELLE THÉORIE DE L'ART

EN ANGLETERRE

M. JOHN RUSKIN.

I. The Seven Lamps of Architecture (les Sept Flambeaux de l'Architecture), 1 vol. in-40. II. The Stones of Venise (les Pierres de Venise), 3 vol. in- 4°. III. Lectures on Painting and Architecture (Discours sur la Peinture et l'Architecture, prononcés à Édimbourg), 4 vol. petit in-8°. IV. The Two Paths (les Deux Voies).

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Vers la fin du dernier siècle, l'Europe, par suite d'une méprise de longue date, se trouvait placée dans la position la plus étrange et la plus anomale vis à vis des beaux-arts. L'habitude de ne se servir de la palette que pour exécuter de parti-pris ce qu'on avait conçu à l'avance comme le résultat le meilleur à se proposer, la tendance à croire qu'il s'agissait avant tout de produire des compositions raisonnables et raisonnées, l'idée que, pour éviter les défauts qui pourraient choquer le froid jugement du spectateur, il était prudent de consulter soi-même froidement ses connaissances, de chercher dans son jugement les conditions d'un bon tableau, de s'astreindre ensuite à remplir ces seules conditions, — la foi en la raison en un mot (car c'est elle que j'ai cherché à décrire) avait complétement régné depuis le xvIe siècle. Les beaux-arts, y compris la poésie, étaient devenus, non plus une expression des goûts, des sentimens, des impressions plastiques que les artistes avaient véri

tablement été capables d'éprouver, non plus une tentative pour rendre sensible tout ce qui dans les réalités avait eu la puissance d'agir sur eux, mais une pure et simple exposition des idées qu'ils avaient su se faire des méthodes les plus judicieuses, des espèces de produits qu'il convenait de façonner, des diverses sortes de machines que leur intelligence avait su inventer pour obtenir certains effets. Lors même qu'il s'agissait d'émouvoir, on s'était fait une loi de ne point prendre conseil de ses émotions personnelles, de ne point traduire naïvement ce qu'on avait senti soi-même, mais de peindre ou d'écrire ce qu'on jugeait propre à émouvoir les autres.

Le secret du mal, c'était la vanité, qui avait rendu les poètes et les artistes si raisonneurs. Certes ils ne s'étaient pas dit bien positivement que, pour ne point être égarés par leurs goûts involontaires, le plus sage parti à prendre fût de toujours se guider d'après leur raison; mais les influences du temps leur avaient donné une défiance de leurs sentimens et une crainte du ridicule qui produisaient un résultat identique. Sauf peut-être dans la peinture de chevalet et dans la comédie légère, où cette préoccupation était moins vive, ils voyaient toujours derrière leur épaule le visage de la raison prête à ricaner de tout ce qu'il y avait d'illogique dans les folies et les ivresses de l'entraînement, si bien que vers 1800 la France avait fini par donner le spectacle d'une abnégation tout ascétique. Elle prenait à tâche de se faire violence à elle-même : elle se condamnait à composer péniblement des tragédies régulières qui l'ennuvaient et des tableaux à la grecque qui avaient encore pour ses instincts plastiques un plus médiocre attrait. Elle avait un système enfin, et elle y persistait non par amour, mais parce qu'elle voulait produire suivant sa raison, et que pour le moment sa raison était incapable de trouver un autre système.

Cependant la France se lassa de se donner tant de mal pour peindre et rimer contre ses goûts : laissant là les trois unités et toutes ses méthodes, elle voulut s'abandonner à ses instincts et créer des euvres qui pussent la satisfaire. Ce fut là une véritable révolution, révolution qui fit le tour de l'Europe, car l'Europe entière, plus ou moins, avait partagé la même aberration et avait besoin de s'en purger. L'Angleterre seule, chose remarquable, se ressentit à peine de la fièvre générale, ou du moins elle se contenta de réformes sans révolutions. Il faut dire qu'en Angleterre la vie et le flot des sentimens réels n'avaient jamais entièrement cessé de couler dans la littérature et les beaux-arts. Les caractères individuels sont trop marqués chez nos voisins pour se prêter si facilement et surtout si longtemps à une mode nationale. Leur raison a beau faire pour leur persuader qu'une opinion est de bon goût : leurs sympathies et leurs

répugnances ne veulent pas se laisser sacrifier. Aussi, quoiqu'en Angleterre comme ailleurs le xvIIIe siècle eût été relativement une époque de raisonnement, c'était chez un peintre anglais, chez Reynolds, que s'étaient conservées les seules traditions de couleur et d'élévation un peu sérieuse qui restassent alors, ou peu s'en faut, dans le monde, et c'est encore en Angleterre qu'un autre peintre, William Turner, créait au commencement de notre siècle ce que l'art moderne a de plus original : son école de paysage.

