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tallines du verre en forme de bulle, et il croyait entendre, nous disait-il, les clochettes du troupeau comme il les entendait naguère, lorsqu'aux lueurs du crépuscule le bétail haletant rentrait des pâturages vers la cour de la maison paternelle, ce home chéri que ses regards cherchaient à mille lieues de nous, dans la direction où le soleil se couche...

«Ay de mi! quelles strophes de belle poésie (je ne les écrirai jamais) frappent à la porte de mon cœur ému; quand j'ouvre certain cabinet de la maison où je suis né! Sur les rayons dont il est garni reposaient d'ordinaire maint et maint paquet de marjolaine et de pouliot, de cataire, de menthe et de lavande. Il y avait aussi des pommes, qu'on laissait là jusqu'à ce que leurs pepins devinssent noirs, époque volontiers devancée par des dents plus blanches que le lait. Là, dans l'obscurité, dormaient des pêches, songeant aux bons rayons de soleil qu'elles avaient perdus jusqu'au moment où, comme « le cœur des saints qui, dans leur angoisse, rêvent du ciel, » elles prenaient « l'odeur de l'haleine angélique. » L'écho parfumé d'une douzaine d'étés défunts plane encore dans les ténèbres de ce recès mystérieux.

«Il m'est quelquefois arrivé de penser que moindre est l'incident qui ébranle cette « chaîne électrique du souvenir » dont Byron a parlé en si beaux vers, et plus énergiquement il agit. Qu'y a-t-il de plus trivial que cet incident si souvent raconté d'un vieux Shakspeare in-folio entre les feuillets duquel, en l'ouvrant, on retrouve quelque débris d'un gâteau de Noël demeuré là depuis un siècle et plus? Et voilà qu'en face de cette misérable relique d'une génération éteinte, le monde entier change de face en un clin d'œil! Le vieux George II remonte sur son trône, Pitt l'ancien arrive au pouvoir. Le général Wolfe n'est encore qu'un brillant jeune homme, donnant de belles espérances. De l'autre côté de la Manche, on tire à quatre chevaux le sieur Damiens, et par-delà l'Océan les Indiens assomment à coups de tomahawk, à Fort-William-Henry, une foule d'Hirams, de Jonathans et de Jonas. Tous ces morts, enfouis dans une poussière séculaire, ressuscitent à la fois, tous, jusqu'au cuisinier robuste qui battit et mêla cette pâte épaisse. Notre planète revient sur une centaine des cercles lumineux qu'elle a décrits, et sur le cadran céleste on prend à rebours la précession des équinoxes... Tout cela pour une simple miette de croûte à pâté! »

«<- Voilà un pâté dont je vous rends grâces, dit alors le provoquant jeune homme dont j'ai déjà parlé si souvent, le même qu'on appelle John... Il regarda quelques instans le vénérable gâteau qui figurait devant nous, et porta ses mains à ses yeux, visiblement ému, à ce qu'on pouvait croire. — Je me demandais, reprit-il ensuite, en bégayant un peu...

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- Quoi?... que voulez-vous dire? s'écria notre landlady.

- Je me demandais, reprit-il, qui pouvait bien être roi d'Angleterre à l'époque où cet antique pâté fut mis au four,... et je m'attristais en songeant que ce pauvre monarque était mort depuis bien longtemps.

« Notre landlady est une personne convenable; elle est pauvre, elle est veuve naturellement, cela va sans dire (1). Elle m'a jadis conté son histoire.

(1) En français dans l'original.

TOME XXVIII.

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C'était comme si un pauvre grain de blé, broyé avec des millions d'autres, eût voulu me signaler son individualité en me faisant part de ses souffrances particulières. Il y avait l'amourette obligée, et la noce après l'amourette, le début dans la vie, les déceptions, les enfans qu'elle avait mis au monde, puis enterrés après les avoir nourris; la lutte acharnée contre le sort, le dépouillement graduel ; — la vie perdant peu à peu d'abord les joies d'un luxe bien modeste, puis les comforts presque nécessaires; le découragement, le changement survenu dans le caractère de celui qui était son appui naturel; puis la mort arrivant, qui, entre elle et toutes ses es

pérances ici-bas, tirait comme un grand rideau noir.

