Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

Le 17 février 1858, par une tiède journée de printemps, j'attendais à midi, sur la jetée du port de Southampton, le petit bateau à vapeur qui devait me conduire à bord de l'Atrato, mouillé en pleine rade. J'allais enfin commencer, à travers des régions ignorées, un voyage aventureux dont la fantaisie américaine a presque fait un événement. J'allais chercher au fond de l'Amérique centrale la consécration d'un projet peut-être téméraire, sans trop m'attendre aux difficultés du lendemain. Préparé par plusieurs années d'études, obéissant à une vive sympathie pour les nationalités espagnoles, je croyais avoir désarmé d'avance toutes les hostilités politiques par le caractère éminemment libéral et conciliateur de mon programme. Tout souriait donc à ce début d'une lointaine pérégrination. J'étais heureux et confiant, parce que pour la première fois depuis bien des années je me sentais libre. J'avais d'ailleurs une foi profonde dans la puissance intrinsèque des grandes choses, de quelque part qu'elles viennent. Je m'embarquai, plein de pensées confuses, mais vivantes, impatient de quitter l'Europe pour courir à de plus larges horizons,

et touchant déjà de la main ce monde nouveau où m'appelaient des pressentimens que la réalité devait encore dépasser.

On sait peut-être quel a été le dénoûment rapide de ce prologue du canal de Nicaragua. Trois mois après, le 1er mai 1858, les deux présidens de Nicaragua et de Costa-Rica signaient la convention internationale de Rivas, et le retentissement obtenu par ce traité donnait la mesure de l'importance des intérêts politiques et économiques qui s'y rattachaient. Bien des événemens ont depuis changé les conditions matérielles de l'entreprise. On ne, traverse pas impunément une époque aussi troublée que la nôtre. Il en est résulté des mécomptes, une situation incertaine, des appréciations erronées, des obstacles de toute nature, et par suite un temps d'arrêt dans l'opération industrielle. Il ne m'appartient pas de prévoir aujourd'hui l'issue définitive de ces complications. Une année encore nous sépare des délais fixés pour les premiers travaux par les législatures centro-américaines, et il suffirait peut-être d'une volonté intelligente pour amener une soudaine réalisation. La question, dans tous les cas, a besoin d'être mieux comprise dans son ensemble et mieux connue dans ses détails qu'elle ne l'a été jusqu'ici, un peu par la faute de celui même qui s'était donné pour tâche d'en préparer la solution. Le récit qui va suivre a surtout pour objet de combler ces lacunes. Dieu veuille que l'exposé sincère des vues qui m'ont inspiré et des circonstances dont j'ai dû tenir compte dissipe des malentendus regrettables et détermine chez quelques-uns un retour de justice!

J'étais donc installé à bord de l'Atrato, beau navire de 800 chevaux, le meilleur marcheur, disait-on, de la malle royale des Antilles. Avec sa carène de fer, jaugeant plus de 3,000 tonneaux, d'une allure effilée et dansante, il devait atteindre rapidement la zone des vents alizés et nous conduire en treize jours à la petite île de Saint-Thomas. Tout nous présageait ainsi une traversée favorable; mais nous avions trop compté sur la température adoucie qui régnait alors à Paris et dans tout le nord de l'Europe. Dès la première nuit, et en vue encore des phares d'Angleterre, le vent sauta au sud c'était le signal d'un changement complet dans l'état du ciel et de la mer. Les passagers durent s'enfermer dans leur cabine et se résigner aux souffrances, aux inquiétudes des navigations laborieuses. Les vagues déferlaient quelquefois avec tant de violence, qu'une nuit elles emportèrent une des grandes chaloupes du navire en brisant comme une paille, au ras des bastingages, les deux arcsboutans de fer forgé qui la supportaient. Cette situation durait depuis cinq ou six jours, quand un soir, à dix heures, on signala à l'est, aussi loin que le regard pouvait porter, un feu intermittent

:

qui devait appartenir à l'île portugaise de San-Miguel. Nous nous trouvions, malgré le vent debout et les courans contraires, au milieu de ce groupe fameux des Açores, qui sert de sentinelle avancée aux grands parallèles. Le temps néanmoins était toujours frais et orageux ce ne fut même qu'en approchant de Saint-Thomas que nous sentîmes le contact généreux des effluves tropicales; mais le flot se calmait peu à peu, le thermomètre montait par soubresauts, et déjà les brumes du nord s'effaçaient par éclaircies devant de soudaines inondations de lumière.