Comme pour mieux justifier encore le vieil adage remotos toto orbe Britannos, voici que depuis environ quinze ans, c'est-à-dire depuis que l'Allemagne et la France sont rentrées dans le repos, l'Angleterre est devenue à son tour le théâtre d'une propagande fort animée dans le domaine de l'art. Jamais la peinture et l'architecture n'y avaient excité un intérêt aussi général. Cette agitation se rapproche de notre mouvement romantique, elle en rappelle du moins l'enthousiasme, les insurrections contre le passé, les élans pleins de foi vers un avenir inconnu. Seulement ici encore l'Angleterre ne perd pas son caractère propre, et ce qui s'y passe est surtout un mouvement d'idées. Chez nous, le besoin d'agir et de parler suit presque instantanément le premier ébranlement de la pensée; de l'autre côté du détroit, tout se prépare patiemment dans les esprits: la réforme parlementaire, la réforme commerciale, ont été précédées de fréquens meetings, de longues discussions dans les journaux, d'une période d'incubation enfin. L'enfant anglais lui-même, comme on peut le lire sur ses traits, s'arrête pour considérer avant de parler. Ainsi fait en ce moment l'Angleterre pour l'art elle en est à son examen de conscience.

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Cette disposition a pu nuire au succès des Anglais dans la peinture; elle a pu contribuer à l'espèce d'hésitation qu'on remarque dans leurs œuvres, et qui leur fait souvent manquer le but. Ce n'est pas faute d'aptitudes plastiques, c'est plutôt qu'ils ne savent pas s'entendre avec eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, les idées qui s'agitent en ce moment n'ont rien perdu à être méditées, et elles ont d'autant plus d'intérêt pour nous qu'elles abordent la question de l'art par un côté qui n'a point assez attiré notre attention. Notre propre révolution romantique eut le tort d'être trop purement négative; elle s'est à peu près bornée à demander la cessation de l'esclavage, la liberté de l'imagination et du sentiment individuel. Sortir des vieux erremens serviles, rien de mieux; mais ensuite? C'est ne rien dire que de réclamer seulement pour chacun le droit de peindre comme il l'entend : c'est ouvrir la porte à tous les genres possibles de peinture et à tous les styles. Je sais bien que le romantisme a parlé aussi de vérité dans l'art, qu'il a invité les peintres à aban

donner les types convenus et le beau idéal pour rechercher le caractère; mais, tels qu'on les employait, ces mots de caractère et de vérité avaient un sens bien vague. Après tout, les formes classiques elles-mêmes, ou du moins les manières de faire érigées par les copistes en pratiques sacramentelles, avaient été primitivement des vérités chez ceux qui les avaient trouvées, elles avaient été suggérées par des impressions réelles; elles représentaient ainsi plus ou moins leur vraie manière de voir. Le plus faux système n'est qu'une conclusion exclusive. L'erreur des classiques avait été de s'en tenir à deux ou trois observations au lieu de continuer à observer; ce qu'ils avaient fait, les romantiques l'ont fait à leur tour. Faute de définir suffisamment cette vérité et ce caractère, réclamés comme essentiels, l'école nouvelle, au nom de la vérité, est bientôt retombée dans une manière. Il semble qu'on n'ait étudié que pour chercher une recette qui permît de peindre sans penser. Au lieu d'une routine nationale, nous avons eu vingt routines individuelles. L'un a été séduit par l'aspect monumental que présente un bras quand l'ombre s'étend sans demi-teinte jusqu'à la limite du contour, et il a tiré de là un système invariable de modelé qui consiste à ne jamais admettre de reflet; un autre a été sensible à certaines harmonies de teintes jaunes ou violacées, et il s'est construit un mode de coloration qui traite toutes les autres gammes de tons comme non avenues. En un mot, au milieu de beaucoup d'enthousiasme, de beaucoup de bonnes intentions, de louables efforts pour émanciper l'art des vieilles autorités qui prescrivaient une forme aux œuvres, l'on ne s'est point assez préoccupé d'examiner quelle règle il convenait de substituer à l'ancienne loi. On a trop laissé chacun peindre à son gré, au lieu de se demander ce que la peinture devait être pour traduire fidèlement, non pas les perceptions insuffisantes de celui-ci ou celui-là, mais tout ce que les facultés de notre époque pouvaient percevoir et concevoir dans les limites de l'art. On a trop cru qu'il suffisait d'être libre pour avoir du génie, et que le bon plaisir, suivant la prophétie phalanstérienne, remplacerait désormais avec avantage toute la pénible morale des devoirs. On a oublié la chose importante, la seule qui pût rendre féconde la libre production, en omettant de bien fixer dans les esprits les principes auxquels l'artiste ne doit pas céder et ceux qu'il est tenu d'avoir pour se bien diriger lui-même.

Nous verrons au contraire à quel point on s'est préoccupé en Angleterre de ce gouvernement moral de la liberté, à quel point, en même temps qu'on faisait une rude guerre à l'autorité des cinq ordres d'architecture et de toutes les autres recettes pratiques, on s'est efforcé de créer pour l'art un nouveau but, de déterminer ce

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