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puis il se jeta sur ses mains, et, ne trouvant pas le pouls assez vite, il tâta avec les deux siennes la poitrine de son frère, et sentit les battemens désordonnés et irréguliers du cœur malade.

Cette affection avait gravement menacé la vie du marquis dans sa première jeunesse. Elle avait disparu, laissant une complexion délicate, de grands malaises nerveux, des réactions de force un peu brusques, mais en somme une existence aussi assurée que cent autres plus énergiques en apparence et réellement moins bien trempées, moins soutenues par une volonté saine et une puissance d'élite. Cette fois cependant le mal ancien avait reparu, et même avec assez de violence pour justifier la terreur de Gaëtan et pour produire par momens chez son frère les accablemens et les sensations de l'agonie.

— Pas un mot à ma mère ! dit le marquis en se levant et en allant ouvrir la fenêtre. Ce n'est pas demain que je dois succomber; j'ai encore des forces, je ne m'abandonne pas. Où vas-tu?

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- Parbleu! je monte à cheval, je cours chercher un médecin...

Où? qui? Il n'y en a point ici qui connaisse assez mon organisation pour ne pas risquer de me tuer s'il m'entreprend au nom de sa logique. Garde-toi bien, si je faiblis, de m'abandonner à ces Esculapes de village, et rappelle-toi que la saignée m'emportera comme le vent emporte une feuille à l'automne. J'ai été assez médicamenté, il y a dix ans, pour savoir ce qu'il me faut, et je me soigne. Tiens, n'en doute pas, ajouta-t-il en montrant au duc des poudres dosées dans un tiroir de son bureau. Voici des calmans et des excitans dont je sais varier l'emploi; je connais parfaitement mon mal et le traitement. Sois sûr que si je peux guérir, je guérirai, et que je ferai pour cela tout ce que doit faire un homme qui connaît l'étendue de ses devoirs. Calme-toi. J'ai dû te dire ce dont je suis menacé pour que tu me pardonnes bien dans ton cœur une fureur toute fébrile. Garde-moi le secret; il ne faut pas alarmer inutilement notre pauvre mère. Si le moment de la préparer arrive..., je le sentirai, et je t'avertirai. Jusque-là, du calme, je t'en supplie!

- Du calme! c'est à toi qu'il en faut, reprit le duc, et te voilà justement aux prises avec la passion! C'est la passion qui a réveillé ce pauvre cœur au physique en même temps qu'au moral. C'est de l'amour, c'est du bonheur, de l'ivresse ou du sentiment qu'il te faut! Eh bien! rien n'est perdu alors... Dis, tu veux qu'elle t'aime, cette fille? Elle t'aimera. Qu'est-ce que je dis? Elle t'aime, elle t'a toujours aimé..., dès le premier jour. A présent je me rappelle tout. Je vois clair. C'est toi...

Laisse, laisse! dit le marquis en retombant sur son fauteuil; je ne peux pas t'entendre...; cela m'étouffe.

Mais après un instant de silence, durant lequel le duc l'observait

avec inquiétude, il parut mieux et dit avec un sourire où sa figure mobile retrouva tout le charme de la jeunesse :

- C'est pourtant vrai ce que tu disais là! C'est peut-être l'amour! ce n'est peut-être pas autre chose! Tu m'as bercé d'une illusion, et je m'y suis laissé aller comme un enfant. Tâte mon cœur à présent; il est rafraîchi. Le rêve a passé là comme une brise.

Puisque tu te sens mieux, lui dit le duc après s'être assuré qu'il y avait réellement du calme, tu devrais en profiter pour tâcher de dormir. Tu veilles que c'est effrayant! Le matin, quand je pars pour la chasse, je vois souvent ta lampe qui brûle encore.

Et pourtant, depuis bien des nuits, je ne travaille plus! - Eh bien! si c'est l'insomnie, tu ne veilleras plus seul, je t'en réponds! Voyons, tu vas te coucher, t'étendre sur ton lit.

-C'est impossible.

-Ah! oui, tu étouffes. Eh bien! tu t'assoiras et tu sommeilleras. Je resterai près de toi. Je te parlerai d'elle jusqu'à ce que tu ne m'entendes plus.

