Page images
PDF
EPUB

une personne à laquelle il ne vous est pas permis de penser. Diable! on peut toujours rêver, ça ne fait de mal à personne! Mais regarde donc comme elle est jolie! Comme elle est vivante au milieu de toutes ces femmes plâtrées! On peut regarder les contours de sa figure à jour frisant; on n'y voit pas cette ligne mate qui empâte le duvet et qui fait ressembler les autres à un surmoulage. Vrai, elle est trop belle pour être une demoiselle de compagnie. Ma mère ne pourra jamais la garder. Elle mettra le feu partout, et, si elle reste sage, on voudra l'épouser.

-

Donc, reprit le marquis, vous ne pouvez pas songer à elle.

Pourquoi donc ça? reprit le duc. Ne suis-je pas d'aujourd'hui un pauvre diable sans avoir? N'est-elle pas bien née? Sa réputation n'est-elle pas intacte? Je voudrais bien savoir ce que ma mère pourrait trouver à redire! elle qui l'appelle déjà sa fille, et qui veut qu'on la respecte comme si elle était notre sœur?

- Vous poussez loin l'enthousiasme... ou la plaisanterie, dit le marquis, étourdi de ce qu'il entendait.

-Bon, pensa le duc, il m'appelle vous!

Et il continua à soutenir avec un sérieux étonnant qu'il était très capable d'épouser Mlle de Saint-Geneix, s'il n'y avait pas d'autre moyen de l'obtenir. — J'aimerais mieux l'enlever, ajouta-t-il : cela rentrerait mieux dans mes habitudes; mais je n'ai plus le moyen d'enlever, et à présent ma blanchisseuse elle-même ne s'y fierait pas. D'ailleurs il est temps de rompre avec tout mon passé. Je te l'ai dit, et c'est fait, puisque je l'ai dit. A partir d'aujourd'hui, transformation complète sur toute la ligne. Tu vas voir un homme nouveau, un homme que je ne connais pas moi-même, et qui va bien m'étonner; mais je sens déjà que cet homme-là est capable de tout, même de croire, d'aimer et d'épouser. Sur ce, bonsoir, frère, voilà mon dernier mot; si tu ne le redis pas à Mlle de Saint-Geneix, c'est que tu ne veux rien faire pour aider à ma conversion.

Le duc s'éloigna, laissant son frère stupéfait, partagé entre le besoin de le croire sincère dans sa passion du moment et l'indignation d'une rouerie dont on voulait le rendre complice.

Mais non, se disait-il en rentrant chez lui; tout cela, c'est sa gaieté, sa folie, sa légèreté... ou c'est encore le vin! Pourtant, ce matin, au bois, il m'a interrogé sur le compte de Caroline avec une insistance surprenante, et cela presque au milieu de mes confidences sur le passé, qu'il a reçues avec une émotion vraie, avec des larmes dans les yeux. Quel homme est-ce donc que mon frère? Il n'y a pas douze heures, il songeait à se tuer. Il me haïssait, il se détestait lui-même. Puis j'ai cru vaincre son cœur. Il a sangloté dans mes bras. Toute la journée, ç'a été une effusion, un abandon,

un charme de tendresse et de bonté, et ce soir je ne sais plus ce que c'est! Sa raison aurait-elle reçu quelque atteinte dans cette vie sans frein qu'il a menée jusqu'ici, ou bien s'est-il moqué de moi toute la matinée? Suis-je la dupe de mon besoin d'aimer? Vais-je m'en repentir amèrement, ou bien ai-je assumé sur moi la tâche de soigner un cerveau malade?

Dans son effroi, le marquis accepta cette dernière supposition comme la moins effrayante; mais une autre angoisse se mêlait à celle-ci. Le marquis se sentait froissé et irrité dans un sentiment qu'il ne s'avouait pas à lui-même et auquel il ne voulait pas seulement donner un nom. Il se mit au travail et travailla mal. Il se coucha et dormit plus mal encore.

