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manière d'en juger : ce qui a pu être sauvé une fois ne peut l'être toujours; mais toutes les considérations prises de la balance de l'Europe subsistent, et il est toujours désirable de maintenir, s'il est possible, une répartition équitable de force et de territoire. La France est, surtout en cette question, la gardienne de l'équité. Aucune puissance n'est moins intéressée qu'elle au partage de l'Orient. Sa part est faite d'avance, c'est l'Algérie. Rien ne la presse d'y ajouter quelque chose, et de s'étendre sur d'autres points du littoral de la Méditerranée. Elle est donc bien placée pour conseiller à tous la patience, la justice, la modération. Il faudrait des faits bien notoires et bien impérieux pour la déterminer seulement à prononcer cette parole : « Il y a lieu de partager l'empire ottoman, » car c'est de cela qu'il s'agit; c'est d'une Pologne immense que l'Europe aurait à faire sa proie. Des écrivains qui savent tout assurent que le moment est venu. D'autres, encore plus savans, prétendent que la parole qui le déclare est dite. Nous qui ignorons tout cela, bornons-nous à représenter qu'il y a une grande distance d'une délibération sur des mesures à prendre en commun pour protéger les chrétiens d'Orient à l'ouverture officielle, par voie de licitation diplomatique ou armée, de la succession des héritiers d'Othman et de Mahomet II, une grande distance entre la déclaration de l'opportunité d'aviser au partage et l'adoption d'un plan de partage exécutable, une grande distance enfin entre l'adoption d'un plan et l'exécution du plan adopté. Y songe-t-on bien? C'est l'expropriation d'une dynastie et d'un peuple opérée à force ouverte, de la Moldavie jusqu'à la Nubie, de l'Albanie jusqu'à la Perse! En vérité, il faut être bien convaincu que la supériorité de civilisation est un blanc-seing qui autorise à tout faire, pour raisonner de sang-froid d'une telle spoliation. C'est donc un terrible privilége que de s'appeler chrétien, quand on veut s'agrandir. Cependant, le droit concédé, dans cette succession infinie de points à régler et de partis à prendre, quelle inépuisable mine de conflits, d'hésitations, d'ajournemens, d'artifices, de ruptures, de violences! Que d'occasions de se suspecter et de se nuire! Le monde est changé, soit; mais il ne serait plus le monde des hommes, s'il était aussi simple de terminer une telle affaire que de la commencer. Nous faisons donc toute réserve sur les bruits qui ont couru; mais s'ils avaient de sérieux fondemens, si la question d'Orient était sérieusement posée en Europe, nous avouons qu'elle est d'une importance à effacer toutes les autres questions qui nous agitent. Il est évident qu'elle ouvrirait à chacun de telles perspectives, elle imposerait tant de soins, commanderait tant de ménagemens, susciterait tant d'inquiétudes et d'ambitions diverses, que toute puissance devrait craindre alors de se faire un ennemi de plus,

qu'aucune ne pourrait être tentée de se créer spontanément, pour d'autres intérêts devenus aussitôt secondaires, une difficulté et une opposition nouvelles. Chacun enfin pourrait être amené à transiger sur toute chose pour avoir satisfaction sur une seule. Reconnaissons encore que si la France se prévalait de son désintéressement dans le partage pour exercer une médiation morale et réclamer de tous une solution pacifique, elle pourrait rendre un grand service à la civilisation et à l'humanité, et justement obtenir, ailleurs qu'aux confins de l'Asie, des compensations aux agrandissemens que sa tolérance ou son concours aurait laissés à des puissances rivales. Mais, encore une fois, c'est là une pure hypothèse qui n'est permise que la plume à la main, et avant qu'elle se réalise, le Danube et le Borysthène auront encore versé bien des fois tout le volume de leurs eaux dans la Mer-Noire.

IV.

