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diate et inévitable de la réforme. Et en effet, quand un système politique repose sur un système théocratique et en dépend, - c'était le cas du moyen âge, on ne touche pas aux idées reçues en religion sans ébranler les théories acceptées en politique. Si la réforme avait prévalu en Espagne, elle eût forcément entraîné des mutations dans le gouvernement, une révolution politique et sociale. En rappelant l'Espagne au christianisme pur, les réformateurs espagnols se proposaient d'opérer une transformation morale, capable d'affranchir le peuple de bien des superstitions et aussi de bien des entraves. Ni le courage, ni le talent, ni l'initiative ne leur firent défaut; il leur manqua une condition essentielle au succès de leur entreprise, et qui n'était point en leur pouvoir: les mêmes doctrines dont la propagation fut ailleurs si rapide ne purent prospérer en Espagne faute d'un milieu favorable. Le moral de la nation était profondément altéré, l'instinct religieux avait reçu une direction vicieuse, et ceux qui prétendaient le ramener à la source même de la religion étaient trop faibles pour résister à leurs adversaires, qui s'obstinaient à l'égarer, à le corrompre. Comment ce peuple de laboureurs et de soldats eût-il accueilli une religion idéale, un culte sans images? Prêcher à ces intelligences incultes le salut par la grâce et la justification par la foi, c'était s'exposer à n'être point compris. Ni la tradition, ni le climat, qui transforme les croyances comme il modifie les institutions, ni les habitudes prises depuis des siècles, ni cette indolence si naturelle et si chère aux populations méridionales, n'étaient favorables au succès des nouvelles doctrines, mieux appropriées aux peuples calmes du nord. Comme toute révolution, la réforme ne pouvait réussir qu'en descendant dans les masses, en s'infiltrant, si l'on peut ainsi dire, dans les couches profondes de la société. La race elle-même semblait peu faite pour ces doctrines d'un pur spiritualisme. Pouvait-elle renoncer à ces saints qui l'avaient sauvée dans cent batailles? pouvait-elle fermer ces temples si riches où la religion parlait aux yeux, où l'éclat de l'or et des pierreries séduisait l'imagination, et se priver à jamais de ces cérémonies brillantes qui étaient pour elle autant de fètes? Entouré de religieux et de prêtres, le peuple s'était accoutumé à cette milice spirituelle, comme à l'armée qui soutenait la gloire nationale: l'une et l'autre l'épuisaient également; mais il croyait que la première était indispensable à la religion, comme l'autre l'était à la politique, et les ordres religieux étaient intéressés à le laisser dans cette croyance. Enfin, pendant huit siècles, l'Espagne avait lutté contre les Maures, contre les infidèles, au nom du catholicisme et à la suite des rois catholiques devait-elle après la victoire accepter une réforme religieuse, c'est-à-dire confesser que cette même religion n'était point

parfaite, puisqu'il la fallait corriger ou modifier? C'est à quoi ne songèrent point les réformateurs, et leur imprévoyance même atteste leur désintéressement et la pureté de leurs intentions.

Leurs adversaires ont essayé de les flétrir: vaine entreprise. Les hommes qui meurent pour leurs convictions échappent à la calomnie, et cette calomnie, qui devait les perdre de réputation, consacre leur mémoire. Les auteurs catholiques ont insinué que les docteurs de Séville et de Valladolid étaient des hommes vains et mécontens, pleins d'orgueil et de convoitise, novateurs intéressés qui ne cherchaient dans les doctrines nouvelles que les moyens d'arriver à la gloire, aux dignités, aux honneurs. Qui ne connaît cette vieille tactique, qui consiste à juger des intentions afin de mieux condamner les actes? N'a-t-on pas dit d'un très grand esprit de notre siècle qu'il s'était séparé de la communion catholique parce qu'on ne se pressait pas, à son gré, de l'admettre dans le sacré collége? Misérable calomnie, que l'on pourrait rétorquer par le mot de La Bruyère : « Mais quel besoin a Bénigne d'être cardinal? » Les principaux réformateurs espagnols étaient très haut placés par leur mérite personnel, et pour s'élever davantage ils n'avaient nul besoin de recourir aux innovations. Ils savaient que les principes qu'ils professaient pouvaient compromettre leur liberté, leur honneur, leur existence, leurs amis, leur famille; ils les professèrent malgré tout et scellèrent leurs croyances de leur sang. Leur mort est glorieuse, leur réputation reste intacte, et leur souvenir excitera toujours les sympathies de ceux qui dans l'histoire admirent et honorent autre chose que le succès. La suite des événemens n'a-t-elle pas démontré que le bon sens, le droit, la logique étaient du côté de ceux qui ont essayé de faire participer l'Espagne au grand mouvement européen des temps modernes, et non du côté de la politique étroite et injuste qui s'est obstinée à tenir cette nation dans l'isolement où elle a failli périr? Donc il ne faut pas se hâter de condamner, en invoquant la raison d'état et les faits accomplis, les essais infructueux qui pouvaient aboutir à la régénération, au salut de l'Espagne. Toute idée de réforme ne disparut pas d'ailleurs avec les hommes énergiques dont nous venons de raconter l'histoire : l'élément d'opposition qu'ils représentaient pénétra dans la littérature espagnole, où il se retrouve bien au-delà du xvIe siècle. A ce point de vue, les tentatives des réformateurs espagnols doivent nous intéresser, nous toucher beaucoup plus peut-être que les victoires mêmes de Charles-Quint. Il est beau de tenter sans autre appui que de fortes convictions une telle révolution morale, et il est glorieux de succomber dans une entreprise qui laisse de pareilles traces.