Quant au duc, il se frottait naïvement les mains. - J'ai réussi, se disait-il; j'ai trouvé le réactif contre son désespoir. Pauvre cher frère! je lui ai monté la tête, j'ai éveillé ses désirs, j'ai excité sa jálousie. Le voilà amoureux! Il guérira et il vivra! A la passion, il n'y a de remède que la passion! Ce n'est pas ma mère qui eût trouvé cela, et s'il en résulte quelque scandale dans sa maison, elle me le pardonnera le jour où elle saura que mon frère fût mort de ses regrets et de sa vertu.

Le duc ne se trompait peut-être pas, et un homme plus sage eût été moins ingénieux. Il se fût efforcé de rattacher le marquis à la vie par l'amour des lettres, par la tendresse filiale, par la raison et la morale, toutes choses excellentes, mais que depuis longtemps le malade appelait en vain à son secours. Seulement le duc, à son point de vue, se figurait avoir tout sauvé, et il ne prévoyait pas qu'avec une nature exclusive comme celle de son frère, le remède pouvait bientôt devenir pire que le mal. Le duc, connaissant par lui-même la faiblesse humaine, croyait à la faiblesse relative des femmes, et n'admettait pas d'exception. Selon lui, Caroline ne lutterait guère, il la croyait déjà très disposée à aimer le marquis. Il ne pensait même pas que l'espoir du mariage fût nécessaire pour la vaincre. C'est une bonne fille, se disait-il, point ambitieuse, et tout à fait désintéressée. Je l'ai jugée du premier coup d'œil, et ma mère affirme que je ne me trompe pas. Elle cédera par besoin d'aimer, par entraînement aussi, car mon frère a de grandes séductions pour une femme intelligente. Si elle lui résiste quelque temps, ce sera tant mieux, il s'attachera d'autant plus à elle. Ma mère n'y verra rien, et si elle y voit, ça l'agitera, ça l'occupera aussi. Elle sera bonne, elle prêchera la vertu et cédera à l'attendrissement. Ces petites émotions domestiques la sauveront de l'ennui, qui est son plus grand fléau.

Le duc se livrait avec la plus parfaite candeur à ces calculs, dont

l'immoralité faisait la base. Il s'y attendrissait lui-même avec cette sorte de puérilité qui caractérise parfois la corruption comme un épuisement. Il souriait en lui-même en regardant la belle victime déjà immolée en imagination à ses projets, et si quelqu'un l'eût interrogé, il eût répondu en riant qu'il était en train d'arranger un roman à la Florian, pour commencer la vie de sentiment et d'innocence qu'il comptait embrasser.

Il resta toute la soirée, et trouva moyen de saisir Caroline dans un coin et de lui parler. - Ma mère m'a grondé, lui dit-il. Il paraît que j'ai été absurde avec vous. Je ne m'en doutais pas, moi qui avais justement le désir de vous prouver mon respect. Enfin ma mère m'a fait donner ma parole d'honneur que je ne songeais pas à vous faire la cour, et je l'ai donnée sans hésiter. Serez-vous tranquille à présent?

- D'autant plus que je n'avais jamais songé à être inquiète.

- A la bonne heure! Puisque ma mère me force à cette grossièreté de dire à une femme ce qu'on ne lui dit jamais, même quand on le pense, soyons amis comme deux bons garçons que nous sommes, et soyons francs pour commencer. Promettez-moi de ne plus dire de mal de moi à mon frère.

- De ne plus?... Quand donc lui ai-je dit du mal de vous?

[ocr errors][merged small]

Vous ne vous êtes pas plainte de mon impertinence,... là, ce

- J'ai dit que je redoutais vos railleries, et que si elles continuaient, je m'en irais, voilà tout.

Bien, pensa le duc, ils sont déjà mieux ensemble que je ne l'espérais... Si vous songiez à quitter ma mère à cause de moi, reprit-il, ce serait me condamner à m'éloigner d'elle.

Cela ne peut pas tomber sous le sens! Un fils céder la place à une étrangère !

[ocr errors]

C'est pourtant ce à quoi je suis résolu, si je vous déplais et si je vous effraie; mais restez, et ordonnez-moi ce que vous voudrez. Dois-je ne pas vous apercevoir, ne jamais vous adresser la parole, ne pas même vous saluer?

Je n'exige aucune affectation dans un sens ni dans l'autre. Vous avez trop d'esprit et d'usage pour n'avoir pas compris que je ne suis pas assez rompue aux artifices de la parole pour soutenir un assaut quelconque contre vous.