« Depuis le jour où elle m'a fait ce récit, je n'ai plus ri de notre hôtesse; en revanche, il m'est arrivé souvent de pleurer sur elle, non pas de ces grosses larmes que nos gouttières déversent à grand bruit sur le terrain du voisin, le stillicidium d'un sentiment qui s'affirme et se connaît, mais de ces pleurs qui se glissent muets, par des conduits ignorés, jusqu'à ce qu'ils arrivent aux citernes voisines du cœur, de ces pleurs que nous versons en dedans, sans qu'un seul muscle de notre face ait bougé. Voilà ceux que m'a souvent arrachés, sans le savoir, notre landlady, lorsque les diablotins de notre infernale table d'hôte fouillaient son âme avec leurs pincettes rougies. >>

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- Jeune homme, ―je pris la parole, -le pâté dont vous parlez avec tant de légèreté n'est point de date si ancienne. En revanche, la courtoisie envers qui nous sert, plus spécialement envers les personnes du sexe le plus faible, est un devoir dont l'origine remonte loin, et qui mérite d'être conservé. Permettez-moi de vous recommander la règle suivante, toutes les fois que vous aurez à traiter avec une femme, un poète, un artiste; elle n'est pas de mise envers un journaliste ou un homme politique;-je l'ai lue au dos d'un de ces joujoux français où de petites figures de carton se meuvent sous l'action d'un courant de sable fin, et on vous la traduira si vous voulez; mais voici le texte : Quoiqu'elle soit très solidement montée, il ne faut pas brutaliser la machine... Maintenant passez-moi, si vous voulez bien, une tranche de pâté. »

On connaît maintenant notre autocrate et on voit, nous ne dirons pas à quelle famille d'esprits il appartient, mais de quels auteurs il s'est inspiré. Sterne a écrit d'après Burton, et de Maistre d'après Sterne. M. Oliver Wendell Holmes aspire à doter la littérature américaine d'un humoriste qu'elle pût opposer à ces immortels causeurs. L'ambition est louable; la tâche était difficile. Nous ne nous chargerions pas, malgré le succès obtenu par l'Autocrate, d'établir qu'il a touché le but et mérité la couronne.

Qui sait du reste s'il ne marchait pas sur une route sans issue? L'indépendance réelle de la pensée, son originalité vraie, sont-elles compatibles avec certains états de civilisation, et par exemple avec la condition matérielle et morale où se trouve placé de nos jours

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un écrivain de Boston ou de New-York? Le mouvement, le bruit, l'activité dont il est entouré, lui permettent-ils ce recueillement, cet isolement qui laissent s'épanouir librement et pousser dans toute direction ce qu'on pourrait appeler les « végétations » de la pensée? Le tumulte des intérêts, le langage immodéré de la tribune et de la presse politique, les habitudes que le journalisme donne au public lisant, et que ce même public impose plus ou moins à qui veut être lu, tout cela favorise-t-il l'éclosion du rêve, le culte de l'idéal, le développement de la spontanéité littéraire? Aucun des trois ouvrages que nous venons de lire ne nous a permis de résoudre affirmativement cette question délicate. Les Fern Leaves et les Potiphar Papers portent plus profonde l'empreinte de leur origine démocratique. Ce sont des esquisses rapides, charbonnées sur le mur pour amuser la foule. The Autocrat est tout autrement étudié, avec plus de soin, de patience et aussi avec de plus hautes prétentions; mais, il faut bien l'avouer, ce n'est qu'un assez heureux pasticcio, une œuvre d'artifice et d'effort: elle ne donne pas des facultés humoristiques chez les Américains une idée aussi favorable que les Essais d'Emerson et les romans de Hawthorne, bien qu'elle nous ait plus d'une fois rappelé ces deux écrivains. La vogue qu'elle a obtenue n'en est pas moins significative. Il faut regarder comme un symptôme excellent la popularité acquise à un livre qui n'est ni un roman d'aventures, ni une collection d'anecdotes, ni un excitant scandaleux, ni un brandon de discordes politiques; à un livre dont toutes les conditions de succès sont rigoureusement cherchées dans cette curiosité de la pensée et de la forme qui donne leur prix à un bien petit nombre de chefs-d'œuvre, et dont la tradition, interrompue ailleurs, ne semblait pas devoir se renouer par-delà les mers, chez un peuple sans ruines, sans passé, dénué, disaient ses ennemis, de toute finesse de goût, de tout penchant pour les choses réellement exquises. Ces choses-là, il est beau de les chercher, même au risque de quelques erreurs et de quelques malentendus. Ce n'est point l'enthousiasme à faux, c'est l'indifférence qui les tue en germe. Où on les aime, où on les attend, elles se produisent tôt ou tard.