J.-M. GUARDIA.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 juillet 1860.

Nous tous, hommes de rien, qui n'avons aucune influence sur la direction des affaires publiques, nous qui assistons au spectacle de la politique comme un parterre anonyme émaillé de claqueurs, nous, monades obscures, humble poussière du suffrage universel, qui ne prenons la licence de juger les événemens qui se jouent sous nos yeux que parce que nous sommes bien obligés d'en rapporter les conséquences à nos infimes affaires et à nos vils intérêts, nous qui nous permettons tout au plus, dans nos rares audaces, de former au sujet des perspectives de la politique des vœux platoniques, comme don Juan faisait l'aumône, « pour l'amour de l'humanité, »- en nos attentes et en nos déceptions quotidiennes, nous sommes semblables aux amans de Pénélope : nous trouvons chaque matin dénouée la trame que, dans nos rêves bourgeois, nous avions crue terminée la veille. Que de fois n'avons-nous pas été assurés de toucher à la pacification générale et définitive! que de fois n'avons-nous pas vu avec stupéfaction au réveil que tout était à recommencer! Si nous nous livrons en ce moment à ces réflexions mélancoliques, nous avouerons ingénument que c'est par pure précaution oratoire. Il nous semble en effet, malgré les apparences, que nous allons commencer un nouveau songe calmant, et dans la crainte qu'il ne soit brusquement et tôt interrompu, nous tempérons prudemment notre espérance présente par le souvenir opportun de nos récentes mésaventures.

Les apparences sont contraires, disons-nous, à nos châteaux en Espagne de passagère tranquillité. Les soucis politiques nous viennent de deux côtés, de l'Italie et de l'Orient. Qu'arrivera-t-il à Naples? quelles seront les conséquences des déplorables troubles de la Syrie? Certes il y a assez de fermens dans la question italienne pour embraser l'Europe; il y a assez d'élémens de dissolution et de rivalités en Turquie pour produire un violent déchirement

dans l'empire turc et pour brouiller du même coup toutes les puissances entre elles. Vous prenez bien votre temps, nous dira-t-on, pour rêver de nouveau l'apaisement et pour donner l'essor à vos incorrigibles espérances! - Notre illusion est plus modeste. Nous croyons qu'en Italie et en Orient les choses ne se presseront pas comme on l'avait d'abord redouté: nous croyons que les deux crises nous accorderont encore des délais; nous nous emparons de ces délais possibles et probables; nous enregistrons l'ajournement d'un péril qui avait paru imminent comme un avantage marqué pour la sécurité générale, vis-à-vis duquel on n'a pas le droit de faire le dédaigneux. Voilà tout.

Commençons par l'Italie. Ne vous semble-t-il pas que la révolution italienne manque de tempérament, et qu'elle n'est pas destinée à procéder par ces bonds impétueux qui ont fait à la fois la terreur et l'entraînement irrésistible de la révolution française? On le sait, les appréciations que nous avons portées sur les affaires d'Italie ont été libres de tout préjugé de parti et de routine diplomatique. Nous avons soutenu de nos vœux les plus énergiques l'affranchissement de l'Italie. Nous avons acquis le droit d'être considérés par les Italiens comme des témoins impartiaux. Nous pouvons donc exprimer en toute franchise les pensées que nous inspire l'état présent de l'Italie.