Le duc conduisit son frère dans sa chambre, l'installa sur un grand fauteuil, le soigna comme une mère eût soigné son enfant, et s'assit près de lui, tenant sa main dans les siennes. Là, toute la bonté de sa nature reparaissait, et Urbain lui dit pour le remercier : J'ai été odieux ce soir! Dis-moi bien que tu me pardonnes. - Je fais mieux je t'aime, répondit Gaëtan, et je ne suis : seul. Elle aussi pense à toi à l'heure qu'il est.

pas le

Mon Dieu! tu mens, tu me berces avec une chanson du ciel; mais tu mens. Elle n'aime personne, elle ne m'aimera jamais! - Veux-tu que j'aille la chercher en lui disant que tu es malade sérieusement? Je parie que dans cinq minutes elle est ici!

C'est possible, répondit le marquis avec une douceur languissante. Elle est pleine de charité, de dévoument; mais ce serait pire pour moi de constater la pitié... et rien de plus!

Bah! tu n'y entends rien ! La pitié, c'est le commencement de l'amour. Il faut bien que tout commence par quelque chose qui n'est pas encore le milieu ni la fin. Si tu voulais te laisser guider par moi, dans huit jours, vois-tu...

Ah! voilà où tu me fais plus que du mal. S'il était aussi facile que tu crois de se faire aimer d'elle, je ne le souhaiterais plus si ardemment.

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Eh bien! l'illusion serait dissipée. Tu redeviendrais calme. Ce serait déjà quelque chose.

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Ce serait ma fin, Gaëtan! reprit le marquis en s'animant et en retrouvant de la force dans la voix. Ah! que je suis malheureux que tu ne puisses pas me comprendre! Mais il y a là un abîme qui nous

sépare. Prends-y garde, mon pauvre ami! avec une imprudence, avec une légèreté, avec une erreur de ton dévouement, tu peux me tuer aussi vite que si tu prenais un pistolet pour me faire sauter la tête.

Le duc était fort embarrassé. Il trouvait la situation simple entre deux êtres plus ou moins portés l'un vers l'autre et séparés seulement par des scrupules qui avaient peu d'importance à ses yeux; mais, selon lui, le marquis compliquait cette situation par des délicatesses bizarres. Si Mlle de Saint-Geneix s'abandonnait sans passion, il sentait la sienne s'éteindre, et, en perdant cette passion qui le tuait, il se sentait foudroyé plus vite. C'était une impasse qui désespérait le duc, et où il lui fallait pourtant bien suivre et respecter la pensée et la volonté de son frère. En causant encore avec lui et en tâtant avec précaution toutes les fibres de son âme, il en vint à reconnaître que la seule joie possible à lui donner était de l'aider à deviner l'affection de Caroline et à lui en faire espérer le progrès patient et délicat. Tant que son imagination se promenait dans ce jardin des premières émotions romanesques et pures, le marquis se berçait d'idées suaves et de jouissances exquises. Dès qu'on lui faisait entrevoir l'heure où il faudrait prendre un parti et risquer un aveu, il avait comme un sombre pressentiment de quelque désastre inévitable, et par malheur pour lui il ne se trompait pas. Caroline devait refuser et fuir, ou, si elle acceptait sa main, car l'honneur du marquis n'admettait pas l'idée de la séduire, la vieille mère devait se désespérer, succomber peut-être à la perte de ses illusions.

Le duc était plongé dans ces réflexions, car Urbain commençait à s'assoupir après lui avoir fait jurer qu'il le quitterait pour se reposer lui-même dès qu'il le verrait endormi. Gaëtan s'irritait de ne point trouver le moyen de le servir véritablement. Il aurait voulu avertir Caroline, faire appel à sa bonté, à son estime, lui dire de gouverner doucement le moral de ce malade, de lui épargner la vue de l'avenir, quel qu'il dût être, de le bercer d'espoirs vagues et de poétiques rêveries; mais c'était lancer la pauvre fille sur une pente bien dangereuse, et elle n'était point assez enfant pour ne pas comprendre qu'elle y risquait sa réputation et probablement son propre

repos.

La destinée, qui est très active dans les drames de ce genre, parce que son action rencontre toujours des âmes prédisposées à la subir, fit ce que le duc n'osait faire.

