ce règlement oublièrent ou ignorèrent que, si les Druses et les Maronites sont séparés par la religion et par la race, ils ne le sont point toujours sur les territoires qu'ils occupent. Dans un grand nombre de villages de la montagne, les populations sont mêlées; la distinction des administrations, au lieu d'y maintenir la paix, devait donc y multiplier les conflits, les causes d'animosité et les luttes. C'est de cet antagonisme, irrité par un système mal conçu et mal adapté, que sont nés les troubles qui viennent d'émouvoir l'Europe. La Porte s'est toujours montrée contraire à ce système, qui ne lui appartient pas, qui est l'œuvre de la diplomatie européenne: elle aurait voulu l'unité d'administration et gouverner directement la montagne par des pachas. C'eût été peut-être une solution préférable. Le tort de la Porte, dans ces derniers temps, est d'avoir pris une sorte de plaisir à laisser éclater les abus et les inconvéniens,de la convention de 1845, afin de ramener par l'expérience l'Europe à son opinion. L'expérience a été terrible. Il n'y avait pas dans la montagne, au moment où les Druses ont commencé les massacres, assez de troupes pour intervenir dans la lutte et rétablir l'ordre. Il ne s'y trouvait, comme l'ambassadeur de Turquie en Angleterre en a fourni la preuve à lord John Russell, que quatre cents soldats. Les puissances renonceront sans doute d'un commun accord à la combinaison qui a produit des résultats si lamentables; elles s'entendront sur une question où la politique ne saurait les diviser, où l'humanité les réunit. Aussi cet incident n'est-il point destiné à faire éclater les complications orientales. Les sujets d'alarme, au point de vue politique, sont ailleurs. Ils sont à Constantinople. Les embarras financiers de la Turquie sont devenus un danger imminent pour l'existence de l'empire au sein même de la capitale. Les dilapidations du trésor, les concussions des fonctionnaires, l'appauvrissement des populations, l'absence de contrôle dans les dépenses, ont épuisé les ressources du gouvernement ottoman à tel point que, depuis plusieurs mois, la garnison de Constantinople ne reçoit pas de solde. Le danger d'une situation semblable se révéla par la découverte de la grande conspiration de l'année dernière. Si une insurrection turque venait à éclater à Constantinople, qui peut dire quelles en seraient les conséquences? Quel trouble un tel événement ne jetterait-il pas dans la politique européenne! Il faut désirer que la Turquie trouve dans le crédit occidental des ressources qui lui permettent de sortir de cette crise financière, qui prend les proportions d'une crise politique. Il faut espérer que cette garantie que l'existence de l'empire ottoman a trouvée jusqu'à présent dans le contre-poids que se font les prétentions rivales des puissances européennes, et dans la répugnance qu'elles semblent toutes éprouver en ce moment pour la guerre, maintiendra encore le statu quo oriental. Cependant, puisque le temps est aux aventures, puisque les croisés et les troupes franches sont à la mode, qui peut dire que nous ne verrons pas un jour, au milieu de l'Europe stupéfaite et forcée d'applaudir, quelque héroïque aventurier escorté d'une bande de volontaires se précipiter à tra vers la dissolution ottomane, et, comme un nouveau Baudouin, entrer à cheval dans Sainte-Sophie? Si nous avions besoin d'une preuve frappante pour montrer le profit que la France peut retirer pour sa politique extérieure de la continuation de la paix, ce serait l'Allemagne qui aujourd'hui nous la fournirait. Dès que l'Allemagne se croit menacée par une entreprise française, elle s'efforce d'oublier ses divisions: elle s'unit. Dès qu'elle se rassure sur nos intentions, elle se remet à se chamailler, et reprend ses querelles sempiternelles avec ellemême. L'entrevue de Bade nous a procuré la représentation de cette double évolution. A en juger par les coups de plume qu'échangent les