L'Atrato, dont le nom est emprunté à une rivière de la NouvelleGrenade, avait d'abord filé de onze à douze nœuds à l'heure. Quand nous approchâmes des chauds horizons, sa marche devint plus rapide, et dépassa même quinze milles. C'était alors une des principales distractions de la journée d'aller lire, dans un cadre accroché près de la chambre du capitaine, toutes les indications qui nous intéressaient la distance franchie depuis la veille, la vitesse moyenne du navire, le point qui venait d'être relevé, et le nombre de milles à parcourir encore jusqu'à Saint-Thomas ou plutôt jusqu'à Sombrero. On suivait ainsi jour par jour le développement de la diagonale presque mathématique qui nous menait aux Antilles du nord-est au sud-ouest, et qui devait couper le tropique du Cancer en biseau par le 58° degré de longitude occidentale (1).

Le 1er mars, nous touchâmes enfin à cette frontière désirée de la zone torride. Le divorce avec la vieille Europe était consommé. Il n'y avait plus que trois cent soixante milles à parcourir jusqu'à Sombrero, et nous faisions en moyenne trois cents milles par jour. Les signes précurseurs d'autres rivages se pressaient autour de nous. Nous avions rencontré la veille ces amas de fucus qui jadis avaient épouvanté les compagnons de Colomb, et qu'on a nommés depuis les « raisins du tropique. » Les oiseaux des îles voisines traversaient par troupes le ciel bleu, non sans se poser un moment sur les hautes vergues. Des milliers de poissons volans rasaient le flot comme des hirondelles, l'effleurant de distance en distance pour y retremper leurs ailes noires déployées en éventail. La chaleur était loin d'être excessive; elle ne ressemblait en rien à la canicule sèche et étouffante de nos étés l'air ambiant était tiède et frais à la fois, on s'y sentait complétement vivre; tous les petits malaises, toutes les inquiétudes irritantes de nos climats avaient disparu. Le soir, il y eut bal

:

(1) A bord d'un steamer anglais, on ne peut guère se servir que des longitudes anglaises; mais il serait bien à désirer qu'en attendant l'uniformité des poids et mesures, les nations qui lèvent des cartes s'entendissent enfin pour n'avoir qu'un même méridien, dût-on laisser à l'observatoire de Greenwich le privilége dont il est si jaloux, et que d'ailleurs, toute autre considération écartée, le seul nom de Newton lui mériterait.

aux rayons argentés de la pleine lune. L'orchestre se composait de deux violons et d'un tambour de basque manœuvrés par des matelots. La scène avait pour décoration le double sillage étincelant de l'astre et du steamer et la silhouette noire des cordages et des bastingages à claire-voie. C'eût été une fête charmante à bord d'un transatlantique français.

Le 2 mars, à deux heures de l'après-midi, il se fit tout à coup un grand mouvement sur le pont, et toutes les lorgnettes se dirigèrent à gauche vers une espèce de roche nue, à fleur d'eau, sans végétation et sans habitans. Je demandai le nom de cet îlot sauvage. C'était Sombrero, l'avant-garde des Iles-Vierges, le premier piton de cette chaîne de volcans sous-marins qui se prolonge si régulièrement du nord au sud jusqu'à la Trinidad, et dont les larges sommets ont pour couronnement les Petites-Antilles. A six heures, une silhouette de montagne aplatie se dessina au sud-ouest. La nuit arrivait rapidement. Peu à peu la silhouette se rapprocha. A notre droite se développait un rideau de collines abruptes. Nous côtoyions le groupe stérile des Iles-Vierges, et nous cherchions impatiemment dans ces masses noires le phare qui devait nous signaler le port. Enfin, au dernier moment, la lune illumina notre route. Nous doublâmes un rocher solitaire qui se dressait devant nous comme le gardien muet de la passe. Le navire marcha encore quelques minutes au milieu d'un silence profond, puis une fusée enflammée s'élança de l'avant. Une autre fusée lui répondit de terre. On nous avait reconnus. L'Atrato tira son coup de canon d'arrivée, tandis que des feux errans semblaient se multiplier sur la plage, et quelques instans après, à neuf heures et demie du soir, il était deux heures du matin à Paris, l'écroulement des chaînes de l'ancre nous annonça que nous étions mouillés dans la rade de Saint-Thomas.