Les mouvemens européens, les révolutions de la politique internationale ont ce privilége d'éveiller, de captiver par excellence l'attention populaire, et il est à remarquer que dans les masses, et jusque chez les ignorans habitans des campagnes, les événemens extérieurs passent moins inconnus, excitent plus d'intérêt que ces révolutions domestiques qui devraient cependant influer plus directement sur le sort du peuple. C'est que la multitude aborde surtout la politique par l'imagination; les lumières et la réflexion lui manquent pour y atteindre par la raison. Ainsi s'explique cette empreinte universelle et profonde que laissent après eux les hommes extraordinaires, qui semblent plus faits pour être les héros d'un poème que ceux de l'histoire, ces hommes qu'on renonce à juger d'après les règles communes et qui s'emparent des esprits par l'admiration plus que par la reconnaissance. La raison en effet rabattrait beaucoup de la gloire qu'un facile enthousiasme décerne à leur génie, sans calculer le prix fatal dont les contemporains ont payé le spectacle qu'il leur a donné; elle contesterait cette gloire inutile, et finalement funeste, qui n'a fourni à l'humanité qu'un sujet d'éternel entretien. L'humanité même ne compte pas ainsi, et dans son abnégation aveugle elle s'immole par milliers d'hécatombes à l'égoïsme grandiose de ceux qu'elle renonce à juger comme des hommes, puisqu'elle en fait des demi-dieux. Un nom qui est dans toutes les mémoires a seul eu de nos jours le dangereux pouvoir de ne jamais soumettre celui qui l'a porté qu'à la mesure de l'imagination des hommes, de l'imagination qui, à proprement parler, n'a pas de mesure, et dépasse toutes les proportions pour atteindre par le vague à l'infini. Certes, on ne peut dire qu'il y a dix ans cette fa

culté qui tient parfois une si grande place dans notre nature et dans notre histoire fût dans ses jours d'ardeur et d'audace. Les craintes suscitées par les événemens de 1848 et leurs suites inquiétantes avaient seules absorbé ce qui nous restait de goût pour l'exagération, et nous avions épuisé nos facultés inventives à grossir sans limites des dangers effectifs et d'apparens dangers. Or un tel emploi de l'imagination semble l'éteindre, et jamais nation n'a paru moins portée à l'exaltation qu'alors que, préoccupée exclusivement de l'ordre dans les cités et de la sûreté des propriétés et du commerce, notre France semblait n'avoir plus de sa vie à demander au pouvoir que les soins en grand d'un commissaire de police, regardant comme le bien suprême la paix des rues et des foyers. Alors sans doute l'imagination parmi nous semblait éteinte elle s'est rallumée cependant. La France a longtemps hésité, résisté; elle ne voulait pas reprendre aux chances hasardeuses de l'existence sociale, et il n'a pas fallu moins que la puissante stimulation des événemens pour l'arracher aux préoccupations exclusives des intérêts matériels et économiques. On a pu douter longtemps, je l'avoue, que sa lassitude cédât à cet instinct aventureux de sa nature qui s'endort par momens et ne s'éveille que par intervalles. Les faits ont été les plus forts; en renouvelant sans cesse des provocations inattendues, ils ont ramené les esprits dans la sphère des spéculations, des prévisions, des aspirations qu'excite le spectacle des crises géné– rales. L'Europe, se donnant sans cesse en représentation, a fini par attirer sur elle cette attention d'un peuple un moment subjugué par le souvenir de ses inquiétudes et la fatigue de ses épreuves. La France est redevenue jusqu'à un certain point un pays d'imagination, et la politique extérieure le sujet dominant des pensées et des discours. Qui répondrait cependant que ce fût l'aliment le plus sain qu'on puisse donner à l'esprit public? Séduite facilement par l'attrait de la nouveauté et l'apparence de la grandeur, l'opinion, dans un si vaste champ de conjectures et d'hypothèses, perd facilement de vue les règles du juste et du possible, et dans l'immensité des affaires et des questions les principes échappent et laissent place libre aux suggestions chimériques du raisonnement et de la passion, du raisonnement qui néglige les faits, de la passion qui ignore les scrupules. Toute nation qui ne songe plus qu'à la politique du dehors se néglige elle-même et va bientôt s'égarer. Un gouvernement qui mettrait tout son enjeu sur cette carte unique, en même temps qu'il donnerait beaucoup au hasard, perdrait, comme un navire sans lest, la faculté de se diriger avec méthode, de se ralentir quand il le faut, et de s'arrêter à temps. Je ne craindrai pas de dire que le conseil de se connaitre soi-même, ce conseil qui semble tout philosophique, s'applique aux nations comme aux indivi