organes des petites cours, de la Prusse et du parti de Gotha, il faut reconnaître que l'entrevue de Bade a terriblement réussi, et que l'empereur des Français a complétement rassuré les Allemands, puisqu'ils se disputent de si bon cœur sur le caractère et les résultats de cette fameuse entrevue. Quelle est la politique qui à Bade a fait des concessions? Voilà la question qui s'agite encore. C'est la Prusse qui a cédé, disent les feuilles des cours secondaires; la Prusse a donné des assurances qui permettent d'espérer que l'entente va régner sur toutes les grandes questions de la politique fédérale. Pas du tout, disent les journaux prussiens : les princes allemands se sont groupés à Bade autour du prince-régent non comme des alliés autour d'un allié, mais comme des serviteurs faibles et pusillanimes autour d'un maître puissant. Nous n'interviendrons pas dans ce débat : nous craindrions de faire cesser aux dépens de la France la discorde où se plaisent les journaux allemands. Nous aimons mieux supposer que les défenseurs des états secondaires n'ont pas tort et que les champions de la Prusse ont raison. Cependant, malgré la haute opinion que nous avons du parti de Gotha, nous avouerons qu'il nous semble manquer souvent d'équité et dans les éloges qu'il décerne à la Prusse et dans les invectives dont il accable les petits états. Ce parti met trop de complaisance à représenter la Prusse comme la terre classique et le seul refuge de la liberté, du progrès, des sentimens nationaux en Allemagne, et trop d'affectation à traiter comme une Béotie le reste de la confédération. En vérité, la Prusse n'a pas le droit de revendiquer pour elle le monopole du libéralisme et des institutions constitutionnelles. Les états secondaires, surtout ceux du midi, ont joui de la vie constitutionnelle depuis quarante ans; ils ont traversé bien des crises, mais ils ont fini par en sortir avec des institutions solidement établies. Prenons la Bavière par exemple : deux fois étouffée, de 1837 à 1847, par le ministère ultramontain et absolutiste Abel, de 1850 à 1858 par le ministère réactionnaire von der Pfordten, elle a de ses propres forces brisé ses entraves et rétabli la pureté du régime constitutionnel. C'est la persévérance calme et le courage civique des électeurs, réélisant à deux reprises une chambre deux fois dissoute pour son opposition au ministère von der Pfordten, qui ont enfin fait écrouler ce dernier, et forcé le roi Maximilien à déclarer qu'il voulait vivre en paix avec son peuple. Le principe constitutionnel domine en Bavière comme dans tous les états secondaires, à l'exception du Hanovre et de la Hesse électorale, où ses développemens sont retardés par une réaction dont on exagère peut-être les effets, et qui en tout cas ne durera pas plus longtemps que les individualités qui se trouvent au pouvoir. Pour compléter le contraste et rendre justice à qui de droit, nous ajouterons que ce que les peuples du sud de l'Allemagne ont conquis à force de persévérance et de courage, la Prusse l'a obtenu un peu par hasard. La constitution de la Prusse date de dix ans; mais sa vie constitutionnelle ne dure que depuis deux ans. Sans le coup d'apoplexie qui est venu frapper le roi, la Prusse se trouverait encore dans les mains du cabinet Manteuffel et du parti de la Kreuzzeitung, parti dont les organes occupent d'ailleurs toujours les principaux accès du pouvoir, prêts à le ressaisir, si par hasard le vent venait à tourner dans les régions où se font et se défont les cabinets. Ainsi, que le parti de Gotha soit plus modeste afin d'être plus juste! Puisqu'il tient tant à l'unité, qu'il ne se montre pas si contraire à l'union! Autrement, si la tentative de rapprochement commencée à Bade entre les souverains allemands venait à échouer, on dirait que c'est sa faute, et il faudrait ajourner l'espérance de voir les Allemands unis jusqu'au moment où la France recommencerait à leur faire peur. La session