[ocr errors]

Le lendemain, à cinq heures, j'étais debout sur le pont, une lorgnette à la main, attendant le lever du soleil et jouissant déjà d'une température digne de l'Éden. Je savais, sur la foi des géographes, que Saint-Thomas n'était qu'un écueil aride dont le Danemark avait fait une station commerciale importante par une simple déclaration de franchise de droits. Cette île était même restée dans mes souvenirs d'économiste comme un exemple péremptoire de ce que peut la liberté pour créer la richesse naturellement là où elle ne saurait exister; mais j'étais loin de m'attendre à un tableau riant sur une plage que je supposais ingrate et désolée. Quelle ne fut pas ma surprise d'embrasser une enceinte circulaire d'un vert de mousse, au fond de laquelle se dressait une véritable cité orientale, distribuée et coloriée comme un décor! L'entrée de la baie regarde le sud, ce qui nous avait forcés de faire le demi-tour de l'île pour y arriver, et

la ville est adossée au nord contre la montagne principale, du haut de laquelle on découvre l'Atlantique et la route que nous venions de parcourir. Qu'on imagine trois amphithéâtres de maisons étagées sur trois mamelons d'égale hauteur, réunis par une ligne de toits rangés le long de la mer. Les maisons, blanches ou jaunes, sans cheminées, étaient presque toutes entourées de galeries et uniformément couvertes de tuiles rouges. Des panaches de cocotiers semés cà et là mêlaient leur vert de prairie à ces couleurs vivantes. Au bas de la colline de droite où j'apercevais l'embarcadère, un petit fort surmonté du drapeau danois, une croix blanche sur un fond rouge, s'avançait dans la mer comme une sentinelle, muni d'une batterie de canons à fleur d'eau. Ce fort contenait une garnison de cent cinquante soldats commandés par un capitaine, force plus que suffisante pour garder une possession que personne ne convoite, parce que tout le monde en profite (1). La demeure du gouverneur danois couronnait le mamelon du milieu et attirait l'attention par son blanc péristyle ionien, encadré dans un fouillis d'arbustes à fleurs éclatantes. M. Berg, qui occupait alors cette magistrature, dominait de ce point la ville et la rade, et pouvait même communiquer par des signaux avec la délicieuse colonie de Sainte-Croix, le siége de son gouvernement général, dont on apercevait au sud les montagnes bleuâtres.

Jusque-là, l'illusion scénique ne laissait rien à désirer; mais, en y regardant de plus près, la stérilité de l'île se devinait bien vite sous le voile de verdure éphémère qui la recouvrait. Sauf les cocotiers, tous les autres arbres étaient disséminés et d'un aspect chétif. Pas la moindre trace de culture sur ces roches dénudées. Nous étions arrivés pourtant au plus beau moment de l'année. Deux mois plus tard, le soleil de juin devait tout dévorer, et peut-être ramener le fléau périodique de la fièvre jaune, qui, en 1857, avait emporté vingt passagers à bord même de l'Atrato. Telle est cependant l'irrésistible puissance de la liberté, qu'il a suffi de faire de SaintThomas un port franc, favorisé d'ailleurs par sa position à l'entrée de la méditerranée américaine, pour qu'il s'élevât sur ce rocher une ville de treize mille âmes, visitée par les pavillons de toutes les nations, riche de tous les produits des deux mondes. Les Anglais y ont établi le centre de leurs correspondances de steamers, et rayonnent de là sur l'archipel entier. Les Américains y ont planté

(1) Cela est vrai pour l'Europe, mais non pour les Américains du Nord, qui veulent avoir un pied partout et qui ont songé à acquérir Saint-Thomas du Danemark en mème temps qu'ils cherchaient à enlever la baie de Samara à la république dominicaine. L'éveil donné par la presse anglaise a ruiné le premier projet; mais le second, celui relatif à Samana, pourrait bien être en cours d'exécution.

« PreviousContinue »