E.-D. FORGues.

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La péninsule scandinave a deux puissans voisins avec lesquels elle doit compter. Par la Norvége, elle est à trente-six heures de l'Angleterre, et par la Suède elle touche à la Russie. Elle ne peut se soustraire à l'influence de ces deux grands états, mais il lui importe et il importe à l'Europe en général, à la France en particulier, que ni l'une ni l'autre n'y obtienne un trop grand ascendant. Tels sont les intérêts extérieurs de la Suède dont le roi Oscar a dû se préoccuper (1).

L'influence anglaise a dans le Nord d'énergiques pionniers, d'autant plus actifs peut-être qu'ils le sont à leur insu, allant en avant au nom du plaisir ou du négoce, non pas en diplomates ni en soldats. Chaque année, la Mer du Nord et la Baltique sont parcourues en tous sens par de riches Anglais que des yachts de plaisance amè– nent à travers les archipels de la Suède ou dans les fiords de la Norvége. De là, les uns, comme lord Dufferin, pénètrent hardiment dans les régions polaires, par pure distraction, pour satisfaire leur

(1) Voyez sur la politique intérieure du roi Oscar la Revue du 1er juillet.

humeur aventureuse, et affrontent des mers que la Reine-Hortense elle-même a cru devoir éviter: les autres mettent pied à terre dans la péninsule et y rencontrent un sport où ils n'ont pas de rivaux. Le jeune attaché du foreign-office, le gradué d'Oxford ou de Cambridge, le lord ou le gentilhomme, comptent pour leurs meilleures vacances celles qu'ils peuvent consacrer en Norvége à chasser l'ours ou à pêcher le saumon. On les rencontre dans les environs de Throndhiem, d'Hammerfest et de Tromsoe, et aux approches du CapNord, aussi nombreux que dans les Pyrénées, en Suisse, à Rome ou au Vésuve, mais plus libres, plus amusans et plus barbus; ils ont abdiqué la raideur britannique, ils ne sont plus en vue et se sentent comme chez eux. Ils achètent pour 2 ou 3,000 francs par mois de l'hospitalité norvégienne ou laponne, qui sur ce point n'a plus rien de primitif, le seul droit de pêcher à la ligne sous les piqûres des moustiques dans le Namsendal, le Tana-elv ou l'Alten, ou bien ils attendent que la chasse au poil soit permise, vers la fin d'août, et ils passent des mois d'automne au milieu de profondes solitudes. Aux passages les plus périlleux, ils ont fait établir des hôtelleries et des guides; ils ont sondé ces glaciers et mesuré ces terribles chutes; ils sont descendus, portés dans une barque de caoutchouc, au fond de ces abîmes, et ils y ont écrit fièrement leurs noms sur le roc noir. Puis ils reviennent en Angleterre, familiarisés non-seulement avec les durs exercices et le danger, mais aussi avec une nature particulière, avec un peuple et un pays voisins, dont ils connaissent désormais les ressources, le climat et les mœurs, dont ils ont soulagé la misère et dissipé l'ignorance. A la suite des touristes viennent les industriels et les négocians. Un bon nombre des principales maisons de Suède et de Norvége ont été fondées ou agrandies par des Anglais. Tout le monde connaît encore aujourd'hui à Stockholm la maison Wickers et Ce de Sheffield et d'Amérique. Vous verrez au sud-est de Christiania une ville entière fondée par un Anglais. Tout près de Frédérikstad, sur la rive droite du fiord, un baronet ennuyé de la vie a acheté, il y a dix ans, du gouvernement norvégien la chute de Sarp, une des cinq grandes chutes du pays, une rivale du Voring et du Riukan; on lui a cédé un peu du terrain environnant, à la condition qu'il rebâtirait là une ancienne ville ruinée jadis par les Suédois. Il en a tiré un million de rente. Là s'est établi le premier rail-way norvégien; là se voient aujourd'hui d'une part des roues, des moulins, des viaducs, d'immenses scieries, un nombre énorme d'ouvriers, une ville tout entière, de l'autre des prairies, des fermes, toute une grande exploitation agricole, avec trois cents laboureurs, tout cela fondé en dix années. La ville est encore dans l'enfance; la grand' place entoure une très belle église; elle a d'un côté des boutiques où sont exposés les produits anglais

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