(La troisième partie au prochain n°.)

GEORGE SAND.

ÉTUDES MORALES

LE SALAIRE

ET

LE TRAVAIL DES FEMMES

II.

LES FEMMES DANS LES FILATURES.

Dans la fabrication des étoffes de soie (1), la manufacture est l'exception; pour les autres matières textiles, le coton, la laine, le lin et le chanvre, elle est au contraire la règle. Il y a quelques années, nous avions très peu de tissages mécaniques et nous n'avions pour ainsi dire pas de filatures. Aujourd'hui la France a pris définitivement et glorieusement sa place parmi les pays de grande industrie, et il y a lieu de prévoir que, dans un temps peu éloigné, une activité nouvelle sera imprimée à la fabrication nationale. C'est là un grand fait économique, en même temps un grand fait moral, qui a changé la position des ouvriers vis-à-vis de l'état, les rapports des ouvriers avec leurs patrons, et surtout des divers membres de la famille de l'ouvrier entre eux. Une des principales conséquences de cette situation nouvelle a été la part considérable faite au travail des femmes dans les manufactures. Quand Colbert résolut de venir au secours de l'agriculture en lui fournissant, au moyen d'un travail

(1) Voyez la Revue du 15 février.

TOME XXVIII.

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supplémentaire, une véritable augmentation de revenus, il voulut du même coup réglementer l'industrie, réunir les travailleuses dans des ateliers sa toute-puissance y échoua. Ce pays-ci, qui aime à être administré en tout et partout, fait cependant une exception pour les détails intimes de la vie; il n'y veut point être gêné, il tient à se sentir indépendant entre quatre murailles. Ce qui avait été impossible à Colbert, même avec l'appui du grand roi, un monarque bien autrement puissant l'a réalisé. La vapeur, dès son apparition dans le monde de l'industrie, a brisé tous les rouets, toutes les quenouilles, et il a bien fallu que fileuses et tisseuses, privées de leur antique gagne-pain, s'en vinssent réclamer une place à l'ombre du hautfourneau de l'usine. Les mères ont déserté le foyer et le berceau, les jeunes filles et les petits enfans eux-mêmes sont accourus offrir leurs bras débiles. Des villages entiers où naguère retentissaient le bruit du marteau, le ronflement des bobines, les cris joyeux de l'enfance, sont aujourd'hui déserts et silencieux, tandis que de vastes édifices de briques rouges, surmontés d'une immense cheminée au panache ondoyant, engloutissent dans leurs flancs, depuis l'aube du jour jusqu'à la tombée de la nuit, des milliers de créatures vivantes. Là tout ce qui constitue l'individu disparaît; on oublie ses affaires, on fait trève à ses inquiétudes : toutes les volontés se courbent devant cette trinité suprême, le règlement, le patron, le moteur. Chaque matin avant le lever du soleil, père, mère et enfans partent pour la fabrique; la dispersion commence au seuil même de la maison. Il est déjà nuit quand ils rentrent au domicile commun, accablés par treize heures et demie de fatigue. Le salaire des enfans, quelque minime qu'il soit, leur donne une sorte d'indépendance dont ils sont très prompts à se prévaloir, et le père, absorbé par son travail, tenu loin d'eux dans une autre manufacture, ne peut ni les gouverner, ni les protéger. Ils ont, comme lui, leur atelier, leur patron, leurs compagnons et leur tâche. En signant le contrat d'apprentissage de ses enfans, le père a signé son abdication.

Le mal est si grand que certains esprits plus généreux que sensés, et pour ainsi dire à bout de ressources dans leurs tentatives de régénération morale, se sont mis à souhaiter ouvertement le retour aux anciennes méthodes, dans l'espoir de revenir aussi aux anciennes mœurs transformation deux fois impossible. On ne recommencera pas la petite industrie, on ne retrouvera pas l'ouvrier d'autrefois. C'est un monde détruit, une race perdue. Ni l'industrie, ni les mœurs ne peuvent reculer. L'isolement sera maintenu là où il subsiste, pour le tissage de la soie et pour lui seul, parce que dans cette fabrication exceptionnelle l'intérêt du commerce est d'accord avec les vœux des moralistes; mais dès que le travail n'a plus besoin

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