actuelle du parlement anglais aura été marquée par la plus singulière évolution d'opinion qu'il soit possible de voir dans des assemblées politiques. Lorsque M. Gladstone présenta son budget et le traité de commerce avec la France dans ce discours magnifique qui a été si universellement admiré, le chancelier de l'échiquier parut être le héros et le maître de la situation. Le cabinet anglais n'avait assurément pas en ce moment de membre plus important, et le ministère sembla lui devoir même son existence. L'opposition eut l'air de reculer devant un tel ascendant, et M. Disraeli ne put entraîner qu'une portion de son parti à marquer son dissentiment avec la politique ministérielle. Aujourd'hui, à la fin de la session, le prestige de M. Gladstone s'est évanoui. Le chancelier de l'échiquier est devenu le membre le plus impopulaire du cabinet. Un vote de la chambre des lords, ratifié par l'opinion publique, a mutilé son budget en refusant l'abolition de la taxe sur le papier. M. Gladstone et le petit nombre de membres radicaux qui se groupent maintenant autour de lui ont essayé de soulever à cette occasion un conflit entre la chambre des lords et la chambre des communes sous prétexte que la première, en s'opposant à la suppression d'une taxe, s'arrogeait indirectement le droit de fixer un impôt qui appartient exclusivement à la chambre des communes. Il a échoué dans cette tentative devant une commission des communes nommée pour étudier la légalité constitutionnelle du procédé de la chambre des lords, devant ses propres collègues et devant la chambre des communes. Pour vider la question, lord Palmerston a en effet présenté à la chambre des communes une série de résolutions vagues et insignifiantes qui rappellent les droits des communes, mais reconnaissent implicitement le droit qu'avaient les lords de maintenir l'impôt sur le papier. Le discours habile du chef du ministère a justifié au point de vue légal la conduite de la chambre des lords, et a décliné toute pensée de conflit. Le discours de M. Gladstone a été moins heureux. M. Gladstone, qui ne pouvait pas voter contre son chef, a pourtant parlé dans un sens contraire et a reproché maladroitement et amèrement à M. Disraeli et à l'opposition de voter pour les résolutions présentées par ord Palmerston, reproche imprévu venant d'un ministre à l'adresse d'un chef d'opposition. Ce discours n'a pas rendu à M. Gladstone sa popularité perdue. Nous avions remarqué, en analysant son remarquable budget, que M. Gladstone semblait s'être étudié à créer une insuffisance de revenus afin de forcer le parlement à réduire les armemens militaires. L'opinion s'est aperçue de cet artifice et n'a pas pardonné à l'éloquent ministre la violence détournée qu'il cherchait à lui faire. Étrange fortune d'un homme si merveilleusement doué, et que l'excès de quelques-unes de ses qualités, l'esprit de système et une subtilité exagérée, ont plus d'une fois paralysé dans sa carrière! Tout le monde l'admire et l'applaudit, et il arrive toujours un moment fatal où personne ne veut plus le suivre dans sa marche capricieuse et inquiétante. E. FORCADE. Au mois de janvier dernier, il est mort à Vienne un artiste de mérite, un chanteur allemand qui a joui d'une assez grande célébrité pendant les quarante premières années de notre siècle. En effet, François Wild a été avec Haitzinger, avec Forti, Vogl, Staudigl, avec Mme Schroeder-Devrient, qui vient aussi de mourir, Mme Milder-Hauptmann et beaucoup d'autres moins connus, l'un des interprètes les plus applaudis de la nouvelle école de musique dramatique qui s'est élevée en Allemagne depuis la mort de Mozart. Wild, que j'ai entendu dans ma jeunesse à Darmstadt, où il est resté pendant plusieurs années attaché au théâtre grand-ducal, a été mêlé à beaucoup d'événemens intéressans. Il a connu Beethoven, Weber, Spohr, Spontini, Rossini, qui lui a donné des conseils, et sa vie de virtuose, qu'il a racontée lui-même