Lorsqu'on parle de la révolution italienne, il faut écarter toute comparaison avec l'objet, le caractère et les ressources de la révolution française. La révolution française était dans son principe un développement purement intérieur de notre histoire il s'agissait pour nous de la création de nouvelles institutions politiques intérieures; notre existence et notre unité nationale étaient puissamment et glorieusement fondées avant la révolution; c'était même le degré auquel notre unité nationale était parvenue qui rendait mûre, possible et nécessaire la réorganisation de notre régime politique. Il s'en faut que l'Italie soit dans une situation semblable. L'unité nationale n'y existe qu'à l'état d'idée, et cette idée est toute récente; cette idée est loin d'être le résultat naturel de l'histoire de l'Italie : toute cette histoire y est contraire. L'idée unitaire, au lieu d'être le fruit du développement historique de l'Italie, ne s'est produite que comme le moyen d'atteindre une autre fin. Les Italiens qui étaient hier le plus opposés à l'idée unitaire s'y sont convertis non pas directement par une foi véritable dans l'unité, mais indirectement, parce que l'unité leur a paru être le seul moyen pratique d'arriver à l'affranchissement de la domination étrangère, à l'indépendance de l'Italie. Il résulte de cette situation plusieurs conséquences que les Italiens feraient bien d'envisager de sang-froid. L'unité italienne étant une arme de guerre contre l'étranger, le moyen invoqué pour expulser l'Autriche de la péninsule, tout effort pour réaliser l'unité devient pour l'Italie elle-même un péril extérieur, car chaque tentative unitaire est une menace directe contre l'Autriche. Ce n'est même pas là le seul péril extérieur que

rencontre le mouvement unitaire. Les souverainetés que ce mouvement attaque dans la péninsule, celles du roi de Naples et du pape, existent en vertu des traités, et sont étroitement liées au droit public européen. Les coups dirigés contre le roi de Naples et le pape retentissent donc bien audelà de l'Italie, soulèvent contre l'Italie une multitude d'adversaires redoutables, et créent une commotion européenne. Ces coups mêmes, comment les Italiens peuvent-ils les porter? Il est visible qu'ils n'ont à leur disposition, dans une telle entreprise, ni cet enthousiasme populaire unanime dont l'expansion indomptable emporte les trônes, ni ces ressources concentrées et organisées qui deviennent le formidable instrument d'une dictature révolutionnaire. Quand la révolution française fut obligée de supporter l'assaut de l'Europe, pour s'affermir au dedans et se défendre au dehors, elle eut à son service l'ardeur des masses, les mœurs guerrières de la nation, et la centralisation dont l'ancien régime lui avait légué le génie et les ressorts. Les Italiens n'ont rien de semblable en leur pouvoir : la passion révolutionnaire n'anime pas leurs masses, leurs populations n'ont pas les mœurs militaires, les hommes d'initiative et de commandement leur manquent. Pour l'attaque et pour la défense, ils ont tout à créer en matière d'organisation.

Dans un tel état de choses, il nous semble que, bien loin de presser la chute du roi des Deux-Siciles et la disparition de l'autonomie napolitaine, les hommes les plus intelligens de l'Italie devraient se féliciter des concessions que vient de faire le roi de Naples comme d'une occasion unique qui leur permet, s'ils en savent profiter, de modérer honorablement et sagement la marche de la révolution, et d'ajourner au moins des compromissions dangereuses. C'est surtout le gouvernement piémontais qui est tenu de se rallier à ces conseils modérés. Le gouvernement piémontais porte devant l'Europe la responsabilité de la révolution italienne; il est appelé à profiter des bonnes chances de cette révolution, il est destiné à en subir les mauvaises. Sa position n'a jamais été plus critique. S'il travaille au renversement du roi de Naples, il ne fera que hâter l'heure de ses propres périls. Le mouvement unitaire triompherait alors avant que l'Italie eût pu organiser ses ressources offensives et défensives. Or l'on sait que les mouvemens révolutionnaires, une fois lancés, ont peu de souci des moyens pratiques, et vont sans réflexion où la passion les entraîne. Le roi de Naples renversé, l'annexion des Deux-Siciles accomplie, le Piémont serait immédiatement ramené et poussé par ce mouvement vers l'Autriche. Le Piémont cependant n'aurait pas eu le temps de créer l'armée italienne, nous disons à dessein l'armée italienne, car il est évident que la vieille et solide armée piémontaise n'existe plus. On lui a enlevé ses meilleures troupes avec la brigade de Savoie. Les recrues lombardes, romagnoles, toscanes, parmesanes, modenaises, débordant dans les anciens cadres, n'ont pas pu et ne pourront de longtemps composer une armée homogène et s'inspirer d'un solide esprit militaire. Si

TOME XXVIII.

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