- Vous êtes trop modeste; mais puisque vous ne voulez pas que les formules de l'admiration se mêlent à celles du respect, et puisque l'attention qu'il vous est si difficile de ne pas éveiller vous alarme et vous contriste, soyez tranquille, je me le tiens pour dit: vous

TOME XXVIII.

20

n'aurez plus à vous plaindre de moi. Je le jure par tout ce qu'un homme peut avoir de sacré, par ma mère!

Après avoir ainsi réparé sa faute et rassuré Caroline, dont le départ eût fait échouer son plan, le duc se mit à lui parler d'Urbain avec un véritable enthousiasme. Il y avait en lui sur ce point tant de sincérité, que Mile de Saint-Geneix abjura ses préventions. Le calme revint donc dans son esprit, et elle s'empressa d'écrire à Camille que tout allait bien, que le duc valait infiniment mieux que sa réputation, et que, dans tous les cas, il s'était engagé sur l'honneur à la laisser tranquille.

Pendant le mois qui suivit cette journée, Caroline vit fort peu M. de Villemer. Il eut à s'occuper des détails de la liquidation de son frère, puis il s'absenta. Il dit à sa mère qu'il allait en Normandie voir un certain château historique dont le plan lui était nécessaire pour son ouvrage, et il prit une route tout opposée, confiant au duc seul qu'il allait voir son fils dans le plus strict incognito.

De son côté, le duc fut très occupé de son changement de position pécuniaire. Il vendit ses chevaux, son mobilier, congédia ses laquais, et vint, à la demande de sa mère, s'installer provisoirement, par économie, dans un entresol de son hôtel, qui allait être vendu aussi, mais avec cette réserve que le marquis resterait pendant dix ans principal locataire, et que rien ne serait changé dans l'appartement de sa mère.

Quant à Urbain, il monta trois étages et entassa ses livres dans un logement plus que modeste, protestant qu'il n'avait jamais été mieux, et qu'il avait une vue magnifique sur les Champs-Élysées. Durant son absence, on fit les préparatifs de départ pour la campagne, et Mlle de Saint-Geneix écrivait à sa sœur: « Je compte les jours qui nous séparent de cette bienheureuse campagne, où je vais enfin marcher à mon aise et respirer un air pur. J'ai assez des fleurs qu'on voit mourir sur la cheminée : j'ai soif de celles qui éclosent en plein champ. >> GEORGE SAND.

(La seconde partie au prochain no.)

L'OPINION PUBLIQUE

SOUS

LA CONSTITUTION DE 1852.

1. De la Liberté de la Presse, avec un Appendice contenant les avertissemens, suspensions et suppressions encourus par la presse quotidienne ou périodique depuis 1848 jusqu'à nos jours, par M. Léon Vingtain, 1860. II. De la Liberté et du Gouvernement, par M. H. Bosselet, 1858. III. Du Gouvernement représentatif en France, par M. Varnier, 1855. IV. Essais de Politique et de Littérature, par M. Prevost-Paradol, 1859.

Un journal étranger m'ayant fait l'honneur, il y a plus d'un an, de me demander un travail sur la constitution de 1852, je refusai de faire ce travail en disant que je savais bien quelle liberté m'assurait l'extra-territorialité qui m'était offerte, mais que je sentais encore mieux quelles convenances elle m'imposait. Dans mon pays, je puis considérer avec plus ou moins de bonne humeur les institutions auxquelles j'obéis: au dehors, je me tiens pour obligé à respecter scrupuleusement ma cocarde nationale. «Ne me demandez pas de vous donner mon avis détaillé sur la constitution de 1852. Parlant chez vous, j'en dirais peut-être plus de bien que je n'en pense. J'aime mieux en parler en France. Je me sens moins gêné par la loi que par la bienséance. >>

Je veux donc examiner ici avec impartialité la constitution de 1852 et rechercher surtout quelle est la part que cette constitution fait à la liberté de discussion.

Que j'aie le droit d'examiner la constitution, personne, je pense, ne le contestera. La constitution de 1852 n'a pas décrété sa propre

« PreviousContinue »