avec une certaine complaisance, se rattache à une époque brillante de l'art musical. Communiquée à un journal de Vienne (Recensionen) peu de jours avant sa mort, l'autobiographie de Wild nous a paru renfermer des détails assez piquans pour mériter d'être recueillis. François Wild est né le 31 décembre 1792 à Nieder-Hollabrun, village de la Basse-Autriche. Resté seul de vingt et un enfans, Wild apprit les pre miers élémens de la musique du maître d'école de son village, qui prédit à son jeune élève un bel avenir. A l'âge de sept ans, il fut admis comme enfant de chœur dans le couvent de Neubourg, près de Vienne. Son père, qui exerçait la profession de cabaretier, habitait une terre appartenant à cette riche abbaye. Wild raconte que le maître de chant qui était chargé de les instruire et de leur apprendre à ménager leur respiration leur faisait traverser en courant trois ou quatre fois la salle où ils se réunissaient. Cette singulière leçon de chant ne dut pas contribuer beaucoup à former le futur et célèbre virtuose. En 1804, Wild, ayant atteint l'âge de douze ans, concourut pour une place d'enfant de chœur à la chapelle impériale de Vienne, qui était dirigée par Salieri et Eibler. Dans cette nouvelle position, Wild eut l'occasion d'entendre les meilleurs chanteurs italiens et allemands qu'il y eût alors à Vienne, tels que Crescentini, les deux Sessi, Vogl et Weinmüller, une des plus belles voix de basse qui aient existé, et qui était surtout remarquable dans le rôle de Zarastro de la Flûte enchantée. L'exemple de ces virtuoses, l'excellente musique qu'ils étaient chargés d'exécuter, eurent une si bonne influence sur le goût croissant de l'enfant de chœur, qu'on le jugea digne de chanter un solo devant l'empereur Napoléon. Cette épreuve si importante pour Wild eut lieu en 1805, dans la chapelle de Schoenbrunn. Quelques actes d'insubordination, trop sévèrement punis par ses maîtres, contraignirent Wild à quitter la chapelle impériale et à retourner dans son village. Pendant ce temps, la mue s'étant opérée, Wild revint à Vienne et s'engagea comme choriste d'abord au théâtre de Josephstadt, puis à celui de Léopold. Un jour, le premier ténor s'étant trouvé subitement enrhumé, Wild fut prié de chanter à sa place un chant national qui devait figurer sur le programme d'une représentation extraordinaire. La tentative eut un plein succès, et Wild fut vivement applaudi. Hummel, qui dirigeait alors la musique du prince Esterhazy, engagea le jeune ténor pour chanter les solos à la chapelle de la petite cour d'Eisenstadt. Enfin en 1810 Wild, qui était âgé de dix-huit ans, fit ses premiers débuts au théâtre An der Wien par le rôle de Ramiro dans l'opéra Cendrillon, de Nicolo. Favorablement accueilli par le public, Wild aborda successivement les principaux rôles de son répertoire, et se fit particulièrement remarquer dans celui de don Juan, qu'il chantait avec beaucoup de vigueur, surtout l'air fin che dal vino, que le public lui faisait toujours répéter. C'est pendant la période brillante de 1815 à 1816, où le congrès attirait à Vienne les plus grands artistes de l'Europe, que Wild fit la connaissance de Beethoven, et voici à quelle occasion. L'empereur d'Autriche François II avait ordonné qu'on organisât un grand concert pour distraire les hôtes illustres qui étaient réunis dans sa capitale. L'empereur avait désigné lui-même les morceaux qu'on devait y exécuter. Wild avait choisi un air de la Jérusalem délivrée, opéra de l'abbé Stadler, qu'après la répétition générale l'empereur n'avait pas trouvé de son goût. Wild proposa alors à l'empereur de chanter l'admirable mélodie de Beethoven connue sous le nom d'Adélaïde. Ce choix ayant obtenu l'approbation du souverain, Wild chanta avec un très grand succès le chef-d'œuvre que nous venons de nommer. Beethoven fut très sensible à la préférence que le virtuose avait donnée à sa belle inspiration; il désira faire la connaissance de |