dus, et peut servir de règle à la politique aussi bien qu'à la morale. Les peuples aussi font bien de penser à eux avant de porter au loin leur curiosité vagabonde, non qu'ils doivent s'engourdir dans une étroite préoccupation de leur bien-être et de leur repos; mais ils s'oublient, mais ils s'ignorent quand ils ne demandent à leur gouvernement que des spectacles émouvans qu'ils n'auront eux-mêmes ni choisis ni prévus. Penser à soi pour un peuple, c'est pourvoir à sa dignité, et sa dignité, c'est de rester l'arbitre de ses destinées. C'est de veiller par sa raison, de concourir par sa volonté à tout ce qui se fait en son nom. Sa dignité, c'est de fonder ou de maintenir celle de tous les citoyens qui le composent en les faisant maîtres de leur conscience, de leur pensée, de leur travail, de leurs suffrages. Sa dignité, c'est d'être libre. Le calcul de l'utile a son rôle, la spéculation conquérante a ses jours, l'imagination d'un grand peuple ne veut pas qu'on la néglige; mais avant tous ses calculs et tous ses rêves, il placera sa raison, s'il a une fois annoncé à l'univers qu'il s'appartient à lui-même. Quand on a fait la révolution française, on répond de soi, et la responsabilité n'est à l'abri que sous la garde de la raison. C'est la raison, premier apanage de la race humaine, qui est aussi pour un peuple le principe du devoir et du droit, qui lui apprend à concilier les nobles choses et les choses utiles. Par elle, il s'élève sans s'égarer; sans s'abaisser, il se ménage; il sait oser ce qu'il faut oser et craindre ce qu'il faut craindre. Par elle, au-dessus des succès de la force et des joies de la prospérité, il met la justice; mais si l'on a dit qu'il faut être juste pour être libre, il est encore plus vrai qu'il faut être libre pour être juste, car la raison et la justice en politique sont le prix du concours, et, seul, le débat public les met en lumière et leur décerne la puissance. Revenons d'une erreur trop répandue par l'artifice et la peur; on nous a trop dit que la liberté politique ne traînait après elle qu'agitations et désordres, que du sein des discussions qui l'attestent et l'alimentent ne naissaient que péril et calamité, comme si l'indifférence servile de tout un peuple ne pouvait pas l'entraîner à la dérive jusqu'au sein des crises qu'il n'a pas su prévoir, comme si le trouble et la ruine n'étaient jamais sortis des délibérations d'un despotisme silencieux! C'est la liberté au contraire qui, éclairant un peuple dans sa marche, lui montre la voie qu'il doit suivre; c'est elle qui seule le rend capable de comprendre les expériences qu'il a faites, les leçons qu'il a reçues. C'est elle qui, par un orageux apprentissage, le ramène à la sagesse, à la modération, à la justice. La liberté est le port après avoir été la tempête.

CHARLES DE RÉMUSAT.

PROGRÈS ET DÉCOUVERTES

DE LA MÉTÉOROLOGIE

Klimatologische Beiträge, von Dove, Berlin, 1857-1860. — Annuaire de la Société météorologique de France, 1853-1859.

Il est une science à la portée de tous les esprits, qui, pour être cultivée, même avec succès, ne demande presque aucune préparation, qui fournirait facilement une ressource admirable à ceux qui, peu disposés à s'assujettir à des études préliminaires longues et ardues, se sentiraient néanmoins quelque goût pour l'observation des phénomènes naturels on pourrait l'appeler plaisamment la science de la pluie et du beau temps, bien qu'elle se décore d'ordinaire du nom assez magnifique de météorologie. Le baromètre, le thermomètre, la girouette, sont les simples instrumens qu'elle emploie ; son champ est l'atmosphère terrestre, dont elle s'efforce d'analyser les mouvemens réguliers ainsi que les perturbations.

Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, ainsi nombre de gens ont fait et font encore de la météorologie sans en connaître même le nom. On s'est à toute époque occupé de comprendre les signes du temps; le laboureur les consulte pour ses cultures, l'homme de guerre dans ses expéditions, le marin dans ses voyages. Que d'observations le paysan n'a-t-il pas le loisir de rassembler pendant ces longues journées passées en face de grands horizons! Son œil contemplatif s'accoutume à lire dans le ciel, à saisir dans les formes et les lignes des nuages, dans les tons de la lumière, dans la trans

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